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Samuel Beckett
Le faux-raccord ou la fin de la fiction
(Prétexte 11)


    n se souvient sans doute d'un des textes de Têtes-mortes : «imagination morte imaginez». Traitée avec révérence (vouvoiement autant emblématique qu'ironique), l'imagination semble donc chose morte. Pourtant Beckett en appelle encore à elle. Il faut toujours, cependant, se méfier des affirmations de l'auteur et ne jamais prendre ces phrases pour des aphorismes définitifs, mais bien plus comme des pièges dans lesquels l'auteur se délecte à voir tomber son lecteur. Ne faudrait-il donc pas renverser sa phrase et la faire tendre plutôt du côté d'un «imagination, imaginez la mort» ? En effet, chez Beckett, l'imaginaire est paradoxal, puisqu'il ne fonctionne plus pour appeler un monde : il témoigne d'un appauvrissement vital, d'une vie déjà épuisée, mais dont l'épuisement reste et restera en devenir dans l'éclatement des dernières évocations, des dernières images qui n'en sont plus ou pas, dans l'espoir d'une impossible mort. Seul donc l'épuisement demeure dans un «séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain»1. Ces deux phrases de Beckett résument à elles seules un style narratif qui n'essaye plus de clore un discours ou une vérité, mais l'ouvre sur des abîmes. Il ne s'agit en effet plus de saisir, mais de laisser vacant.
     Seul un créateur tel que Beckett est capable de porter à une telle puissance cet appauvrissement vital dans une fiction où n'existe plus ni vérité, ni forme invariable. Cette vérité jamais trouvée, toujours trouée, est ainsi la marque de fabrique de l'imaginaire de l'auteur. Beckett élabore une création qui n'est plus la projection d'un devenir, mais le creusement d'un monde. D'où l'émergence d'une sorte de ìfiction de poésieî par rapport à la fiction de prose qui, elle, se contente de relater, qui se limite à entrer dans un rapport de simulation, de mimesis avec le lecteur. Beckett, à l'inverse, en appelle contre une vérité objective non seulement au délit de légender, mais de légender la légende ; ce dont ne se privent pas ses héros et ses narrateurs, à la fois par jeu, puis par maladie endémique d'un cerveau qui ìse rappelle trop malî, comme dit quelque part l'un de ses personnages.
     Beckett arrache donc le récit à la simulation, à la métaphore, il en détrône la forme de véracité du récit, et c'est aussi à ce titre qu'on peut parler à propos de ses textes de ìpoésieî, contre la prose, au sens où Pasolini entend cette différenciation2. C'est ce qui fait dire par ailleurs à Deleuze, dans son essai L'Épuisé3, que les derniers textes en prose de Beckett, en particulier Cap au pire, sont des ìpoèmesì.
     Dans ces textes, en effet, il n'existe plus de réalité ó une réalité supposée préexistante. Dans des descriptions que Deleuze appelle ìcristallinesî4, Beckett n'a de cesse de créer et de gommer à la fois, de faire apparaître des descriptions ou des affirmations qui contredisent, déplacent, modifient les précédentes dans ce qui devient parfois un vertige hallucinatoire. Dans Mal vu Mal dit, il écrit :
     «Absence meilleur des biens et cependant. Illumination donc repartir cette fois pour toujours et au retour plus trace. A la surface. De l'illusion. Et si par malheur encore repartir pour toujours encore. Ainsi de suite»5.
     La fiction ne crée plus un agrégat de sens mais une concaténation. Tout est décomposé, multiplié, annulé dans un vertige à la fois comique et cataclysmique. L'imaginaire est là pour constituer cette décomposition figurale d'où le narrateur n'est plus acteur, mais une sorte de voyant-voyeur qui ne voit plus rien. La poésie ne peut que créer une suite de décrochages : le réel est coupé de ses connexions légales, le langage lui-même sort de ses gonds pour créer un monde toujours différé et diffracté ó un monde où l'actuel et le virtuel perdent leur sens, d'autant que dans les dernières fictions (à partir de Mal vu Mal dit particulièrement) Beckett en aura fini avec tout élément diégétique. Le fameux roman miroir, que l'on promène le long d'une route, la narration véridique, sont renvoyés à une préhistoire. L'espace euclidien comme le temps chronologique font partie aussi du grand déménagement entamé par l'auteur.
     C'est d'ailleurs avec L'Image ó texte peu connu de l'auteur, publié en 1988, mais qui date des années cinquante ó qu'apparaîtra cette fin de non-recevoir aux prothèses des lois narratives traditionnelles. A partir d'une scène de ìbergerieî, Beckett sort soudain de la narration pour la remercier :
     «c'est fini, c'est fait ça s'éteint la scène reste vide /.../ je souris encore ce n'est plus la peine la langue ressort va dans la boue je reste comme ça plus soif la langue rentre dans la bouche se referme elle doit faire une ligne droite à présent c'est fait j'ai fait l'image».
     Derrière la linéarité de ce passage terminal du texte, se cache ainsi une mise en abîme capitale. Beckett ìfaitî l'image, comme s'il l'a rejetait, la déféquait presque pour ne plus faire sous elle.
     A partir de là le monde, les êtres, demeureront en équilibre instable : l'image retirée, jetée, rejetée, il ne reste qu'un mouvement perpétuel, ou un piétinement, de partout et de nulle part, dans une multitude de faux raccords. Comme le montre l'extrait cité plus haut de Mal vu Mal dit, Beckett ne cesse d'organiser et de désorganiser des tours et détours dans des ensembles mouvants et incompatibles, «presque semblables et pourtant disparates»6. Ne demeure plus qu'une sorte d'espace déconnecté, à la fois riemannien et quantique : espaces vides, amorphes, qui perdent leur coordonnées euclidiennes ; espaces qui ne peuvent même plus s'expliquer, dans Mal vu Mal dit, de façon uniquement spatiale et qui impliquerait des relations non localisables :
     «Part pas plus tôt ou plutôt bien plus tard que comment dire ? Comment pour en finir enfin une dernière fois mal dire ? Qu'annulé. Non mais lentement se dissipe un peu très peu telle une dernière traînée de jour quand le rideau se referme. Piane-piane tout seul où mû d'une main fantôme millimètre par millimètre se referme».
     Une nouvelle fois, Beckett perd le lecteur dans un temps bouleversé par des événements éventuellement anormaux, par des êtres (ou ce qu'il en reste ó une main, ici) qui ne sont que fantômes. Tout ìsonne à fauxì, porte à faux, mais à bon escient, dans une décomposition de ce que Deleuze nomme des «pointes de présent désactualisées»7. Il n'est plus question de vérité tangible ; l'imaginaire ne recueille plus un possible mais ce que Jeanne Hyvrard nomme un «incompossible»8, dans lequel la ligne du temps bifurque sans cesse et sans suite en ce qui demeure inexplicable, inexpliqué.
     La narration n'est donc plus totalisatrice, et l'imaginaire de Beckett ne fonctionne plus dans ce sens. Contrairement à ce que croyait Liebniz, soudain tous les mondes appartiennent au même univers, l'univers n'appartient à aucun d'eux, et tous les éléments appartiennent à une même histoire qui n'en contient aucun. Surgit ainsi un nouveau statut de l'imaginaire dans lequel le narrateur n'est plus un menteur localisé mais un faussaire illocalisable. La variabilité des lieux, des moments, la variabilité des hypothèses émises, les cassures de rapports et de connexions brisent le système de représentation, brisent le discours. L'imaginaire n'est plus unifiant (ni édifiant), il ne tend plus à l'identification ou à la cohérence. Tout est rendu à une sorte d'irréductible multiplicité afin que la fameuse phrase ìje est un autreî perde son sujet.

