propos de Léviathan
Si l'on s'en tient à l'idée selon laquelle la qualité d'un écrivain s'évalue à l'aune de la complexité de son Ïuvre (certains diraient de son illisibilité), Arno Schmidt (1914-1979) a tout du grand écrivain - assertion quelque peu péremptoire que corrobore pourtant à lui seul le prix Goethe qui lui fut attribué en 1973. Quiconque a osé s'aventurer dans la prose épineuse d'Arno Schmidt a probablement découvert assez vite à quel point sa lecture demeure un exercice déconcertant. Et le plus surprenant, c'est que sa propension à l'obscurité s'affirme dès sa première publication, dans ce Léviathan, paru en 1949, et ses trois étranges "nouvelles"1. Comme tout premier livre, celui-ci permet d'observer ce qui se dessine dans cette oeuvre à peine ébauchée. À l'occasion de cette réédition du Léviathan, mon propos n'est ni de rendre Arno Schmidt moins obscur, ni même de chercher à l'expliciter, mais plus modestement de pointer ce qui fait difficulté, recenser et examiner les principaux problèmes qui sont posés au lecteur, et qui relèvent, me semble-t-il, des multiples ruptures que le "nouvelliste" impose à sa trame narrative.
Les ruptures syntaxiques
La grande constante de cette écriture résolument singulière réside dans l'usage de la parataxe, que l'on peut définir, en simplifiant à l'extrême, comme une composition par juxtaposition. Dans la première nouvelle du florilège, nous lisons les notes qu'un détenu consigne au jour le jour dans un cahier (nous le surprenons au 118ème jour de sa 52ème année de détention, alors qu'il médite son évasion) : «La-matinée-passe-;-avant-midi-;-suis-inquiet». Si Arno Schmidt s'en était tenu à ces notations, à ces syntagmes autonomes qu'il se contente de juxtaposer, nul n'aurait osé parler d'hermétisme à son égard, et il ne serait guère qu'un auteur au style télégraphique (donc d'un intérêt très relatif)... Cet usage de la parataxe acquiert une dimension particulière lorsqu'il s'intègre dans ces longs monologues intérieurs qui font la part belle au désordre de la pensée et à la dispersion (une pensée que l'on devine incapable de suivre très longtemps le même fil d'Ariane et de savoir se structurer) : «Chaude ; l'eau sera chaude. Quarante. J'aurais pu me sicer la barbe. Va me gêner ; imbibée. Cinquante.» Durant ces séquences de magnétophone intime (l'expression nous vient de Michel Butor), des embryons de phrases se côtoient, se rencontrent, s'entrechoquent, s'oblitèrent, phénomène des plus déroutants pour le lecteur. Au niveau de la phrase, d'autres procédés permettent à Arno Schmidt de briser l'enchaînement syntaxique (bien évidemment, cette volonté n'a rien d'un tic de langage, pas plus qu'elle ne saurait être tenue pour la marque d'un style : il s'agit là d'une conception de la pensée humaine, qui trouve à s'incarner dans l'écriture). De la même manière que les pensées se superposent au sein des monologues, le tissu diégétique se double parfois de commentaires, une sorte de discours métalittéraire (ou métatextuel) dans lequel le narrateur (à moins qu'il ne s'agisse de l'auteur) commente son écriture, tantôt pour la compléter : «comme si dans mon poing, avec précaution, je pouvais la dé- (n'importe quoi de lent avec "dé-...")», tantôt pour la corriger : «on est toujours trop paresseux pour penser correctement. Remplacer "on" et "toujours" par "je" et "déjà".» Comme s'il était besoin de malmener davantage le lecteur, Arno Schmidt ne manque pas de nourrir son texte de nombreuses expressions latines, abandonnées sans la moindre traduction (nous sommes donc tous d'éminents latinistes !), comme cet «Extra Silesiam non est vita» - dans lequel tout (vrai...) lecteur se devrait d'avoir reconnu la célèbre expression de saint Cyprien «hors de l'Église, pas de salut»... -, quand il ne cède pas à des accumulations encore plus déroutantes : «(Dieu occulte. Monde = modificatio essentiæ divinæ = deus expansus et manifestus. Idée du mondus contractus et expansus), Pseudo-Denys, Scot Erigène, Almericus, David de Dinant. Pause : les soldats ivres passent à l'attaque : haletants, ils se jettent en aboyant sur la poule.» Il faudrait une drôle d'obstination et un art consommé du décryptage pour donner sens à ces saturations sémantiques ! Les premières difficultés s'imposent donc au niveau de la phrase, laquelle ne cherche pas exclusivement à faire sens, mais aussi à s'accorder à la confusion qui règne dans les pensées. Tout se passe en effet comme si elles se bousculaient sans cesse, et surtout comme si la conscience humaine s'avérait incapable de régner sur ce monde-là, sans la moindre emprise sur cet univers jamais figé et comme toujours livré à lui-même. Dans cette structure chaotique, c'est tout le désordre de la pensée humaine qui transparaît, une pensée que chaque volume d'Arno Schmidt se plaira d'explorer et dont il s'attachera à révéler à la fois l'autonomie et la puissance.
