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 La critique littéraire > Articles : et > Christoph Ransmayr

Christoph Ransmayr
Le sundrôme de Kitahara
(Prétexte 17)



ans une fable de La Fontaine, Progné l'hirondelle demande à sa soeur Philomèle, également changée en oiseau, pourquoi elle s'est tenue à l'écart de la société des hommes depuis plus de 1000 ans. En ce 17ème siècle finissant, où l'ordre semble l'emporter, La Fontaine perçoit pourtant derrière cette apparence, force et cruauté. Trois siècles plus tard, on entend de nouveau les plaintes de Philomèle dans le roman Le dernier des mondes (1988) de l'écrivain autrichien Christoph Ransmayr, où le narrateur, Cotta, à la recherche d'Ovide (l'auteur des Métamorphoses banni de l'Empire), se trouve plongé dans une nature peuplée d'énigmes et d'inscriptions en mirage. Comme si parfois la civilisation, rigide dans sa volonté d'organisation, se figeait, et sur ses marges, demandait à être interprêtée par le biais de personnages mythiques, vivants à la limite de deux mondes, et représentant par le fait notre véritable condition humaine, celle d'être sorti de la ressemblance animale et végétale tout en en gardant des traces profondes.
 Pour Ransmayr, qui possède un sens aïgu du mobile et du multiple, c'est l'Autriche, en filigrane,  qui transparaît à travers ce récit : son pays a subi, en effet, cinq régimes différents en peu d'années ; il est perçu comme un ensemble de beautés naturelles et artistiques où les humains semblent perdre de leur consistance au fil des interrogations portant sur la seconde guerre mondiale. Dans Pays sans qualités, essai remarquable sur l'identité autrichienne, Robert Menasse s'interroge sur le concept de nation, appliqué à son pays, et sur les symboles qui s'y rattachent. La victoire des alliés en 1945 n'était pas de nature, selon lui, à relever la conscience de beaucoup d'autrichiens. On a mélangé, en parlant de la génération de la guerre, responsabilité, impuissance, crimes et souffrances : ìL'Anschlussî a été ressenti, après coup, comme une main mise sur le pays. En brouillant ainsi les identités, en restant dans l'indétermination, on a pu écrire : «là où il n'y a rien, il ne peut y avoir de faute». Dans ce pays transformé en décor pour touristes, poursuit Menasse, donnant l'image de l'hospitalité, d'un ìGemütî viennois, aux vieilles recettes de l'idylle et de l'opérette, les littératures d'un Gerhard Fritsch, d'un Thomas Bernhard, et plus près de nous, de Elfriede Jelinek ou d'Alfred Kolleritsch, sont considérées comme anti-patriotiques. C'est que ces auteurs reviennent sans cesse sur la notion de culpabilité qui reflète, selon eux, la vraie réalité du pays. Pour l'exemple, à Matthausen, en février 1945, ajoute Menasse, cinq cents prisonniers qui tentaient de s'évader ont presque tous été assassinés par des riverains...

