«Chez nous, à l'heure de la "littérature mondiale", /.../ celle des États-Unis se teinte volontiers d'exotisme : la littérature de là-bas, on la veut crue et rouge. /.../ Les grandes oeuvres, elles, ennuient : trop dur, trop long, pas le temps. A excéder de petites attentes, on a vite fait d'être excédant»1.
Don DeLillo fait partie de ces écrivains américains (je pense, entre autres, à la lecture indispensable des oeuvres de Robert Coover, William Gaddis, William H.Gass, John Hawkes ou encore Thomas Pynchon) que l'on voit souvent cités au détour d'une note de bas de page, ou d'un rapprochement avec un autre auteur, mais dont malheureusement on ne parle pas assez et qui mériteraient une bien plus large audience. En effet, outre les ouvrages ou articles des précieux éxegètes de la littérature américaine contemporaine que sont Pierre-Yves Pétillon et Marc Chénetier (source inépuisable pour l'étude des oeuvres de cette ère culturelle2), la critique se fait rare quand il s'agit de rendre compte des romans des auteurs évoqués plus haut. La cause n'en est pas tant, chez DeLillo, la difficulté d'approche stylistique que, plus sûrement, la particulière richesse de ses trames romanesques dont la complexité effraie parfois, voire fait se perdre son lecteur. Et il faut en effet reconnaître que l'attention nécessaire pour entrer et suivre DeLillo dans ses constructions alambiquées est autant un plaisir de lecture que le fil tranchant sur lequel on avance, au risque de chuter dès que l'on relache son effort. Aussi ne chercherai-je pas ici à rivaliser avec Pétillon ou Chénetier (qui le pourrait ?!), mais bien plutôt à ìattaquerî l'oeuvre de DeLillo sous un angle qui me permette de la présenter à un lecteur potentiel tout en quêtant en elle les éléments d'une mise en lumière renouvelée des effets, des causes et des dangers de l'utilisation des ìlangagesî (quels qu'ils soient), lesquels constituent, à mon sens, ses ressorts essentiels.DeLillo, démiurge et paranoïaque
L'entrée en écriture de Don DeLillo s'est effectuée en 1971 avec la parution d'Americana. Ce premier roman (le titre à lui seul est assez significatif) le situe en compagnie d'une génération d'écrivains (dont Gaddis - Les Reconnaissances, 1955, Pynchon - L'arc-en-ciel de la gravité, 1973, ou encore Coover - Le bûcher de Times Square, 1977) qui, chacun à leur manière, revisitaient le mythe du grand roman américain, initié dans les années 30 avec la trilogie USA de Dos Passos. Cependant, bien plus qu'un signe des temps ou qu'un credo littéraire, Americana pose les bases premières de l'ambition romanesque de DeLillo : l'auscultation de l'Amérique, dans ses grandes lignes, ses structures principales, comme dans ses microcosmes sociaux-culturels les plus réduits. Ainsi, dans Americana, suit-on la trace de David Bell, réalisateur de films, qui parcourt les États-Unis en voiture, ce qui permet à DeLillo de faire observer et comparaître un à un les différents étages de la société, au gré des individus rencontrés le long de la route. Ce tour d'horizon effectué, les romans suivants se situeront, à l'inverse, dans l'étude de franges précises de la société. Dans End Zone (1972), c'est le petit monde du football américain qui est au centre du récit, dans Great Jones Street (1973) celui du rock et des maisons de productions artistiques. L'Étoile de Ratner (1976) s'intéresse au cercle très fermé des scientifiques qui cherchent à percer les secrets de l'univers, Joueurs (1977) aux milieux de la bourse et du terrorisme, suivi par Chien Galeux (1978) et le monde secret des collectionneurs d'art érotique. Les Noms, en 1982, signe un premier retour au grand angle que DeLillo pratiquait dans Americana, prenant cette fois le point de vue extérieur de celui qui, analyste de risques travaillant pour une multinationale hors des frontières américaines, observe l'extension de son pays dans le monde. Dans Bruit de fond (1986), roman grâce auquel il a atteint le grand public américain, DeLillo joue sur les deux registres : il occupe l'espace en mettant en scène un accident-catastrophe qui déclenche l'épanouissement d'un nuage de gaz toxique s'approchant d'une ville et à la fois referme cet espace sur le noyau familial de son personnage principal, l'universitaire Jack Gladney. Dans Libra (1986), DeLillo s'attaque à l'une de ses obsessions et, dit-il, l'un des événements qui marqua le plus profondément son écriture, les «sept secondes ìqui ont brisé l'échine du paysî»3 : l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, le 17 avril 1963, à Dealey Plaza, Dallas (le même lieu, remarque Pétillon, où se terminait déjà Americana, son premier roman). Mao II (1991), enfin, en se plaçant à nouveau dans le monde du terrorisme et des sectes, reprend en partie certaines des thématiques développées dans Joueurs, Les Noms, et Libra.