Les digressions
Dans chacune des trois nouvelles, la trame diégétique reste d'une extrême simplicité : un détenu s'évade de sa prison (Gadir ou Connais-toi toi-même), un homme retrouve une femme dans un train et se jette avec elle du haut d'un pont (Léviathan ou Le Meilleur des mondes), un arpenteur mesure le rayon de la courbure de la terre (Enthymésis ou C.J.V.H). Comment se peut-il dès lors que le lecteur se sente si violemment dérouté par un texte qui, de surcroît, respecte scrupuleusement le continuum chronologique et ne présente aucune complexité du point de vue de la deixis ? C'est qu'Arno Schmidt aime à s'écarter de son sujet, et à se perdre dans des digressions pour le moins confuses. Pour ne considérer que la première nouvelle, il délaisse sa trame diégétique à sept reprises pour nous entretenir d'un rêve, d'Alexandre, d'Hérodote, de la profondeur de l'espace, de la mesure des grandeurs du système solaire, des temps verbaux et des grammairiens, de l'enfance du héros (dans l'Ïuvre d'Arno Schmidt, la digression facilite l'anamnèse, à moins que ce ne soit justement l'inverse), et ce n'est que malgré lui, faute d'un espace textuel approprié, qu'il nous épargne une énième parenthèse sur la famille : «Ah oui, mes parents - les parents en général : il faudrait tout un chapitre !» (nous l'avons échappé belle !). Pour le lecteur, qu'Arno Schmidt ne ménage jamais (loin de lui l'opinion de Sade, selon laquelle il ne faut pas «trop-exiger-du-lecteur»), ce sont les digressions érudites qui posent le plus de problèmes (il faudrait cependant pouvoir examiner tous les noms propres, décrypter toutes les références intertextuelles, vérifier l'exactitude des considérations scientifiques pour affirmer que cette érudition n'a rien d'un faux-semblant...), comme celle qui oppose le narrateur et un pasteur, sur un mode très kantien, au sujet de la nature finie ou infinie de l'univers. Parfois, la digression paraît servir une volonté de provoquer, et permettre de régler quelques comptes en passant : "parlant de Platon, je n'ai jamais compris, moi, ce que les gens lui trouvent de sublime ; oui, c'est une plume élégante, parfois, mais par ailleurs, ses livres sont truffés de platitudes stylistiques et philosophiques qu'on pardonnerait à peine à un potache". Que Platon mérite quelques égratignures, pourquoi pas, mais de là à en faire un potache, la sentence manque vraiment de délicatesse ! Réminiscences, envolées érudites, tout laisse accroire qu'Arno Schmidt saisit la moindre opportunité pour quitter le narratif au profit de l'introspectif et du digressif. On est alors en droit de se demander si la narration n'est pas davantage un prétexte à la digression que la finalité de ces nouvelles, comme s'il y avait, chez Arno Schmidt, une volonté constante, obsédante, de se soustraire à l'emprise de l'intrigue - conjecture à laquelle les volumes suivants répondront par un effacement encore plus manifeste de la trame diégétique.