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 C'est précisément à côté de ce camp de concentration que Ransmayr situe le lieu de son dernier roman, Le Syndrome de Kitahara. Près des carrières de granit exploitées par les détenus, le village de Moor, après la défaite, subit la présence des troupes américaines. La population, pleine de ressentiment, humiliée et rageuse, se voit contrainte de «singer» le travail des anciens détenus et de participer à des pélerinages, placés sous le signe de l'expiation, organisés par les américains. Et cela alors que les marques de la civilisation refluent tout autour : retour à la bougie, aux coquelicots qui envahissent tout, aux bandes armées, aux meutes de chiens errants ; on est presque à l'âge de pierre, dans une sorte de nulle part, de ìrienî qu'un critique a nommé le «monde pétrifié».
 Face à ce monde qui vient de s'effondrer, ó monde des camps, des meurtres massifs et programmés, de la bombe atomique ó tout l'art de Ransmayr est de contourner cet univers et de présenter une réalité insoutenable par le biais d'un récit allégorique. Il ne reprend pas de figures mythiques connues et ne cherche pas non plus à réinterpréter un mythe fondateur comme l'a fait, par exemple, Christa Wolf dans son dernier livre Médée, des voix. Les êtres mythiques qu'il crée, au statut social incertain, affectés d'un profond trouble psychique qui s'enracine dans le pulsionnel, et dont la capacité de parole est limitée, donnent à penser toute la distance qui les sépare de l'humanité.
 La violence contenue dans l'univers mythique n'est pas loin. C'est bien à partir de leurs expériences les plus vitales, que les effets de leur douleur et la vision qui en résulte, se font sentir sur le déroulement normal des événements ó répondant ainsi à la formule de Martin Buber : «la rencontre n'a pas lieu dans le temps et l'espace, ce sont le temps et l'espace qui ont lieu dans la rencontre». S'y ajoute l'ironie de l'auteur : les ìStellamour Partysî imposée par les américains sont du factice, comme si le poids de la réalité, trop lourd à supporter, était différé (ainsi l'allusion à Birkenau, où sont gravés des noms, mentionnée par des pélerins, reste assez floue).
 Le premier personnage du roman est Bering, dont le père, qui a fait la campagne de Libye, est devenu une véritable loque humaine. Né sous un bombardement, Bering passe les premiers mois de sa vie dans le noir, au milieu des poules caquetantes. Il se sent presque oiseau. Le martèlement de la forge, l'obsession de la lumière émanant du poste à souder, font de lui un être d'une grande acuité sonore et rêvant d'objets de lumière arrachés à l'obscurité. Peu à peu s'installent en lui des marques de pouvoir : une vieille voiture américaine, une Studebaker, passée entre ses mains, prend la forme d'un oiseau, elle devient la ìCorneilleî ; il maîtrise la meute de chiens ; il invente des objets métalliques... Mais ses épreuves surmontées ne le mènent à rien. Un trouble de la vision, un trou noir, quelque chose de morbide en tout cas, l'empêche d'accomoder les formes du réel. Quand il fait trop d'effort pour essayer de mieux voir, le trou noir s'élargit : la réalité n'est pas élucidable. Il est atteint de la maladie de Kitahara, d'après le nom d'un médecin japonais qui a décelé chez certains de ses contemporains la présence de formes mouvantes, d'intumescences, dans l'oeil. Même s'il entrevoit parfois le début d'une nouvelle humanité, notamment dans ses relations avec Lily, cela devient vite un rêve impossible. Ne pouvant donc percer l'opacité des choses, il vit entre deux mondes, à un niveau infra-conscient, ressassant compulsivement des images archaïques de masses flottantes, de désirs d'oiseaux, qui le ramènent à son origine. Peut-être est-ce alors au lecteur de poursuivre ce parcours initiatique, et de degré en degré, de manifester l'existence de quelque chose qu'on appelle la ìconscienceî ?
 Le second personnage du livre est Ambras, chez qui le temps s'est figé le jour où l'on a arrêté sa compagne juive. Déporté à la carrière pendant la guerre, il vit maintenant, insaisissable, lointain, peu sensible à ce qui est humain, au milieu d'une meute de chiens. En observant des inclusions organiques, images secrètes, intemporelles du monde, sorte d'ambre refermant des insectes englués, on dirait qu'il remonte le temps, à la recherche d'une pureté originelle. Ambras perçoit encore l'odeur des fours, des morts qui partent en fumée. Il a des visions de sang. Il se sent déjà mort, comme ìcouléî dans la carrière.
 Enfin il y a Lily, la chasseresse, hautaine et solitaire, au passé de souffrances (son père, un officier SS, a été reconnu et pendu par d'anciens détenus) qui apparaît aux habitants comme une princesse païenne, sortie d'une Bible d'images : peut-être incarne-t-elle Lilith, la première Ève. Elle seule rêve encore à un avenir possible, en regardant souvent une vieille carte du Brésil, en espérant dans cet ailleurs exotique.
 En passant d'une réalité à une autre, des montagnes aux basses-terres, le récit de Ransmayr entre dans un temps différent. Dans la plaine, occupée aussi par les américains, ce sont les lumières trop aveuglantes de la ville, la grande consommation, l'opulence, la vitrine électronique qui présente le monde sous la forme de l'illusionnisme : sur les écrans les événements sont édulcorés, nivellés ; le champignon atomique de Nagoya est devenu un spectacle comme le reste, alors pourquoi ne pas le reculer de vingt ans  ? ; la guerre du Golfe aussi, en son temps, a bien été vue comme un jeu vidéo...

 Milan Kundera remarque que notre époque se détourne facilement d'écrivains qui osent provoquer, chercher des pistes, interroger le passé. «Fonder un roman sur une méditation perpétuelle, cela va au XX° siècle contre l'esprit de l'époque, qui n'aime plus penser du tout». Il insiste aussi sur l'idée d'une Europe faite de marchés, d'exploits techniques, de tolérance vide, où la culture pourrait bien céder la place à «la montée irrésistible des idées reçues qui, inscrites dans les ordinateurs, propagées par les mass média, risquent de devenir une force qui écrasera tout pensée originale».
 Bering, Ambras, Lily, comme des ombres fantomatiques, fuient vers une autre terre, le Brésil. Ils y découvrent d'anciens camps, des traces de souffrances vécues par d'autres. Partout où l'on va, le fil invisible du destin paraît conduire aux mêmes cataclysmes. Le monde est un abîme sans fond, sans espoir d'horizon. Peut-être pour Lily, qui regarde ailleurs, reste-t-il une lueur dans la vision tragique de l'écrivain ? Ransmayr semble en effet nous ramener toujours aux mêmes questions : pourquoi il y a-t-il des camps ? des crématoires ? le secret se cache-t-il dans les zones obscures du champ visuel de Bering, dans son monde troué ?

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 L'écrivain ne peut pas tenir tous les fils de sa propre histoire. La littérature est pour lui un détour, une fiction heuristique, aidant à comprendre ce que nous vivons. En sachant bien, que le langage reste quelque chose de fragile, et, comme le dit Pascal Quignard, qu'il «n'est pas inné en nous, que nous l'avons acquis et que nous pouvons le perdre, que la pensée est presque une musculation physique». La littérature a donc pour tâche d'élucider, si possible, les points de rupture de la raison, là où celle-ci n'entretient plus le dialogue nécessaire avec la nature et ses métamorphoses, mais se travestit en vérité unique, en folie meurtrière, ou bien s'allie avec des forces irrationnelles ou avec la plus simple bêtise. Ainsi pour Ransmayr, l'humain est encore à venir.

Joël Vincent

Notes

* Christoph Ransmayr, Le Syndrome de Kitahara, roman, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Albin Michel, 130 F.

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