Il serait tentant de s'arrêter là, à ce passage en revue des romans de DeLillo qui donne une idée succinte de l'oeuvre, mais ce serait aussi bien trop simple, cette dernière ne se prêtant guêre à d'aussi rapides résumés. Comme l'explique Marc Chénetier, Americana pourrait «passer pour un road novel. L'espionnage, le polar paraissent sous-tendre Joueurs et Les Noms. L'Étoile de Ratner a des allures de science-fiction, Chien Galeux de thriller, Libra de biographie. Dans End Zone, il semble bien être question de sport. Bruit de fond bascule du roman domestique au roman-catastrophe et n'est ni l'un ni l'autre»4. Tous les romans de DeLillo sont ainsi construits qu'ils sont et ne sont pas ce à quoi ils peuvent ressembler de prime abord, à la lecture d'une quatrième de couverture, ou des premiers chapitres du récit. «Prisonnier volontaire du double-bind qu'illustrent ses romans, il écrit pour le grand public possible en mesurant le risque de n'être pas compris par ses lecteurs : alléchés par des promesses "documentaires", ils s'offusquent des ruptures du contrat. /.../ L'écriture de DeLillo /.../ est scandaleuse. Non parce qu'elle traite de ce que James appelait déjà "l'ordure triomphante", qu'elle se veut "ébouage" du dreck cher à Donald Barthelme, mais parce qu'elle semble offrir la sécurité de genres connus et confortables et les émiette, les dénonce, les problématise, les "trahit". Ne pas apprécier DeLillo, c'est peut-être occuper la position de qui rejetait le Manet du Déjeuner sur l'herbe : faute de pouvoir identifier son malaise, s'en prendre à l'obscénité des sujets alors qu'on est, au fond, choqué d'une facture non conforme. /.../S'il multiplie les intrigues, c'est pour montrer ce qu'elles ont de réducteur ; il veut "leur faire cracher des richesses qu'elles ne contenaient pas"»5.
Ces richesses consistent, pour l'essentiel, en tout ce que l'Amérique ne veut pas voir, ce dont elle ne veut pas entendre parler ou sinon comme ce qui se passe toujours à côté, chez les voisins, jamais chez soi. Tour à tour sont ainsi dénoncés les leurres médiatiques dans lesquels la population s'enferme (l'abrutissement télévisuel et les images cinématographiques déformantes de David Bell dans Americana), l'économie de marché qui préside aux destinées humaines (c'est le cas de Bucky Wunderlick, dans Great Jones Street, star du rock qui se retire de la scène et refuse de jouer le jeu de sa maison de disques. Ce qu'on prend, alors, «pour de la subversion n'est qu'une autre manière d'exploiter l'image, /.../ le suicide de la star est l'ultime numéro que les fans espèrent»6), la société individualiste, et la solitude qui s'en suit, qui finit par pousser certains vers le complot terroriste, ou vers les sectes, trouvant ainsi un refuge, une manière de s'intégrer à une communauté, quand bien même celle-ci est synonyme de destruction (dans Joueurs, Les Noms, Libra et Mao II), la violence qui, explique Pétillon, «îsimplifieî, pour reprendre un terme de Thoreau /.../, fait table rase du fatras»7 social ou politique (ainsi, par exemple, des meurtres dans Joueurs, Les Noms, ou Libra), la menace permanente d'une autodestruction (par la pollution atmosphérique, dans Bruit de fond, mais aussi par ce que Chénetier nomme «la pollution des esprits» avec la résurgence du spectre Hitlérien dans Chien Galeux, de même que la fascination que le III°Reich exerce sur Jack Gladney, dans Bruit de fond). La manipulation politique et sociale enfin, qui est au centre de l'oeuvre, trouve son apogée dans Libra8 où DeLillo, après avoir étudié l'ensemble du rapport Warren (26 volumes)9, en refuse les conclusions : «En concluant que Lee Harvey Oswald a agi en solitaire, le rapport le présente implicitement comme un excentrique, un psychotique marginal. Et