La fragmentation
C'est sans doute au niveau de la composition que se situe le principal obstacle à la compréhension. Il faut reconnaître en effet que les nouvelles d'Arno Schmidt correspondent fort peu aux formes parangoniques du genre (érigées notamment par Maupassant, Arland, Morand, Boulanger...). Il s'agit plutôt d'une succession de fragments, la plupart autonomes, séparés les uns des autres par desblancs typographiques. Chaque fragment (ou peu s'en faut) possède un "titre", ou si l'on préfère, quelque chose comme une indication inscrite en italique (cette présentation deviendra le principal procédé de composition d'Arno Schmidt, celui notamment de la trilogie des Enfants de Nobodaddy2). Ces titres placent ici la nouvelle sous le régime du journal, découpant la trame narrative de manière chronologique. Là encore, jusque dans ces modestes indications temporelles, il arrive à Arno Schmidt de se jouer de la temporalité et de se permettre quelques fantaisies, comme ce déroutant «tout à l'heure», dont on ne sait s'il évoque le passé ou l'avenir, ce non moins étrange «Du brouillard d'automne fume», ou ce franchement énigmatique «Tiens, tiens !» (il y aurait, dans toute l'oeuvre, une intéressante étude à mener sur l'ensemble de ces titres3). Même si leur longueur varie de quelques lignes à six pages, ces fragments demeurent majoritairement brefs, et très unitaires (ils possèdent tous une unité thématique propre, et il est rare que deux fragments successifs aient un lien apparent). La plupart ont une fonction strictement diégétique ; d'autres s'avèrent plus descriptifs, mais un nombre important restent purement suspensifs (ce sont précisément les digressions, qui retardent le développement de la narration, qui la suspendent, et dont la fréquence n'est pas sans effet sur la lecture)... Cette fragmentation du tissu narratif ajoute à la parataxe de la phrase une parataxe diégétique : l'histoire s'en retrouve morcelée, disloquée en de multiples unités distinctes, simplement posées les unes à la suite des autres - cette juxtaposition d'éléments composites confère à l'ensemble une apparence chaotique. La narration n'est donc perceptible que par le prisme de ce kaléidoscope, et c'est au lecteur qu'il incombe de reconstituer, en faisant fi des parenthèses parasites, l'intégralité du canevas diégétique - en d'autres termes, de construire le sens (comme toute Ïuvre ouverte, ce recueil demeure irréductiblement polysémique : on peut en effet imaginer une multitude de lectures différentes...).
Dans ce premier volume, qui marquait l'entrée d'Arno Schmidt en littérature, si l'on s'en tenait aux données immédiatement préhensibles, on ne retiendrait de l'écrivain que cette gravité aux accents huysmansiens (on croit parfois entendre Des Esseintes), cette grande inquiétude sur le destin humain héritée de Schopenhauer, et ce ton souvent si proche de Cioran : les dieux m'accordaient trois vÏux, mon premier serait qu'ils débarrassent immédiatement la terre de l'humanité» («où sÕenfuir si la terre est une sphère ?», se demande-t-il ailleurs). Mais pour peu qu'on accepte d'affronter les difficultés que pose le texte (et à chaque lecture il en pose de nouvelles), c'est un écrivain novateur que le lecteur découvre, un écrivain cherchant à s'affranchir des contraintes formelles et génériques (quitte, pour ce faire, à malmener les frontières taxinomiques), capable enfin de restituer, par de constantes ruptures syntaxiques aussi bien que par des digressions, ou encore en recourant à la fragmentation, la discontinuité et la dispersion propres à la conscience de l'homme. Dans la lignée d'un Joyce, Arno Schmidt invite en outre à reconsidérer les notions de récit, de narration, de nouvelle, et replace la question de la lisibilité au centre du débat littéraire. C'est donc à la littérature dans son ensemble qu'il intente un procès.
Didier Garcia
Notes
1 Appliqués à l'oeuvre d'Arno Schmidt (qui s'emploie à détruire les concepts), les termes génériques n'ont plus guère de sens. Le guillemettage est donc moins une prudence qu'une nécessité.
2 Cette trilogie est constituée de : Scènes de la vie d'un faune, Brand's Haide et Miroirs noirs, tous trois chez Christian Bourgois.
3 Encore faudrait-il que cette oeuvre soit intégralement disponible en langue française, ce qui est loin d'être le cas. L'essentiel des volumes est publié chez Christian Bourgois et chez Maurice Nadeau.