«Des espaces inconcevables nous lançent
dans le temps»1.
Introductif :
La poésie des Waldrop nous est parvenue avec la traduction française de quelques poèmes de Rosmarie Waldrop, dans l'anthologie Vingt poètes américains, parue en 1980. Je dis "des" Waldrop, car le couple Rosmarie et Keith Waldrop nous donnent en effet à lire (en traduction française2) outre leur création poétique personnelle, de nombreux "poèmes à quatre mains" qui font émerger, selon les termes de J.Roubaud, un "troisième Waldrop", dans la fusion et l'expression de deux poésies originales. Et ce qui pourrait paraître ici un exercice de style expérimental, me semble au contraire représentatif de la diversité des formes chère à Keith Waldrop dans l'ensemble de son oeuvre. «Keith Waldrop semble même prendre plaisir à changer d'écriture livre après livre, ce qui doit laisser perplexe bien des lecteurs»3 dira en effet Emmanuel Hocquard.
Figures de la diversité :
«Question. Que faire pour ce qui est de
l'expression.
Réponse. Une déviation.»4
Cette variation des figures poétiques est particulièrement significative dans le recueil intitulé Une cérémonie qui se passait ailleurs 5. Certains poèmes ("Archipel", ou "Tomber amoureux en dormant") se créent sur la base d'un récit long d'une centaine de vers ou plus, et dans lequel alternent éléments descriptifs (lieux, temps, personnages) et passages réflexifs. D'autres sont découpés en chapitres ("Un roman familial" par exemple) ou en séquences numérotées ("Excellent guide", "En matière d'état d'esprit", etc...). Néanmoins, que ce soit dans le découpage du poème en sections ou dans son établissement sur la longueur, la narration poétique chez Waldrop se trouve toujours déstabilisée par un procédé d'écriture qui semble insérer, au coeur de la description, des formes brèves, sans rapport immédiat avec ce qui précéde ou ce qui suit. Les phrases courtes, à tendance aphoristique, s'enchaînent dans la succession du poème, structurent la fluctuation des vers, mais pourraient être chacune lue indépendamment des autres, isolée au centre d'une page blanche. Ainsi, «une loi précise régit / les marées / approximativement»6, ou plus loin, «Bienvenue devant cette / carte, bien qu'elle n' / indique pas les accès nécessaires / à un événement réel»7.
Ces formulations elliptiques enchaînées ont leur résonance propre tout en permettant une résonance plus vaste étendue à l'ensemble du poème, mais «les associations ne sont pas libres»8, dans ce Poème de mémoire, «comme si l'énoncé comportait son entier développement»9 dans lequel «le code dit / tout, et / demeure entièrement secret»10 à la fois. Les passages aux formes les plus diverses óde l'aphorisme aux strophes isolées de trois ou quatre vers, de l'instant prosaïque à l'insert d'une citationó aboutissent le plus souvent à des interprétations paradoxales dans l'inversion de termes, ou la juxtaposition d'un descriptif le plus large avec le resserrement à un concept, une idée, les plus particuliers. Ainsi ce vers : «J'ai vécu un désenchantement pour ainsi dire miraculeux»11, ou encore : «ce dont je parle, c'est la confusion de / tous les sens à la fois»12. Les transitions continues qui empêchent le poème de se fixer dans un lieu et un temps définis, cherchent ainsi à marquer les mouvements mêmes du réel et de son observation, passant ou sautant du plus concret au plus abstrait, du plus évident au plus contradictoire, dans un espace présent déséquilibré, et le heurt à une perpétuelle imperfection du langage.
«Je ne tente pas d'exprimer
quelque chose, seulement
de trouver ma voix en hésitant de la voix
entre les tons.
Un geste
peut aussi être une signature.»13
Mesures d'un espace-temps :
«Le sens / du passé / jaillit de la / familiarité avec / les choses déjà là.»14
Tout se passe, dans la poésie de Waldrop, comme si l'évolution perpétuelle du temps disloquait ópar le jeu des réminiscences, le retour et la modification des souvenirs au sein de l'écritureó un passé qui ne serait plus le noyau stable et l'assise sur lesquels le présent puisse s'ancrer. Si le poète, un instant, se laisse aller à dire : «Ce récit est / gravé sur mon sommeil, et nul / pouvoir-de-désir ne l'en effacera»15, c'est pour ajouter ensuite, «J'ai dans le / cerveau la permanence / grise d'un silence qui annule tout»16, ou encore, «les instants-points, me / dis-je, ne sont rien, ne proviennent / de rien. Il n'est guère / de temps que je puisse / prendre »17. Le futur, de même, suivant la métaphore de l'homme pris dans les glaces dont on retrouve le corps des années plus tard (et qui n'est pas sans rappeler certains passages de Paterson de W.C Williams), ramène le passé à la surface, empêche le présent de s'installer complètement. L'homme prend conscience ici de la place ridicule, voire absurde, de son temps, à l'échelle des temps géologiques qui le dépassent et le gouvernent, «dans une éternité de processus / intemporels»18 écrit Waldrop. L'expression d'un «Maintenant»19 ne suffit jamais, puisque la seconde suivant sa prononciation le détermine déjà comme un instant passé. Le Temps n'est pas situation, l'espace seul pourrait, peut-être, l'être. Mais cet "ici" auquel nous avons tendance à nous rattacher comme à une bouée de sauvetage, qui nous évite de perdre pied face à notre petitesse dans l'immensité du monde, est lui aussi tout à fait relatif. Replacé sur cette échelle de temps géologiques, l'ici subit en profondeur ses propres transformations : «Le cosmos persiste dans sa perfection au jour / le jour»20, sans tenir compte de la présence ou de l'absence de l'homme en son sein.
