MUSIQUE DU PARLÉ-PENSER
Pour le peuple Gbáyá Bodoé de Centrafrique, qui le désire est musicien. La virtuosité n'y est pas glorifiée. Tout chanteur et instrumentiste peut s'improviser une psalmodie rythmée, seul ou en groupe restreint ó le "chant à penser". Pour cette culture, penser est appréhendé comme émanation du chant en lui-même : une extrême pointe qui, ayant traversé les seuils du cénesthésique, a pénétré le souffle, et de ce fait, par les modulations de la voix et l'articulation verbale, est source d'une pensée réfléchie qui accède à l'expression (orale) ó ultime décantation. Ce penser n'est pas un a priori ou un a posteriori du chant, il lui est consubstantiel.
Sans doute s'agit-il d'une ascèse de disponibilité pour un penser du monde qui ne se cantonne pas dans une démarche exclusive d'efficace inductive-déductive ó à partir de laquelle on serait effectivement fondé à dire que «la poésie ne pense pas».
On a tôt fait d'associer pensée et parole : une inférence sans examen. Comme si, par exemple, une situation donnée ne pouvait être saisie totalement dans l'instantané d'une appréhension strictement sensitive, réflexe, non verbalisée ; comme si, à l'inverse, tout assemblage de mots procédait d'une pensée en passe de se constituer, à défaut de l'être complètement. Il est vrai : ces deux marges sont extrêmes ; pour autant, il semble bien qu'entre elles (la sensitive et l'aphasique ó "pensée muette" et verbigération) un espace ténu puisse s'insinuer comme fondement de poème où l'homme se rêve «à la fois dans tout et au-dessus de tout» (Hölderlin) ó une lame-éclair de réceptivité sensible, qui, pour intuitive et d'impression, n'est pas assimilable nécessairement à l'indétermination ou au fatras mental.
Voici de quoi définir, comme demandé. Pour les enfants, la poésie est de la prose. Et (jouant dans le temps aux dames) ils sont complètement poésie. Si bien qu'on peut se demander si beaucoup d'entre nous ne font pas de la poésie sans le savoir.
De la puissance tournée en impensée complètement et sérieusement poétique. Mais Monsieur "Laissons cela" exige :
"Sérieux pompé par provision"1
En 1798, Coleridge publie son poème "le Dit du Vieux Marin"2 sous l'oeil soupçonneux (la dictée, la censure correctrice ?) de Wordsworth qui lui reproche, peut-être à bon droit, mais en tout cas sans détour, lourdeur, affectation stylistique, incohérence narrative. C'est sur ce dernier point que Coleridge concentre ses efforts à chaque réédition ; il précise l'argument, clarifie l'épisode dans la marge de chaque "paragraphe". Ainsi ficelée, supportant son carcan de significations obligées et outrées, passant de l'explicitation du récit aux extrapolations symboliques laborieuses, l'oeuvre tente de justifier les fulgurations, les surgissements poétiques auxquels Coleridge tient : ceux qui, de fait, font révoquer en doute les contraintes d'élucidation et l'alibi tardif des rhétoriques de contenus présumés.
Deux siècles plus tard, Philippe Beck lui rend une visite attentive et emprunte son poème. Les emprunts sont épars, mais précieux : ils puisent dans son fonds-image (le capital visionnaire). Ainsi isolées, débarrassées de l'entrave chronologique-narrative harassante, les fragments sont à nouveau agencés. Le bien est restitué dans son essentielle liberté. Revisité, le récit d'origine devient ce poème ramassé que signe Philippe Beck : "L'Invité des Noces" (dans Chambre à roman fusible), référence directe au témoin passif du récit. Il l'affecte d'un présent de narration : le temps adamantin du constat, du synopsis, du témoignage direct ou intemporel («présent de l'absence») ; il congédie l'imparfait ó nulle plainte, nulle exhortation, nulle contrition ; ni appel, ni invocation, ni gangue expressive d'affects. Le revoilà, ce poème, tout net, porté par la valeur des mots purs ó énigme aux lueurs froides ó, très au-delà des "Worstwords", des chicanes tatillonnes d'un temps qu'on souhaiterait sans retour. Retrouver dans le passé, certes inaboutie, virtuelle mais vibrante, une matière du présent.
