ierre Alferi est un promeneur de la ville moderne. Et, si les indications précises qu'il donne nous permettraient, d'une façon trés circonstancielle, de délimiter son territoire parisien, il illustre cependant l'universalité d'une situation du sujet, pris dans un monde où toute expérience du réel est occultée par un réseau indéfini de signes. Ainsi, se confrontent chez lui la singularité d'une expérience qui pourtant tend à s'identifier à celle de tout un chacun et un effort pour la resaisir en l'objectivité d'un discours, inspiré de travaux scientifiques. Toute l'importance de cette écriture est de prendre le risque d'assimiler des modèles de représentation spécifiquement modernes et d'ajuster son rythme à celui de notre quotidien. Tout l'enjeu est alors de trouver une singularité encore possible.
Premier détour. Le premier livre d'Alferi, un dépliement systématique de la pensée de Guillaume d'Ockham, trouvait chez le théologien franciscain du XIVe siècle le modèle d'un «bon usage des signes» : «Il exige de nous que nous pensions ce vers quoi, après lui, fût-ce en lui tournant le dos, nous pouvons nous tourner comme lui»1. L'initiateur du nominalisme affirmait que la langue ne fait sens que par la référence : le concept est l'unité purement nominale d'une série discrète de références. Cette unité ne réside donc que dans un acte d'intellection qui vise le multiple sans le rassembler en une représentation qui l'occulterait. Ces propositions conduisaient à un travail logique qui resituait les signes dans leur distance aux choses et aboutissait en particulier à un procés de la métaphysique. Guillaume d'Ockham établissait ainsi la mesure d'une pensée qui ne perdait jamais de vue ses objets singuliers. Dans ce détour par la philosophie médiévale, Pierre Alféri retrouve un souci spécifique de la pensée contemporaine, celui du «retour aux choses mêmes» et des poètes de la modernité, tels que les définit Jean-Marie Gleize : «pour eux, l'exil est vécu sur le mode de l'espoir; la poésie serait, la formule reste impressionnante, un réalisme initiatique «si elle nous donnait au dénouement le réel»2.
Le règne cybernétique. L'écriture d'Alféri trouve sa dynamique essentielle dans une confrontation avec les travaux des théoriciens américains de la communication. Il saisit ainsi à son origine une pensée qui non seulement analyse mais tend à informer la société contemporaine. Science et idéologie, elle est l'aboutissement de la technologie, absolument incompatible avec une pensée du singulier3. Interdisciplinaire, elle donne une représentation globale du monde, où les modèles de l'intelligence artificielle, de la physique, de la biologie, du comportement animal sont analogues et plaqués sur l'humain. Une anticipation de la société de communication est donnée dans le film de science-fiction «Baudelaire dans le cyberspace»4 que va voir le narrateur d'Fmn. Le héros de cette fable se déplace dans un espace virtuel, assimilé à un hypertexte, où les demandes et les trajets uniformisés, entre lesquels le consommateur peut choisir, sont par avance codifiés et hiérarchisés, comme autant de circuits intégrés. Alors, les signes, comme les comportements, sont complétement évidés de toute capacité d'instauration, mais sont englobés dans une "communication" qui les excède et les conditionne. En fait, l'information recouvre l'information dans un mouvement imposé, sans que puisse advenir la distance du signe : «les noms / de ce que montrait l'éventail viennent mais trop tard pour donner lieu à une / description, chaque plan se traduit sur-le-champ dans le rythme plus lent du plan / suivant qui sert de référence»5. Tout fait signe, rien ne signifie.