du coup exonère l'Amérique de toute responsabilité dans le scénario. Or, Oswald est un ìenfant du paysî ; son moi ìprivéî a été programmé selon un mode où DeLillo, en héritier à sa manière de Dos Passos, voit comme le ìsyndrome américainî par excellence»10. Si DeLillo s'inscrit dans le mythe du grand roman américain, ce n'est donc pas celui de la fondation de l'Amérique, de son indépendance, de son drapeau et de sa constitution tel qu'il est rabâché dans les écoles américaines, mais bien plus le mythe effondré, percé de toutes parts, d'un pays qui n'a plus de mythique que ses propres hantises, qui se nourrit de ses ruines sociales et de son impérialisme destructeur. Toute la fascination de DeLillo pour son propre pays est là, dans cette forme de paranoïa qui lui fait découper au scalpel chacune des craintes sous-jacentes à la culture américaine11, chacun des systèmes qui conditionnent la société : «Tout a commencé avec la mort de Kennedy. Sans ce meurtre mon oeuvre aurait été complétement différente. Il m'a fait comprendre que notre histoire n'était pas aussi simple qu'on cherchait à nous le faire croire, mais que tout était manipulé, détourné, travesti. Depuis, je suis obsédé par la puissance et les dangers qu'elle fait courir au monde. J'écris parce que je suis cerné par ces dangers. Ils m'apparaissent tous les jours et les gens refusent de les voir. Ils font semblant de croire qu'il n'y a rien de plus dangereux que les rues du South Bronx et le métro de New York après 1 heure du matin...»12.
Les langages de DeLillo : la fascination du chaos
Cependant DeLillo n'est pas seulement ce romancier paranoïaque, fantastique chroniqueur social, capable de multiplier les trames romanesques et les centres d'intérêt au coeur d'un même récit, de prendre le risque de fictions complexes et audacieuses ; ces romans «intègrent d'autres langages que la littérature (traitement de l'information) ; ce sont des romans encyclopédiques sur des problèmes d'ordre et de chaos, de théorie du chaos, d'aléatoire»13. «Partant de la critique d'une culture de masse qui ne fait qu'atténuer l'angoisse de la mort en proposant ses hochets, il approfondit le constat, dépasse la satire et l'anatomie culturelle ó qu'il pratique à merveille ó pour procéder à l'anatomie du langage /.../. Il débusque, sous ìl'unidimensionnalitéî de Marcuse, de plus fondamentales inquiétudes. Dans ce but sont convoqués les acquis récents de l'épistémologie, de l'anthropologie, de la philosophie, de la biologie, des mathématiques et de la physique»14.
Cet aspect de l'oeuvre est peut-être l'une des marques de fabrique les plus remarquables chez DeLillo : au-delà de la variété des thèmes traités (qui donne déjà au lecteur un certain vertige, la sensation d'une espèce de démiurgie de la part de l'auteur), ces sujets se doublent d'une connaissance très approfondie de chacun des systèmes étudiés, ce qui fait parfois pencher le fictionnel vers le scientifique pur, le romancier vers l'essayiste. L'emploi du montage romanesque, les procédés d'insertion de citations, de textes provenant d'autres genres littéraires, les dialogues anodins qui dérivent vers des questions métaphysiques, ou encore le tremplin thématique que provoquent un détail, une faille dans l'intrigue, et qui donnent lieu à des passages de dissertations scientifiques sur tel ou tel sujet ou phénomène sont parmi les méthodes qu'utilise DeLillo pour parvenir à ses fins. Il convoque toute matière, intellectuelle, artistique ou scientifique, au présent du récit en de multiples ellipses. De cette matière polymorphe, ce terreau où la fiction prend racine, trois centres d'intérêt privilégiés, tous si profondément reliés les uns aux autres qu'ils semblent presque indissociables, peuvent se dégager.
