vec la parution en France du dernier roman de Russel Banks, Sous le règne de Bone1, deux points de vue critiques se sont fait face et, parce qu'ils sont contradictoires, ils me semblent assez représentatifs de la réception possible de l'oeuvre de Banks. D'une part, on a pu lire l'apologie du roman et de son auteur, dans un article du Monde des Livres signé par Jean-Louis Perrier 2. Ce dernier, tout en insérant de nombreuses réflexions tirées d'une conversation avec Banks, s'attache à montrer les liens autobiographiques du romancier avec son personnage et insiste sur les questions thématiques que soulève le roman. D'autre part, une critique de Marc Chénetier, traducteur de Continents à la dérive de Banks et spécialiste de la littérature américaine contemporaine*, est parue dans La Quinzaine littéraire3. Sèche et sans appel, elle condamne Sous le règne de Bone, tout en soulignant cependant la grande qualité des romans précédents de l'écrivain américain, Hamilton Stark4, Le Livre de la Jamaïque5 ou Continents à la dérive 6. «Alors même, écrit Chénetier à propos de l'auteur, qu'il fait plus volontiers état en public de ses doutes, de ses révoltes, des contradictions qui le traversent, ses audaces esthétiques ont été congédiées. Ce qui était tension, recherche, questionnement le cède à la recette, à la formule, à de faciles réponses promises à de beaux succès dans une société friande de l'attendu. L'intransigeance des formes abandonne le terrain à ce qui ressemble dangereusement à un conformisme du "socially correct"»7. (p. 16). Si, pour ma part, il me semble que la critique de Marc Chénetier a été un peu trop radicale, elle me paraît à certains égards justifiée, notamment sur deux points. Tout d'abord, le fait que le lecteur français qui découvre Banks avec ce roman risque d'avoir quelques surprises lorsqu'il lira Hamilton Stark ou Continents à la dérive, romans beaucoup moins "comestibles" ou "commerciaux" que Sous le règne de Bone, mais qui restent à mon sens les meilleures réalisations romanesques de l'auteur. Ensuite, il est certain que ce roman récèle bon nombre de "ficelles" prévisibles, de coïncidences à la Auster parfois maladroites, ou de descriptions attendues. Néanmoins, à la lecture des quelques romans, récits ou nouvelles de Banks parus en France, il m'apparaît évident que Sous le règne de Bone trouve sa place dans l'ensemble de l'oeuvre, et ce à plus d'un titre.
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«Il y a, chez Russel Banks - ce qui peut étonner chez quelqu'un qui a commencé dans la fiction la plus ludique - l'ambition d'écrire sur un vaste canevas, d'être l'historien de son temps, de transcrire, /.../ "comment on vit" en Amérique», écrit Pierre-Yves Pétillon. Et, bien que «les chemins [soient] parfois étranges, de la gymnastique de la "métafiction" au vieux rêve jamais enterré d'écrire, enfin, le "Grand Roman américain"» 8, poursuit-il, c'est dans ce contexte, me semble-t-il, qu'il faut replacer Sous le règne de Bone. En effet, le personnage de ce livre, Chappie-Bone, m'apparaît à la fois comme le condensé ou le résumé de plusieurs personnages de l'oeuvre, et comme l'un des éléments du puzzle que constitue le travail de transcription de la société américaine dans ses valeurs, ses dérives et ses faux-semblants effectué par Banks au fil de ses livres. Il est nécessaire, pour bien comprendre cela, de revenir quelque peu, tant d'un point de vue thématique que formel, sur les romans précédents qui ont tous pour cadre d'élection l'état du New Hampshire (ancien bastion du puritanisme américain), la Jamaïque, ou ces deux zones géographiques mêlées. Dans Hamilton Stark, le personnage principal est l'anti-héros par excellence, l'homme dont l'identité profonde ne sera jamais tout à fait dévoilée, et dont l'histoire et la dénonciation de ses travers caractériels