es romans de McGuane (notamment les premiers, Le club de chasse, 33° à l'ombre, Embuscade pour un piano, Panama) incarnent probablement pour nous, lecteurs français habitués à l'élégance retenue des récits épurés, une certaine idée de la littérature américaine, voire de l'Amérique entière. Composite, exotique, la narration chez cet écrivain, loin d'être réfrénée, va au contraire dans le sens de l'emphase, cherche à occuper tous les terrains, à faire se côtoyer tous les procédés sous toutes les formes (épique, tragique, burlesque, pathétique, lyrique, etc...). Les héros, en outre, exercent la même fascination que ceux que cinéma, musique et littérature des années soixante-soixante-dix ont hissés au-devant de la scène ó je fais allusion entre autres aux célèbres protagonistes d'Easy Rider ou de Missouri Breaks, Nicholson, Hopper ou Fonda Jr (Peter), au cortège perdant Hendrix-Joplin-Morrison, ou encore aux emblèmes littéraires tel Brautigan et Burroughs.
Au juger, les fictions mcguanniennes auraient place à briguer dans l'article "Amérique" du Dictionnaire des idées reçues. Or, si l'on a lu McGuane pour s'acheter une conduite ou pour renifler le parfum des étendues herbeuses du Montana, le travail est à reprendre. Car bien entendu, comme toutes ces personnalités prises en otage par notre propension à la rebellion, l'auteur échappe à une "grille", surtout depuis ses romans les plus récents, je pense que McGuane nous livre
une interprétation pertinente de l'évolution récente de l'individu à travers les tribulations de ses héros, non parce qu'ils sont les archétypes qu'on aimerait voir, mais des figures nuancées.
Les études sociologiques menées de part et d'autre s'accordent sur plusieurs points : la période d'expansion d'après-guerre a favorisé toutes sortes de révoltes et d'avant-gardes à visées peu ou prou collectives ; depuis la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, s'est considérablement affermi avec la libération des moeurs l'individualisme, par conséquent, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le narcissisme, l'hédonisme, l'indifférence. Encore faut-il, avec Gilles Lipovetsky, réactualiser ces constations pour les années à venir : en effet, si désormais narcissisme, hédonisme et humour sont acquis, un retour de la responsabilité et de l'éthique en général est à noter 1.
Dans Embuscade pour un piano (publié aux Etats-Unis en 1971) Nicholas Payne, fils de bonne famille, refuse de s'établir sous quelque forme que ce soit, et plus exactement, il refuse de servir. C'est ce qui motive sa déambulation euphorique, son mépris des reconnaissances sociales et qui masque l'angoisse profonde de se faire récupérer. La formulation s'accorde au mode de vie élu par Nicholas : un récit débridé, des situations absurdes qui ne trouvent justification que dans le procès que le héros fait à la société, des soliloques qui prennent le relai des descriptions sans crier gare. Mais Nicholas Payne semble encore un produit d'une société disciplinaire contre laquelle il faut lutter, de sorte que son violant refus de l'ordre établi s'érige en principe.
Chet Pomeroy (Panama, 1978) est un caractère plus ambigu. Star de rock, il désire se refaire une santé après avoir abusé des drogues, et il cherche à renouer en vain avec son ancienne compagne, Catherine. Il tente de rafistoler le peu qu'il arrive encore à discerner du réel : seule lui importe la satisfaction immédiate de ses plaisirs, sans se soucier de quoi que ce soit sinon de lui, et il ne s'aperçoit qu'à la fin du roman que Catherine était mariée. A nouveau, un récit débridé, mais désarticulé, car fait de souvenirs et de flashes. Chet, au surplus, croit pouvoir conférer un sens à son personnage en s'imaginant être la réincarnation de Jessie James. Il titube sur les cendres d'une libéralisation consommée, et ne vit que dans un rapport à soi, plus précisément dans la figure fantasque de Jessie James, un alter ego, un "narcisse sur mesure" 2.
Joe Starling enfin, héros quant à lui de L'homme qui avait perdu son nom (1989) n'est pas seulement une synthèse de ses prédécesseurs ; il les nuance et les dépasse en complexité et profondeur. Après avoir été un peintre célèbre, il travaille comme illustrateur de gadgets. Voulant retrouver une identité, il lache situation et amours pour tenter d'assumer dans le Montana natal la gestion du ranch légué par son père disparu. Joe est aussi le père présumé d'une petite fille handicapée consciensieument éduquée par un autre que lui. A l'instar de Nicholas Payne, Joe Starling refuse de fléchir sous l'ordre social ; à l'instar de Chet Pomeroy qui a fléchi sous ses propres pulsions, il désire se retrouver. Mais les ressemblances s'arrêtent ici, car lui seul probablement mesure ses actes, ou ceux qui lui ont échappés. Surtout, il parvient à donner réponse aux énigmes qui étaient inextricablement mêlées jusqu'à ce qu'elles se dénouent en douceur. Joe Starling comprend à quel écueil conduiraient le fait d'aimer une personne pour laquelle, au fond, il ne ressent qu'un attachement "nostalgique", le fait de confondre les rôles de géniteur et de père, le fait de vouloir absolument répondre au défi lancé par son propre père en devenant propriétaire du ranch, le fait enfin de ne pas vouloir regarder de près le faux tableau des nièces du Roi d'Argent : se perdre de nouveau, et cette fois dans des simulacres de responsabilité. Car Starling accepte de faire coexister en lui les règlements moraux de son père et une certaine idée héritée de Payne de la société ó il va jusqu'à réfréner ses plaisirs ó, mais rien ne doit contrarier l'affirmation de son individualité. Starling paraît s'accomoder de ce compromis qui favorise la cohabitation du moi et du monde social. De la sorte, L'homme qui avait perdu son nom, roman splendide hanté par l'éthique, en décodant tout en les préservant les fonctionnements alimentés par la lutte pour la libération des moeurs et par la reconnaissance complaisante des pulsions hédonistes, figure légitimement la problématique de son temps.
En fait ni Payne, ni Pomeroy, ni Starling ne se sacrifient à des idéaux commandés : Payne ceux d'une société disciplinaire, Pomeroy ceux d'une société qui institutionnalise les révoltes, Starling ceux d'une société qui cultive un individualisme frocené détaché des responsabilités. Cette résistance lucide crée à mes yeux l'unité de l'oeuvre de McGuane, elle risque cependant de masquer l'analyse que fait l'auteur des mutations d'une société et de ses êtres. Mais sur ce dernier point on pourra m'objecter à raison que le lecteur connaît son métier. Je lui laisse donc l'exercer.
Jean-Christophe Millois
Notes
1 : L'ère du vide, Essais sur l'individualisme contemporain ("postface de 1993"), Folio Essai, Rééd 1993.
2 : v. L'ère du vide, op cit, chapitre intitulé "Narcisse ou la stratégie du vide".