Tout d'abord le jeu et les règles qui y sont affiliées. Ainsi du sport dans End Zone, du jeu de piste de la traque meurtrière dans Chien Galeux, ou dans Les Noms, des jeux mathématiques qui tentent d'ordonner le chaos dans l'Étoile de Ratner, des jeux financiers dans Joueurs, ou encore des stratégies politiques, secrets et autres manipulations dans Libra. En somme, tous les codes historiques ou sociaux-culturels qui créent les limites ou, au contraire, servent à s'en détourner. Ces jeux, ces règles, apparaissent à la fois comme les servants fidèles de l'Histoire humaine (en tant que structures de la société, définition du bien et du mal), et comme moyens de détournement ou de recréation de l'Histoire, (c'est le cas du personnage de Lee Harvey Oswald dans Libra, homme de papier, simple portrait robot né de l'imagination d'un comploteur, qui finit par prendre chair et, «exploité jusque dans ses contradictions les plus infimes, ses comportements intimes, ses visées, ses troubles paranoïdes»15, par changer le sens de l'Histoire.
Ensuite, le fléau de notre civilisation contemporaine, l'utilisation à outrance des images visuelles et la puissance tant de création que de destruction qu'elles peuvent revêtir. Ainsi du cinéma dans Americana et l'enfermement progressif de David Bell dans un monde en proie à la fascination des images, ou, dans Chien Galeux, la quête sanglante d'un film érotique qui aurait été tourné dans le bunker d'Hitler quelques jours avant sa disparition ; «lorsque le film est enfin retrouvé, on y voit une simple scène de famille : le bon Adolf qui, pour amuser les enfants de Goebbels pendant qu'on leur donne du cyanure, leur mime Charlot dans Le Dictateur»16. Ainsi de la télévision dans Libra, lorsque Lee Oswald avant d'être assassiné à son tour, rêve de son passage devant les caméras comme de l'aboutissement suprême, la consécration de son existence ; son meurtre en direct faisant aussi percevoir la télévision comme objet manipulateur, incitant à la violence un public de plus en plus friand du sang versé sur le petit écran. DeLillo va jusqu'à insérer dans le cours de la narration de Bruit de Fond des messages publicitaires, assénés au lecteur de la même manière qu'il les reçoit devant son poste de télévision quand il regarde un film. Cependant, à la différence des ìactualitésî de Dos Passos dans USA, ces messages ne sont plus motivés par quoi que ce soit, ils n'ont, à proprement parler, aucun sens, aucun lien direct avec le récit. Ainsi, de même, de la photographie, dans Bruit de fond, celle de la ìgrange que toute l'Amérique vient photographierî parce qu'elle est, justemenent, la grange que toute l'Amérique vient photographier, cette tautologie résumant à elle seule un certain état d'esprit de DeLillo en ce qui concerne ses contemporains. Pour ces touristes qui viennent visiter cette grange sans importance, «il s'agit non de voir, mais de confirmer le déjà-vu, d'entrer à [leur] tour dans l'aura médiatique qui entoure l'objet»17, en quelque sorte, de s'intégrer à l'Histoire du pays dont fait désormais partie la photographie mais de laquelle, eux tous, êtres humains, citoyens des États-Unis, ne se sentent plus solidaires.
Enfin, les langages sonores. La musique dans Great Jones Street qui, devenue marchandise, objet commercial, finit par déposséder Bucky Wunderlick, la star du rock, de tout langage pour le plonger dans un mutisme ponctué de quelques articulations inaudibles. Ainsi de la radio, subtil organe de propagande ou d'abrutissement, qui rythme le lent cheminement de David Bell dans Americana de ses jingles, musiques et flashes et qui, hachant lentement, mais sûrement, le discours des commentateurs, devient un brouhaha incompréhensible, un bruit de fond. Ce même bruit de fond qui, dans le roman qui en porte le titre, semble sourdre au fil du récit, comme une rumeur à la fois inquiétante (les discours du Reich, les chants nazis qu'étudie le professeur Jack Gladney) et libératrice (synonyme de rêve, de message mystérieux, seule échappatoire au chaos). Ce sont, de même, ces messages énigmatiques qui naviguent sur les ondes, et qu'il est désormais nécessaire de décoder, qui font la trame première de L'Étoile de Ratner, lorsque des scientifiques appelent à leur secours un petit génie pour les aider à trouver la clé d'un message envoyé par de supposés extraterrestres. Pour finir, les vocables en tant que tel, les mots, devenus, dans Les Noms, synonymes de meurtre pour une secte qui tue par passion du langage.