sont autant d'indices ou de critiques du comportement de l'américain moyen. Wade Whitehouse, dans Affliction 9, ou Bob Dubois, dans Continents à la dérive, sont deux autres exemples d'une description lente et minutieuse des traits du personnage et qui, au fil de l'oeuvre, s'expand vers d'autres points de vue, plus larges et aussi plus critiques. C'est dans Continents à la dérive que cette ampleur de vue prend toute sa force : «L'héroïsme particulier de Bob Dubois /.../ consiste à prendre l'Amérique au mot comme s'il s'agissait de ses parents. /.../ A l'âge de trente ans, il découvre que le New Hampshire n'est pas l'Amérique - du moins pas celle à laquelle il a toujours cru, celle des publicités et des slogans. Sa déception est telle qu'il décide de fuir cet endroit qui l'a trompé pour trouver enfin le pays où il deviendra l'homme dont il rêvait dans son adolescence. En quoi, nous suggère Banks, il fait appel à un réflexe fondateur de l'identité américaine. Malheureusement, Dubois n'a peut-être pas l'étoffe des pionniers - et l'époque ne s'y prête sans doute plus, puisque l'échec est au bout» 10. Ce road novel, au demeurant "anecdotique", met l'accent sur un des points chers à Banks qui consiste à voir dans le comportement type des américains d'aujourd'hui une régression morale et sociale où l'individu prime sur le groupe, où chacun vit son rêve sans se soucier de l'autre, jusqu'à entraîner ses proches dans sa chute. Le tort de Dubois, explique Pierre Furlan, c'est de définir son rêve d'Amérique «comme paradis ou comme enfer, c'est-à-dire de l'expulser du royaume terrestre, ce qui le rend inaccessible» 11. En somme, plus le personnage cherche à modifier l'aspect du réel - sa vie quotidienne, les objets de son désir - plus il perd pied, plus il se met à distance de la réalité extérieure. De même, dans Hamilton Stark, les récits successifs s'enchaînent sur fond d'enquête et de témoignages dans le but de cerner la personnalité, l'identité perdue d'un homme et mettent tour à tour en lumière les failles identitaires de chacun des protagonistes. Dans Afflictions, un homme ordinaire s'enfonce progressivement dans les méandres de son passé, les échecs de sa vie, et met à jour les défauts et les blessures sous-jacentes aux valeurs prônées par l'Amérique. Dans De beaux lendemains, ce sont, au cÏur d'une petite ville frappée par un accident tragique, les comportements des protagonistes qui sont analysés, révélant un certain visage de l'Amérique. Inutile de résumer chacun des romans de Banks, je ne fais ici que tenter de montrer que Sous le règne de Bone, s'il reflète effectivement certains des problèmes du "comment on vit" en Amérique aujourd'hui, s'inscrit dans une filiation plus qu'il ne succombe à un effet de mode. L'initiation de Chappie-Bone, si elle ressemble étrangement à la vie même de Banks, pourrait en fait être considérée comme l'enfance du personnage banksien, qui part d'un refus ou d'une remise en question (de l'autre, de son passé, de sa propre existence, ou de la société telle quelle est, c'est-à-dire, au fond, du réel) pour suivre une période d'errance, de quête indécise, et finir par découvrir ou révéler, le plus souvent dans l'échec, que le mythe n'est pas à chercher dans le rêve, le désir, l'au-delà, mais dans l'ici, dans l'observation et l'expérience du réel. La différence d'avec les romans précédents réside dans le fait que Bone est jeune, son existence est encore devant lui, ouverte. Celles d'Hamilton Stark, Wade Whitehouse, des parents des enfants morts dans l'accident de De beaux lendemains, de Bob Dubois même, sont déjà refermées sur elle-même, l'échec du rêve américain est pour eux une fin, une forme de disparition. En outre, d'un point de vue formel, il y a toujours eu, chez Banks, une certaine ambivalence entre le roman à tradition romantique et mythique