«Et les fiancés réels trouvent également»3
«La glace est ici, la glace est là-bas». Une sèche glaciation, une poétique polaire : un air vif, et le pénétrer. Quelle est cette musique ? ni un glas, ni un hymne, ni une plainte (âpreté, douceur, élégie). Rien d'un tempo de cette sorte ici ne peut vibrer.
La musique de Coleridge ainsi fréquentée ó hors sa prison de symboles et du mythe prégnant du récit cohérent, dont en général on pourrait stigmatiser, sous l'effet admis de vraisemblance, les marquantes mais rassurantes invraisemblances, Philippe Beck prend congé, reprend la barre en direction des paysages (peu touristiques, mais variés) qui lui sont propres.
Périsse l'ami avec l'ennemi ?
Foot-ball club ...4
Les musiques africaines ignorent le "son pur" ó celui du Stradivarius en est le paradigme ó : il y manque la pudeur (de par la volonté exhibée de perfection formelle, de sublime extatique). Dans ces traditions, on ne saurait priver le son de l'exubérance du réel. Le "son pur" est nu : il faut l'habiller. Ce pourquoi sont créés les instruments bruiteurs : ils voilent et enrichissent le son de l'instrument, qui lui même est pourvu le plus souvent d'accessoires résonateurs. La tradition d'Europe a eu tendance à concevoir ces sonorités bruitantes comme le brouillard du désaccordé ó l'éraillé ; or, toute musique n'est-elle pas redevable d'un "chaos primordial" ?
Beaux équilibres des harmonies prosodiques "au son pur" (barcarolles néo-parnassiennes, "la poésie c'est..."). Mais il y a d'autres tentations, d'autres intimidations : des maîtres se portent à penser pour d'autres le "contrat de modernité" ; le scribe se complait à singer sa trouvaille, manquant par là à la seule exigence : trouver en soi-même la rigueur d'une intime cohésion ó comment, par quoi, sur quoi se constituer un monde nécessaire, quasi végétal. La forme n'est que la partie visible d'un univers ; le poème se doit-il d'être le résidu conceptuel d'une contrainte formelle édictée comme la règle d'un jeu, n'ayant d'autre finalité que son propre exercice* ?
Une tonalité "critique" (l'usage détourné des motifs) se perçoit chez Philippe Beck, et une respiration prosodique courte : la musique d'un récitatif sec, sans apprêt séducteur, où les coups de serpe rythmiques sont constants, constitutifs d'une prise en compte distanciée de quelques échos actuels et factuels du monde tel qu'il "sonne" :
«Le moyen lyrique "tu es pompique, Monsieur".
Marionnette lyrique, sans paysages,
mais avec monde bouqueté,
c'est-à-dire m.l. non au sens où il faut une série
mécanique (quoique), mais au sens
où le mécanique est Chant (encore que pleureur).»5
On l'a évoqué : l'acheminement prosodique du poème semble trouver sa source moins dans les mots érigés en concepts préexistants appuyés sur un thème ou une intention, que dans la rumination intime des phonèmes d'une langue mués en syllabes-mots désignant des objets par réminiscence et par la singularité d'un fantasme prégnant qui habite son exclusif paysage. Mais, on le souligne : on ne saurait dissocier les facteurs, multiples, d'émergence du poème. «La situation médite le site» (Heidegger).
La métaphysique africaine de la vocalité, dans le chanté-penser, est à mille lieues de la conception du parlando (parlé-chanté) baroque : celui-ci est d'abord un artifice technique d'appoint fondé à articuler entre elles des munificences mélodiques et contrapuntiques dans le cours d'un récit dramatique (d'oratorio ou d'opéra) le plus souvent allégorique et hagiographique de hauts faits du monarque.
«Surviennent les pompes foulantes et les soufflantes ; ces dernières jouent un rôle complet dans le chant» (...) «La pneumatique produit de la suspension, et coupe le souffle même».6
«C'est la force des machines partout de chanter»7 : ainsi se ferait entendre le récitatif du pneuma de l'homme en la machine productive, de qui «n'a pas d'énormes besoins d'ordre érotique»8 (ceux probables de l'érotique convenue du mélisme ó rubato ou plainte modulée, appoggiatures ou rusticité, éructations déchirées) ó qui hache la rythmique du poème incité.