On l'aura compris, DeLillo ne cesse de retracer ce qui, des langages les plus communs et quotidiens à ceux les plus techniques ou évolués, créé un sens ou, au contraire, finit par le détruire. Entre sens et non-sens donc, au plutôt, observer ce qui, dans notre société, permet, pousse à la prolifération du sens et qui aboutit, après saturation et dispersion des informations, à un non-sens. «Le sens ne se mine pas à l'état brut dans la nature et ne sort pas plus, ìclef en mainî, des magasins ou des galeries de la culture. Le sens est construction, ìrhétorique visionnéeî dirait Meschonnic, et sa quête, hors acceptation des geôles de l'absolu, tient valeur de son procès et de ses errances, se fertilise de ses limites comme de ses nécessaires et libérateurs échecs. Processus, donc, mouvement de la conscience, soumis à la géométrie active des désirs. Le réel se constitue des échafaudages d'un récit, se lit derrière les grilles de formes bricolées. Le sens ne se donne pas ; il se façonne, se maçonne, se blasonne ; il s'ordonne. Poiésis : création, modulation ardente du donné en vue de significations transitoires, éphémères, volatiles. Le quotidien est littéraire. L'activité humaine se nourrit de son propre récit»18.
Le paradoxe DeLillien : l'exorcisme de la chute
C'est ici, peut-être, que DeLillo pose son plus intéressant paradoxe ; celui d'une conquête perpétuelle de la connaissance et, dans le même temps, la dénonciation d'une banalisation de celle-ci, d'une connaissance «qui se définit comme puzzle d'informations, comme lot de données sans valeur ni orientation en dehors des discours culturels reçus et usés»19 et dont les différents médias visuels et sonores sont les plus dangereux médiums. Les systèmes linguistiques et techniques de plus en plus particuliers ne communiquent plus entre eux, chacun s'enferme dans les signes, les codes du milieu dans lequel il évolue et ne prend plus conscience ou connaissance de ceux des autres. Dans Libra, l'historien chargé de rassembler les informations sur l'assassinat de Kennedy ne parvient plus à faire le tri, à établir des connexions entre les faits. L'ensemble des personnages de DeLillo fonctionne d'ailleurs sur le même principe ; cloîtrés dans leur univers propre ils n'ont plus aucune prise sur le réel dès qu'ils se retrouvent projetés à l'extérieur. Complètement démystifiés dans la fiction romanesque, ils n'apparaissent plus comme personnages réalistes, ó la psychologie des personnages est pratiquement absente ó mais comme ìréelî devenu ìfictionî à part entière. Comme ils sont soumis au choix de l'expérience, deux chemins s'offrent à eux : celui du silence, de l'effacement de soi-même, ou celui opposé d'une autoédification qui s'effectue, le plus souvent, en recourant à une violence primitive20. «Ces personnages ne dialoguent pas : ils citent. Ils ìcodifient leurs émotionsî. Ils se répétent, leurs actions aussi : ìLésions du discours et de la conduiteî»21. Ainsi, lorsque Billy, le petit génie de L'Étoile de Ratner, parvient enfin à décoder le message, à y trouver un sens, plus personne ne s'y intéresse, comme si le sens n'était plus le but premier, mais bien le prétexte à un jeu et seulement cela. De la même manière, dans Chien Galeux, ce n'est pas tant l'objet de la quête meurtrière ó le film d'Hitler ó en tant que tel qui importe, mais ce qu'il est ìsupposéî représenter : d'où le caractère déceptif qui accompagne sa projection22. Dans L'Étoile de Ratner à nouveau, «les personnages du roman ne cessent d'osciller entre science et superstition, selon le modèle central à Origin of the Brunists et The Book of Revelations ; il tire sa pertinence politique et sociale de la prolifération, voire de l'obsession, dans la société américaine contemporaine, de débats analogues (évolution, facteur religieux, angoisses millénaristes, fascination et crainte des développements de la science et de la technique et de leur impact sur l'épistémie). Mais pour DeLillo, la perspective est différente. C'est surtout la valeur heuristique des discours et de la logique scientifiques qui l'intéresse, ce qu'ils nous apprennent des pouvoirs de l'oeuvre de fiction, nous révèlent des schémas de pensée, des conditions de la découverte, des modalités et des grilles contraignantes de la réflexion. L'Étoile de Ratner traite ouvertement de la pensée scientifique ; c'est aussi une métafiction vengeresse, le roman faisant tout pour démontrer que les formes sont toujours dictées par les idées qui s'y développent, que le récit ne peut fonctionner que selon les lois de ses thèmes»23.