et les effets structurels de la modernité. Pour reprendre un terme de la nomenclature établie par Marc Chénetier (reprenant lui-même un terme d'Alan Wilde), l'oeuvre de Banks est de l'ordre de la midfiction, «entre métafiction et naïveté romanesque» 12. Dans cette optique, le roman le plus caractéristique de la mise en abîme métafictionnelle telle que Banks l'entend est sans contexte Hamilton Stark, où «tout l'apparat du roman expérimental se déploie, avec récits dans le récit, addenda et notes en bas de page, témoignages recueillis au magnétophone et documents divers» 13. A l'autre bout du spectre, pourrait se trouver Sous le règne de Bone, roman qui abandonne la métafiction pour revenir à une conception plus classique qui s'ancre dans une tradition, celle (dixit Banks lui-même) de Whitman, Ralph Ellison, Richard Wright et Sherwood Anderson. Mais roman, aussi, qui participe d'une entreprise esthétique, (dans la lignée de La relation de mon emprisonnement où Banks reprenait la forme codée du récit imaginaire du XVII°s), en utilisant le calque d'un genre - le roman d'apprentissage, dont l'illustre aîné serait Huckleberry Finn - sans céder à la seule transposition de ce genre à l'époque contemporaine, mais en cherchant, par l'utilisation d'une langue hybride, plus proche de l'oral que de l'écrit, à créer une cohérence narrative. Banks, c'est certain, a opéré une remise en question radicale de la métafiction et du jeu structurel dans ce roman. Mais cette fois, à l'inverse de Hamilton Stark où «le roman s'interroge sur la forme qu'il convient de donner au récit» 14 sans finalement opter pour une définition, Banks souhaite donner une réponse, s'affirmer dans une forme. Et c'est dans la bouche de son personnage - lequel découvre Finnegans Wake par hasard et le feuillette - que s'exprime le mieux cette remise en cause. Chappie se demande en effet pourquoi on écrit de tels livres «que des gens normaux ne peuvent pas lire», et, déçu de n'avoir pu y trouver «une histoire de meurtre avec une bonne intrigue», il le referme presque aussitôt. Banks, comme Chappie, semble avoir rejoint avec Sous le règne de Bone le versant "réaliste" de son écriture, délaissant (définitivement ? Pour un temps ? Qui peut le dire ?) le travail des formes, comme si, insatisfait des structures qu'il avait expérimenté précédemment, il cherchait un recours dans le récit linéaire. Ainsi, s'il est brillamment parvenu, par exemple, à s'écarter de la narration dans La relation de mon emprisonnement, à varier les genres dans Hamilton Stark, ou à produire des récits alternés dans De beaux lendemains, il ne s'était encore jamais vraiment "laissé aller" à la linéarité la plus simple. Il le fait dans Sous le règne de Bone, comme il «fait probablement un sort à un certain nombre de préoccupations intimes» 15 dans ce roman, pour reprendre Marc Chénetier. Cependant, s'il se laisse effectivement aller à un côté plus privé, ce passage signe peut-être un deuil nécessaire, l'évacuation par le récit d'une bipolarité qui n'a cessé de hanter ces romans et nouvelles. La remise en cause du personnage a été posée dans Hamilton Stark, tout comme celle de l'intransitivité narrative. Celle de l'auteur s'effectue peut-être dans Sous le règne de Bone, roman charnière qui tente de faire le lien, maladroitement parfois, avec les livres précédents. On y retrouve en effet Affliction et son personnage central Wade Whitehouse, (l'un des bikers auprès desquels Chappie passe son temps se nommant, heureux hasard, Winston Whitehouse) ; De beaux lendemains, le vieux bus scolaire abandonné dans une décharge et dans lequel Chappie se réfugie étant celui de l'accident tragique de la petite ville Sam Dent ; enfin, Chappie, rejoue en partie Le Livre de la Jamaïque, et s'embarque pour finir sur le "Belinda Blue", le bateau de Continents à la dérive. A la