La stratégie du promeneur. La réponse d'Alféri n'est pas dés lors une retraite dans une authenticité séparée, mais au contraire une déambulation dans l'espace de son aliénation. Il écrit dans la prose commune, il se laisse entraîner par les impulsions de l'espace urbain. Écriture ou promenade, d'ailleurs, cela revient au même : on est toujours parmi les signes et la seule chose qui change est l'importance de la représentation. C'est là une question générique : la poésie d'Alferi actualise plus encore dans le rythme de l'écriture un mouvement que roman et récit représentent. Le sujet est donc trop pris dans cet espace des signes qu'est la ville pour envisager un retour à une perception charnelle des choses «réduisant / l'écart du corps à son dehors»6. L'authenticité d'un être-au-monde est définitivement perdue : il n'est pas de lieu habitable en retrait du mouvement : «Déménager sans s'installer; l'inconfort, l'isolement / sont assez justifiés par la mobilité»7. La posture d'Alferi est alors une «piraterie» proprement moderne, de Baudelaire à Robert Walser, qu'Emmanuel Hocquard formule ainsi dans un article sur «l'agent-double», Arthur Silent : «Il s'embarque à bord de nos mobiles habitudes sociales et culturelles d'où il émet ses messages caustiques, tout en restant insaisissable»8. Toute la subversion tient à être un spectateur désengagé de la vie moderne, dans une adhésion apparente au vertige de la perte de soi et dans une gratuité expérimentale des rapports, qui ouvre toute une aire de jeu. Le sujet fait coïncider le contrôle expérimental de son comportement et une mystique de la dépossession : «Il jouissait de n'être personne, revendiquait en aparté, furtivement, les traits de tous»9, l'un étant au principe de l'autre. Il se réapproprie ainsi les modèles de la physique, de l'éthologie animale ou de la sociologie dans des stratégies d'écriture Tout son pouvoir est de les faire alterner, de varier leurs rythmes dans ce qui devient un jeu libérateur. Son écriture, dont le projet est exposé dans Chercher une phrase10, se fonde sur un dispositif semblable : la force d'un «élan de profération» rompt l'infinie répétition de la prose dans l'invention d'un phrase nouvelle. Inventer des phrases nouvelles, voilà, pour Alferi, toute la tâche de la littérature. Son premier recueil, Allures naturelles, est fidèle à ce programme : ìl'élan de proférationî est donné, à défaut de tout lyrisme personnel, par des mouvements physiques et impose son rythme à une syntaxe qui continuellement franchit les limites du vers. Mais dans Kub Or, le dispositif est inversé : c'est la contrainte métrique qui est première et qui paradoxalement brise le rythme, en particulier la simple continuÏté syntaxique. Des fragments de prose viennent alors s'insérer dans ces compressions, selon une pratique du détournement de l'objet social que l'on retrouverait chez César ou dans le Pop Art.
Le battement de la chose même. Dans Chercher une phrase, Alferi élabore une pratique littérale de l'écriture comme pur travail d'invention linguistique. Or, puisque l'évidement des signes ne leur permet plus de signifier par eux-mêmes, c'est là le moyen de les maintenir à distance d'un lieu où la chose même peut apparaître : «Il est vrai qu'après coup une phrase claire, fidèle à une possibilité inédite, laisse face aux choses, aux référents comme s'ils apparaissaient pour la première fois»11. Par là même, ces épiphanies de l'être restent hors texte. Cependant ne sont-elles pas l'objet du désir ? Celui-ci ne tend-il pas à se dissiper dans la jouissance d'un rythme fétichisé ou bien dans cette quasi-extase que provoquent, dans l'écart, les intermittences de l'être ? Fmn, récit d'une éducation sentimentale, est précisément le roman des impasses du désir, de son incapacité à atteindre l'expérience d'une singularité aimée. En fait, au moment même de «l'idylle», qui est le point où culmine le désir, l'identité de la femme rencontrée reste éclatée, entre le morcellement de son corps, souvent avili, violenté, comme pour mieux éprouver sa présence, et ses avatars, qui ne parviennent à se stabiliser en une image fixe. L'amour est alors une succession de jeux par lesquels le sujet tente de faire coïncider l'idée et la personne. Mais en vain, et l'on revient ici à la philosophie médiévale, car le sujet reste dans l'incohérence d'un réalisme de l'idée doublé d'un désir du singulier :
«L'esprit en retrait ne meurt pas. C'est le mystérieux féminin. óJe dépends d'une idée ? Cela ne finira donc jamais ?» et, plus loin: «óEnfin que me veux-tu ? Rien. La demande des demandes : néant dans le vestiaire d'une femme.» à quoi le sujet répond : «óTon corps simple»12.
Stéphane Baquey
Notes
1 Guillaume d'Ockham et le singulier, Minuit, 1989, p. 15.
2 Jean-Marie Gleize, A noir (poésie et littéralité), Seuil, coll. Fiction & Cie, 1992, p. 14.
3 v. Lucien Sfez, in Critique de la communication, Seuil, 1988, réed 1992.
4 Fmn, P.O.L, 1994, p. 75-88.
5 Les Allures naturelles, P.O.L, 1991, p. 43.
6 Le chemin familier du poisson combatif, P.O.L, 1992, p. 79.
7 Ibid, p. 69.
8 E.Hocquard, Un privé à Tanger, "Qui êtes-vous Arthur Silent ?", P.O.L, 1987, p. 99.
9 Fmn, op cit., p. 59.
10 Chercher une phrase, Christian Bourgois, 1991.«La force engagée dans la formation d'un phrase n'est que l'élan de la profération», p. 27.
11 Ibid, p. 62.
12 Fmn, op cit., pp. 192, 194, 195.
Pierre Alféri cf.notice de l'auteur