«le lyrisme (la tendance au chant impromptu, soucieux) n'est pas disponible / ces temps»9.
«Qui fréquente la boucherie ? Qui a besoin de rosbif, saignant ? Par exemple, un allongé perplexe au champ.»10
Tziganes turcs et musiciens yiddish d'Ukraine aujourd'hui émigrés, jouent (ou jouaient) d'une clarinette dont les inflexions parfois gouailleuses, outre le chant de l'oiseau, les rappels modulés d'une fermière, semblent imiter une sorte de rire toussotant ó une musique dans les marges. Transposé dans le poème, cet effet de connivence, cet entre-soi ironique jubilatoire, est un état de l'atmosphère, une vibration dans les couloirs de l'époque (où l'on a tout à craindre des accès du sérieux). La scansion de plectre, le ton mat modérément martelé de bois dur de l'impersonnelle, abstraite causticité, en voici :
«Foot-ball Club n'écrit pas ? c'est parce qu'il n'aime pas
les chansons de variétés intéressantes (pourquoi aimer flapi V.I.P. ?)
Foot-ball Club n'écrit pas ? C'est qu'il fait la part des choses entre
son ambition d'être poète et son envie de tackler par-derrière, etd'apathique
regard sur les trémoussements ou-et les play-backs.
Foot-ball Club n'écrit pas ? Trop de Nagasaki à ne pas dire,
trop peu de gros messieurs ou de gros monsieur, trop peu de fumierà dire.»11
où le tri-syllabisme sautillant de FOOT-BALL CLUB, comme nom propre (une personne) ou comme inepte et monocorde ritournelle de commentaire sportif flottant (une laborieuse digestion télespectatrice ó "apathique regard") musique avec NAGASAKI (un précipité de crécelle, d'une béance apocalyptique bien repérée), avec des barbarismes familiers de l'audiovisuel, des anglicismes techniques, sportifs, journalistiques, des acronymes et d'autres trémoussements indifférenciés ("ou-et") d'images et de langage confondus ó tout ce que précisément ne peut intégrer l'écriture comme activité créatrice autonome par défaut de faire-valoir (du [ou de la] télé-spectacle, par exemple) ó un petit fumier d'affects dévitalisés. Le fumier, ce peut être également la matière même de l'ambiance du tout-venant sur lequel le jugement (esthétique) peut buter (où l'esthète s'enroue) mais par lequel sainement le poème rythmiquement sec, lui, peut bourgeonner ó l'humus même.
Ce fragment de Garde-manche hypocrite trouve son rappel notamment dans un fragment de Verre de l'époque Sur-Eddy (p. 59) ó une variante au rythme analogue, qui amènera quelques remarques sur les rappels périodiques, les réminiscences, les autocitations dans l'écriture de Philippe Beck, mais qui pour l'heure dénote la persistance d'une scansion prosodique essentielle et de sa distante pudeur :
«Variété Récrivain n'écrit pas ? C'est qu'il fait la part des choses entre
jaloux d'être poète et amateur de froufrous.
est-ce que : candeur étoilement, est ce que " Combien " ?
Foot-ball Club n'écrit pas ? Trop peu de fumerie
à dire.»
ó "candeur étoilement" ("étiolement" ?), "fumerie" ... drogue lyrique, sans fumier ?
Les motifs sont éclatés, diffractés, contractés. Ces dispositifs multiples ne sont pas sans évoquer les pratiques picturales variées qui découleraient du cubisme. De fait, on pourrait dénombrer les expressions, les groupes de mots qui migrent d'un recueil à un autre, d'un poème à un autre, d'une partition à une autre, comme les signes de prédilections chez les peintres passent d'un tableau à un autre, jouant de disséminations ou de superpositions, voire de répétitivité. Et ces divers éléments de "contrepoint" ou de "composition" s'articulent entre eux, comme des rappels en lieu et place d'assonances qui structuraient naguère l'écriture poétique, cette rigueur là étant bien sûr d'un autre ordre** :
«Eddy Mitchell, en premier chanteur qui ait poétisé le financier ó»12
«Il ne faut pas pomper du tout. Qu'il pompent : et ils paieront (parle clairement le quasi sermonneur, allé sur son autoroute). Il faut pomper, pour payer.»13
«Le sérieux ne se pompe pas définitivement»14...
et les dérivés : pompés, apompiques aux fortunes associatives diverses, modifiant à chaque fois les attributions de sens.