fin du livre, Bone dit : «J'ai essayé de relier les points à ma façon», Banks a tenté, avec plus ou moins de succès, d'en faire de même pour ces romans. Peut-être alors que Sous le règne de Bone, qui n'aurait probablement pas pu être écrit avant les autres, serait ainsi à lire, malgré tout, en premier lieu, comme une ouverture aux romans précédents. L'on retrouverait ainsi, à l'échelle de l'oeuvre, ce que Marc Chénetier disait à propos du Livre de la Jamaïque : «la circularité, le symbole, le retour, le masque et le miroir modelant la perception d'un réel insaisissable par la conscience étrangère» 16. Enfin, aussi déçevant puisse paraître, pour tel lecteur de l'ensemble des livres, son dernier roman, Banks n'est pas seulement un expérimentateur des structures du récit. S'il n'était que cela, tout le plaisir de lecture d'Hamilton Stark ou de Continents à la dérive en serait expulsé. Il «est aussi un merveilleux conteur» 17 reconnaît Chénetier, et sait donner à ses récits, force, émotion et imagination. Certes, sur ce plan, il est dommageable que Sous le règne de Bone propose un réalisme, tant social que littéraire, plus convenu qu'il n'est de coutume chez Banks. S'éloignant du caractère ironique, ou parfois trop didactique**, des interventions d'auteur qui survenaient dans certains de ses romans, il n'a peut-être pas su jauger les dangers d'une écriture qui ne se relativisait plus elle-même. Reste que la beauté des descriptions et l'amplitude narrative que sait prendre son écriture sont toujours présentes, pour le plus grand plaisir du lecteur. Banks a su éviter la voie sans issue du roman universitaire et expérimental autrefois. Il a su varier les formes romanesques et a fait, avec Sous le règne de Bone, l'essai du roman linéaire. Son oeuvre se poursuit, ne nous pressons pas trop pour juger, attendons de voir ce que sera son prochain roman, s'il se laissera aller sur les ailes de la réussite publique et suivra la voie des Best-sellers, ou s'il nous donnera à lire un nouveau roman où se retrouveront «la hauteur de vue et l'art qui donnaient sens et perspective à ses romans antérieurs»18.
Lionel Destremau
Notes
1 Sous le règne de Bone (1995), Actes Sud, 1995.
2 Jean-Louis Perrier, "Russel Banks, le zonard et le professeur", Le Monde des Livres, 1/9/9/95.
* v. l'essai de Marc Chénetier, Au-delà du Soupçon, La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours, Seuil, coll. Le Don des Langues, 1989.
3 Marc Chénetier, "Russel Banks, Portrait de l'artiste en Poulbot", Quinzaine Littéraire n¡678, 1-15/10/95.
4 Hamilton Stark (1978), Actes Sud, 1992.
5 Le Livre de la Jamaïque (1980), Actes Sud, 1991.
6 Continents à la dérive (1985), Actes Sud, coll Babel, 1994.
7 M.Chénetier, "Portrait de l'artiste en Poulbot", op cit, p.16.
8 Pierre-Yves Pétillon, Histoire de la littérature américaine, 1939-1989, Fayard, p. 638.
9 Affliction (1989), Actes Sud, 1992.
10 Pierre Furlan, Lecture de Continents à la dérive, op cit, p. 569.
11 Pierre Furlan, ibid, p. 574.
12 Marc Chénetier, Au-delà du Soupçon, op cit, p. 112.
13 P-Y Pétillon, Histoire de la littérature américaine, 1939-1989, p. 637.
14 Marc Chénetier, Au-delà du Soupçon, op cit, p. 112-113.
15 M.Chénetier, "Portrait de l'artiste en Poulbot", op cit, p.17.
16 M.Chénetier, Au-delà du Soupçon, op cit,p. 288
17 ibid, p. 112
** Pierre Furlan écrit ainsi, à propos de Banks : «Chaque fois qu'il nous suggère le sens ou la portée des actions de ses personnages, l'auteur limite notre droit de regard et il érige sa parole en référence supérieure. Plaçant le lecteur en position de subordination, le didactisme court le danger de finir en obscurantisme, défaisant ce qu'il prétend construire», in Lecture de Continents à la dérive, op cit, p. 576-577.
18 M.Chénetier, "Portrait de l'artiste en Poulbot", op cit, p.17.
Russel Banks cf.notice de l'auteur