La communication, qui est devenue le grand cheval de bataille de cette fin de vingtième siècle, avorte au bout du compte. Dans l'échange perpétuel des informations, ces dernières finissent par se perdre, et la voix, qui sort du poste de radio ou de télé, par façonner le réel en lui imprimant ses limites et ses vérités : «l'ultime intransitivité d'une voix qui se vautre dans ses rythmes pour laisser parler les vagues a ironiquement beaucoup en commun avec celles du prêche enflammé des hordes de pasteurs fondamentalistes qui envahissent les ondes américaines ou les pages d'Americana, fondant la raison au feu d'une rhétorique, d'un débit et d'un timbre qui rendent interchangeables les formules qu'ils portent et ne cherchent à emporter l'adhésion que par le massage d'une voix désencombrée de la logique d'un quelconque argumentaire : transes induites des cantilations des storefont churches. /.../ Puisant ses voix au plus profond d'une culture, l'expressionnisme des ìnouveaux journalistesî est le retour secret d'un mimétisme discrédité. L'attitude ne va pas sans pathétique. La voix en panne sèche fait d'autant plus souffrir qu'elle a beaucoup porté. Chez /.../ DeLillo /.../ que s'enroue, se casse ou s'amenuise la voix et c'est tout l'être qui est menacé d'extinction ; car la voix n'est jamais chez [lui] simple mode de transport de l'information, le canal d'une communication ; elle est déversement de substance pour combler les gouffres du manque /.../. Étrange rapport au réel que ces captures et ces nourritures par régurgitation : retour de l'araignée de Faulkner»24. Le paradoxe DeLillien se fait dès lors exorcisme de la chute, tout en démontrant en de multiples variations la schlérose des langages et l'appauvrissement des liens qui les unissaient, il confie au langage la seule espérance de liberté possible, le seul moyen de combattre le chaos ambiant, «une manière de maîtriser le désordre de l'expérience en le réduisant à une algèbre. Le langage ne sert plus à communiquer avec l'autre. Il est plutôt une sorte de chorégraphie qui fait rempart contre le chaos. Le langage dit DeLillo, est ìl'art martial aboriginialî, notre plus vieille défense»25. Ainsi, par exemple, du cinéma, violemment dénoncé comme le refuge dans les images ó une manière de donner à rêver tout en s'évitant la responsabilité de ses rêves ó que DeLillo considère aussi comme un outil de mémoire indispensable, capable de remettre de l'ordre dans la confusion des souvenirs, et de les livrer à une possible critique. Ainsi, pour finir, du choix de l'indicible26 et de son questionnement (comme une autre forme de parole), et contre l'inaudible, le ìbruit de fondî permanent de notre société. C'est le cas dans Great Jones Street, et les borborygmes lâchés par Bucky Wunderlick ; dans Joueurs où «les jargons, les phrases inachevées, les bavardages puérils, les grognements, les accents étrangers, les dialectes, l'onomatopée fournissent partie des voix de Pammy et Lyle»27 ; dans Les Noms, enfin, où DeLillo effectue sa plus belle ìanatomie du langageî, nous invitant à retrouver le mystère du déchiffrement du monde.