     Il n'y a plus d'homme véridique cher à Nietzsche, et la narration cesse de présupposer une réalité dans une suite d'histoires (ou ce qu'il en reste) en déconnexion constante, qui ne fait qu'invoquer l'abolition d'une vérité. La narration ne se développe plus organiquement mais «désorganiquement» comme si le «délit de fuite glissait le long d'une chaîne»9. On peut dire que cette narration est volontairement falsifiante dans un processus «dysnarratif»10 pour reprendre le terme de Robbe-Grillet, où les processus de langage viennent éliminer tous les éléments de l'image. Au moment où l'imaginaire de Beckett justement travaille à l'élimination des images, où la possibilité de voir et de comprendre est remise en question, ne demeure paradoxalement qu'un non-lieu où il n'existe plus de vérité palpable mais seulement des apparences. Le système de l'imaginaire reste ainsi une force, mais une force qui ne rapporte plus à un sens. La volonté de puissance est renvoyée à une volonté d'impuissance.
     

     Beckett trouve ainsi le pouvoir d'affecter le rapport au monde, le rapport de l'être à lui-même, dans cette série de variations qui retrace un épuisement ó épuisement qui ne peut plus rien transformer. C'est ce que Beckett signifiait déjà dès 196011 lorsqu'il a expliqué ce qu'il a tenté de faire dans Comment c'est :
     «ce que je dis là ne signifie pas que l'art n'aura plus de forme. Cela signifie qu'il aura une forme nouvelle telle qu'elle admette le chaos et ne prétende pas que le chaos lui est étranger. Forme et chaos restent distincts. La forme devient une préoccupation parce qu'elle existe en tant que problème distinct de ce qu'elle exprime /.../. Trouver une forme qui exprime le gâchis telle est maintenant la tâche de l'artiste».
     Une tâche ou une ìpréoccupationî, qui prendra chez Beckett, jusqu'à la fin de sa vie et de son oeuvre, une double voie d'épuisement : l'épuisement du langage aussi bien narratif qu'iconique.

    Jean-Paul Gavard-Perret

    Notes
    1 Samuel Beckett, Le dépeupleur, Paris, Minuit, 1970, p. 7.
    2 Pier Paolo Pasolini, l'Expérience hérétique, cf. p. 146-155.
    3 Gilles Deleuze, "L'Épuisé" in S.Beckett, Quad, Paris, Minuit, 1992, p. 96
    4 Gilles Deleuze, "Les puissances du faux", in L'image-mouvement, Paris, Minuit, p. 165.
    5 Samuel Beckett, Mal vu Mal dit, Paris, Minuit, 1981, p. 74.
    6 Gilbert Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique, Paris, PUF, 1981, p. 233.
    7 Gilles Deleuze, op cit, p. 170.
    8 Jeanne Hyvrard, Mère la mort, Paris, Minuit, 1978.
    9 Gilles Deleuze, op cit, p. 177.
    10 Alain Robbe- Grillet, "Temps et décomposition", Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1964, p. 127.
    11 Samuel Beckett in Driver "Beckett by the Madeleine", p. 21-25, cité par Deirdre Bair, in Beckett, Fayard, 1979, p. 467.


    Samuel Beckett cf.notice de l'auteur

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