«Comment dire la distance» :
«"Cela" est / réel. Quoi / d'autre ? Une / harmonie détermine / les limites.»21
Il ne s'agit plus alors de se réfugier derrière une croyance aveugle, mais bien, comme l'écrit Waldrop, d'être «en / accord avec notre / différence»22, et de comprendre que ce "nulle part" dans lequel, en définitive, nous évoluons, n'est acceptable que dans le sempiternel mouvement de nos passages successifs dans le temps et l'espace. «La Création, c'est certain / n'est pas achevée»23, et le détail du réel que nous tentons d'observer dans son éphémère concrétude, n'est que le reflet de ce que nous sommes nous-mêmes, selon une perspective spatiale et temporelle toujours changeante et différente où « /.../ les miroirs / reflètent l'envers / de l'image, demanderait / un oeil dans le dos»24.
Notre rapport à l'autre, passé ou futur, suit le même processus et se heurte aux mêmes limites. Ainsi, dans "Archipel", le jeu sur les insertions de passages réflexifs à la première personne au coeur d'une description d'une île où errent des marins en détresse formule une mise en parallèle d'un présent collectif à un présent individuel, dérivant ensemble jusqu'aux temps passés des découvreurs espagnols qui mirent le pied sur l'île des siècles auparavant. Ce "Je", écrit Waldrop, «est un terme / vague»25, il n'a de situation qu'en regard d'un "tu", d'une adresse à l'autre par l'intermédiaire d'un langage de mots ou de gestes, qui se réunissent au bout du compte en un "ils" intemporel. A la femme aimée, à l'ami(e), à l'inconnu, à la main écrivante même, le poète répétera les mêmes mots: «Tu / es l'expression de ma / pensée nue, qui fait et / défait la / distance / entre nous»26. En «postulant que l'univers est / un individu»27, Waldrop insiste sur la reconduction perpétuelle d'une communication avec l'autre et le monde qui ne peut et ne doit se résumer au seul espace de la page et du langage. Le seul lieu d'existence réel n'est pas dans l'acte fini d'une création poétique comme d'un legs pour une postérité incertaine et illusoire ópuisque «la plupart des poèmes, tôt / ou tard tombent dans l'oubli»28ó mais dans la tension de la main hors de la page, en direction du monde.
«Chaque effort
dépasse et inscrit son
projet. Avancer la main au-delà de la table, c'est tendre à la totalité, l'intégralité
du plan terrestre.»29
Lionel Destremau
Notes
1 in Poème de mémoire, trad A-M Albiach, Orange Export Ltd, 1982.
2 Rosmarie Waldrop ; Trois recueils de poésie : Différence à quatre mains, et Quand elles sont douées de sens, Ed Spectres Familiers, 1989 ; La reproduction des profils, Ed Tuilerie tropicale, 1991, quelques poèmes dans Vingt poètes américains, Gallimard, 1980 ; Un roman : Le mouvement de la fille du roi Pépin, 1989. Voir, pour Keith Waldrop, la notice le concernant.
3 in Revue Action Poétique, n°127, 1990, p.3.
4 Poème "Le concept de part en part", in 21+1 poètes américains, Delta, 1986.
5 Une cérémonie qui se passait ailleurs, trad F. de Laroque, Fourbis, 1990.
6 Poème "Excellent Guide", ibid.
7 Poème "Comment dire la distance", ibid.
8 In Poème de mémoire, op cit.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Poème "Le concept de part en part", op cit.
12 Poème "Un appareil", in Revue Action Poétique n°127, trad E.Hocquard, op cit.
13 Poème "Elégie", in 21+1 poètes américains, op cit.
14 In Poème de mémoire, op cit.
15 Poème "Elégie", in 21+1 poètes américains, op cit.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid
19 In "Trois poèmes logiques", Une cérémonie qui se passait ailleurs, op cit.
20 In "Trois de poèmes de position", Ibid.
21 In "Trois poèmes logiques", Ibid.
22 Ibid.
23 In "Elégie", 21+1 poètes américains, op cit.
24 in "Excellent guide", Une cérémonie qui se passait ailleurs, op cit.
25 In "Archipel", ibid.
26 In "Tomber amoureux en dormant", ibid.
27 In "Trois poèmes logiques", ibid.
28 In "Comment dire la distance", ibid.
29 In "Elégie", 21+1 poètes américains, op cit.