Les romans de DeLillo se situent ainsi entre deux absolus, celui, fataliste, d'un certain abandon au chaos ici dénoncé, l'autre, plus optimiste, de la foi retrouvée dans le réel et son langage. Et de fait, l'ensemble de l'oeuvre s'établit sur ces lignes parallèles, ces doublons qui communiquent par échos : «Personnages dédoublés, intrigues jumelles, appartements des corps et des noms, des chiffres et des lettres, hésitations entre analogique et digital, redites, déjà vus, triple arpentage (Americana, End Zone, Great Jones Street) permettant d'établir la carte générale (l'Étoile de Ratner), romans à lire en binômes (Joueurs avec Chien galeux), diptyques où la concrétude d'un panneau compense les abstractions de l'autre (Bruit de fond, après les Noms)... Si DeLillo écrit des "polarsî, leur nom vient de leurs innombrables polarités. Car pour le reste ìpolaroïdesî tout au plus»28. Et si ses récits ne cessent de mettre en scène les situations choatiques, les facteurs du désordre (complots contre l'état, sectes meurtrières, catastrophes, enfermement social dans des discours et des images prédéfinies...), semblent ìdéraperî dans des constructions romanesques qui paraissent sans logique, sans chronologie stable29, ou qui échappent parfois au lecteur, ils sont pour autant sous-tendus par une architecture narrative complexe et particulièrement maîtrisée, où les éléments périphériques de l'intrigue s'avèrent être autrement plus importants que la trame première, et, souvent, seule échappatoire à la mort. Ce qui fait dire à Chénetier que DeLillo fait partie de ces «romanciers qui /.../ "travaillent contre leur temps" (DeLillo) plus qu'ils ne nourrissent ou ne glosent sur son image, critiquent plus qu'ils ne miment et qui, plus qu'opposants, se veulent reconstructeurs. /.../ Ils auscultent un monde qui consacre toute son énergie à mettre au point les conditions de son éradication, interrogent les formes de la conscience, ses errements, ses possibles. Font oeuvre de fiction»30.
Lionel Destremau
Notes
1 Marc Chénetier, in "DeLillo, la résistance aux systèmes", Le Monde, 26 juillet 1994.
2 On consultera ainsi, en ce qui concerne DeLillo, ce que l'on nomme communément les deux "bibles" sur la littérature américaine, souvent utilisées ici : celle de Pierre-Yves Pétillon, Histoire de la Littérature américaine, 1939-1989, Fayard, 1993, aux pages 547 à 552 et 676 à 679, et celle de Marc Chénetier, Au-delà du soupçon, La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours, Seuil, 1989, aux p. 147-148, 181-185, 239-247, 250-253, 256-259, 336-337, 353-356, 359-360.
3 P-Y Pétillon, citant DeLillo, op cit, p.676.
4 Marc Chénetier, in "DeLillo, la résistance aux systèmes", op cit.
5 ibid
6 P.Y Pétillon, op cit, p.550.
7 ibid.
8 Schématiquement, dans Libra deux trames se chevauchent. D'une part, la vie de Lee Harvey Oswald, de son adolescence dans le Bronx, son passage chez les "marines", son départ en URSS, son retour aux États-Unis, à l'assassinat de Kennedy. D'autre part, les protagonistes du "complot" imaginé par DeLillo : Larry Permenter (homme de la première heure à la CIA, aujourd'hui mis de côté par l'establishment), Guy Banister (un ancien du FBI, qui vit dans la hantise d'un débarquement communiste), T.J Mackey (un vieux spécialiste des commandos qui entraîne désormais des Vietnamiens en préparation du conflit à venir), Win Everett (mis au rencart après le coup raté de la Baie des Cochons à Cuba). Ensemble, ils décident de mettre en scène un assassinat manqué de Kennedy qui mettrait les enquêteurs sur la piste de Cuba afin que Fidel Castro redevienne la cible numéro 1 des États-Unis. Lee Harvey Oswald finit par être «repéré par les responsables du complot : il correspond au portrait-robot qu'Everett a imaginé avant même de le connaître» (P-Y Pétillon, op cit, p. 678). Mais l'attentat réussit mieux que prévu.