D'autres mots en transit : sérieux, sérieusement, provisionner, allongement, allongé ...
«Il est pompé par provision, un sérieux du verre»15
ó voir aussi par ailleurs les attributions du verre en divers passages, qui n'est pas un thème fugace dans l'oeuvre, comme on pourra le percevoir.
Mots identiques, configurations différentes : couleurs (du verre ó Scheerbart), palette (Kupka), rapports d'intensité, jeux de sens.
RÉFLEXION, DIFFRACTION, CRISTAUX
Un poème cristallise une configuration rythmique de fond. De là à penser, des quelques points qui précèdent, que le seul grésillement phonétique est le bruit de fond originel qui fait advenir un poème, sans autre dispositif confluent, il n'y aurait que le pas vite franchi d'un monisme mystique fusionnel ou, à l'inverse, celui de sa réfutation drastique au nom d'une exigence du sens thématique préalable qu'il suffit de décrypter sous l'apprêt ó ou l'astuce ó rhétorique (machine herméneu-pneumatique de magister).
Il a été dit, cependant ó et quelques citations tendaient à le révéler ó qu'on ne saurait dissocier ce par quoi l'oeuvre se constitue (pour se clore) en ensemble organique. Le désir d'oeuvre se capte et s'exprime à l'évidence au sein d'un courant de culture diversement assumé, d'expérience, de perceptions, et de représentations collectives et inconsciemment individuelles, dans une mosaïque de signes. Ce désir s'agrège à l'appel d'espace vierge, de suspension de sens, de clarification, de pauvreté essentielle (sacrifices, renoncements, réfutations ) : parenthèse de silence sous tension dans le remous ambiant ó des pôles sont chargés : entre eux vont s'exercer des rencontres.
La mosaïque des signes est un jeu d'éclats transparents, translucides, opaques, en miroir. C'est in fine un ensemble concret, perceptible dans le recul, et peut-être barbare : un beau risque.
«Est-ce qu'il a, au domicile, une chambre à brouillard pour un texte ?»16
L'éclat, la brisure, les jeux réfléchis (des transparences du sens) prennent corps dans "Verre de l'époque" avec la référence cryptée à l'ouvrage de Paul Scheerbart "L'architecture de verre" où cet auteur imagine, pense et anticipe un habitat planétaire construit avec ce matériau. Les couleurs et la lumière, diversement traitées, traversent cette vision à la fois utopique, prophétique, et en même temps concrète, documentée, d'un monde rendu à la transparence d'une table rase constructive.
L'autre référence au verre a trait au récit des "Nouvelles exemplaires" de Cervantès : "le Licencié de verre". Il narre avec célérité les années d'apprentissage du brillant étudiant, modeste d'origine qui, au retour d'un voyage formateur, se fait ensorceler par le philtre d'une séductrice qu'il avait éconduite (par indifférence à autre chose que l'étude). Ce maléfice le rend fou au point de se croire de verre, fragile comme lui, vulnérable au moindre choc matériel. Ce statut de vulnérabilité reconnu et accepté par la communauté (sa bienveillante compassion) l'autorise à exprimer à qui veut l'entendre des avis peu orthodoxes sur les institutions, leurs acteurs et représentants désignés : opinions reçues avec la déférente attention due au sage (ou bien avec tolérance, indulgence, celles qu'on accorde au fou d'un roi ó et peut-être à son poète inspiré [Le Catulle de César]). Les soins miséricordieux d'un moine le libèrent de son envoûtement ; il retrouve ainsi la respectabilité sociale d'un haut clerc de basoche, et avec elle le chemin de conventions, d'obligations institutionnelles qui le mèneront en Flandres, sur le terrain des batailles où il perdra la vie. Étroite symétrie entre transparence, fragilité, impertinence d'une part et conformisme, respectabilité et mort de l'autre.