9 «Don DeLillo a quasiment tout lu sur l'assassinat de Kennedy, à commencer par le rapport Warren. 26 volumes : 15 de témoignages sur l'événement lui-même, et 11 de documents annexes, dont rien n'est exclu, où tout est inclus - le dossier dentaire de la mère de Jack Ruby, des photographies de ficelle nouée, des renseignements de toute sorte au sujet des gens présents sur les lieux : leur vie conjuguale, leurs enfants. Il y a quelque chose de joycien dans ce fatras de détail : pour Don DeLillo, le rapport Warren est "le roman que Joyce aurait pu écrire après Finnegans Wake, s'il avait été américain et avait vécu jusqu'à cent ans". DeLillo a imaginé qu'un historien à la retraite est chargé par la CIA d'écrire, à partir de ces archives, une histoire confidentielle de l'assassinat», ibid, p.678.
10 ibid, p. 679.
11 «Tressant conscience et science, dedans et dehors, le plus intime et le plus lointain, le concret et l'abstrait, le trivial et le sublime, il [DeLillo] nous fait lire la crainte sous la violence ou la pornographie de la marchandise, des élans mutilés sous les tourments du corps et la peur de la mort, le dessèchement du religieux sous les "théologies" de l'argent, des médias, des sectarismes, sous les innombrables structures de contrôle, la nostalgie et la dégradation de la loi. Dans les solitudes, les labyrinthes, les réseaux, les énigmes, les langues d'initiés, végète l'aspiration au communautaire. Big Brother vit en nous, dans les langages et les codes qui nous isolent : "Toutes les conspirations commencent avec l'auto-répression"», écrit Chénetier, in "DeLillo, la résistance aux systèmes", op cit.
12 extraits d'entretien avec Don DeLillo, in L'oeil de la lettre, Ecrivains des États-Unis, 1945-1994, p. 31.
13 extraits d'un entretien avec P-Y Pétillon, in Magazine Littéraire n°310, mai 1993, p.127.
14 M.Chénetier, in 'DeLillo, la résistance aux systèmes', op cit.
15 P-Y Pétillon, Histoire de la Littérature américaine, 1939-1989, p. 678
16 P-Y Pétillon, ibid, p. 551.
17 P-Y Pétillon, ibid, p. 552.
18 Marc Chénetier, Au-delà du soupçon, La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours, op cit, p.147-148.
19 ibid, p.185.
20 «Les personnages de DeLillo sont des solitaires, des moines un peu fous, se repliant, dans un monde déserté par le spirituel, sur des rituels privés, improvisant comme dans le jazz, des micro-liturgies pour exorciser le néant»., P-Y Pétillon, Histoire de la Littérature américaine, 1939-1989, op cit, p.549.
21 M. Chénetier, in "DeLillo, la résistance aux systèmes", op cit.
22 «Le cinéma est ainsi rêve, en cela qu'il "n'invente" que ce que lui dicte le désir de voir», explique Chénetier, in Au-delà du soupçon, op cit, p. 245.
23 M. Chénetier, Au-delà du soupçon, op cit, p. 183-184.
24 M. Chénetier, ibid, p. 360-361.
25 M. Chénetier, ibid, p. 353.
26 «L'indicible désigne les limites du langage. Y a-t-il quelque chose que nous n'aurions pas encore découvert dans l'acte de parole ? /.../ Peut-être est-ce la raison pour laquelle il y a tant de babil dans mes livres. Le babil, c'est peut-être du langage frustré ; c'est peut-être aussi une forme plus pure, une autre forme de parole». Don DeLillo, cité par M. Chénetier, in Au-delà du soupçon, op cit, p. 354.
27 P-Y Pétillon, Histoire de la Littérature américaine, 1939-1989, p. 548-549
28 M. Chénetier, in "DeLillo, la résistance aux systèmes", op cit.
29 Chénetier fait par exemple remarquer que «le pansement que porte au pouce Billy Twillig au début de l'Étoile de Ratner s'explique par la coupure qu'il se fait aux dernières pages», in "DeLillo, la résistance aux systèmes", op cit.
30 M. Chénetier, ibid.
Don DeLillo cf.notice de l'auteur