Ce jeu iconographique de références, Philippe Beck l'évoque d'une manière le plus souvent diffuse à travers son recueil, sans qu'il soit pour autant matière à rhétorique didactique, fut-elle sous-jacente. C'est un matériau entrant dans une composition à l'ensemble complexe, abstraite, organisée par segments, par plans disséminés se renvoyant les uns aux autres. On pense à des effets réfléchis ou bien diffractés. Ce qui est ainsi réfléchi, ce ne sont pas incidences visuelles, des figures à proprement parler métaphoriques ou symboliques, mais de petites unités discursives empruntant aux divers modes du monde ambiant tel qu'il se donne à lui-même : ses modes de langages institués, ses mises en conditions médiatiques, son univers de variétés "diverses et variées" ó son fumier à (h)umer. Le mot "réfléchi" se trouve ainsi à la rencontre d'un sens double.
«Un licencié de verre est complètement érudit. Le verre sérieux voit son sérieux brisé. Le verre qui marche est marqué, il n'est pas arrivé à bon port.»17
Noter en général que les insertions de plans, de rayons incidents ou réfléchis, et démultipliées, ne sont pas sans évoquer la notion deleuzienne ou leibnizienne de plis. Qu'on évoque ainsi les rencontres, les aléas de brassages d'idées, de perceptions, d'images (ou de fantasmes oniriques) dans les réseaux, les circuits de neurones. Des éléments à la jonction d'autres, dans le réel fourmillant, produisent de nouvelles entités mues par (et vers) d'autres pour des configurations provisoires de déplis. La résultante du poème peut s'en faire l'expression, comme tout acte ó pris entre «l'imprévisible et l'irréversible» (Hannah Arendt).
Sans toutefois pousser trop loin les similitudes, la poésie de Philippe Beck se fait l'écho de ce réalisme du pli que l'on rencontre dans les peintures de la maturité de Kupka ou dans les pliures textiles méthodiquement maculées de Hantaï. On peut cependant être tenté d'y percevoir l'humour d'une certaine réminiscence "cubiste"ó et donc, du moins par allusion, picturale. Ce passage de Garde-manche hypocrite (p. 10) ó «Le rude boeuf préfère le côte à côte au face à face ; plutôt, il préfère mieux le face à face dans le délié ó débrouillé ó côte à côte, compris comme face à face et voisinage» ó où l'imaginaire reconstitue le syncrétisme analytique des angles de vue juxtaposés par les effets de plans contigus, voire opposés par la pointe comme les morceaux d'une vitre : côté, face, voisinage. Découpage lié/haché dans un style résumé, encore une fois économe de son souffle : un descriptif clinique, un bruit de craie au tableau. Tout à dire est dans le masque (le masque à sang froid de la tête plate du saurien, très cubiste, avec son oeil de face qui regarde de côté ó l'oeil fixe sans paupière, l'étroite fente vigilante, l'inexpressif radical, efficace).
Pour Kupka, tout art est concret : couleurs, formes, matières. Tout art de surface et de langage serait de pure figuration : mimétique en quelque chose ó si on ne limite pas la "chose" à ses repères d'utilisation habituels, à des concepts et des objets normés, classés, quantifiés. Mais en fin de parcours, ("le nez sur la toile") l'objet d'art est opaque, irréductible à autre chose qu'à ses seules qualités sensibles. Tandis que la plus minutieuse description ne rendra jamais matériellement présente la chose qu'elle entend évoquer par les vertus du langage : on juxtapose des concepts, on sélectionne, on rend "opératoire". Plus les mots sont nombreux et précis, plus le réel décrit se dissémine, s'opacifie dans le mental (nuage d'encre et de langage). Deux clôtures d'abstraction.
Philippe Beck rend sensible cette paradoxale abstraction : quintessence descriptive de fragments de discours identifiables, réalistes, souvent récursifs, mais dont les repères visuels renvoient davantage, et le plus souvent, à des sens latents d'aphorismes imagés qu'à des contenus de perceptions : ici, on ne plante pas le décor. Ce sont des brassages de provenances multiples flottant dans l'air urbain médiatique (ou aussi bien dans celui des praticiens de la culture) réverbérés sur toutes les fréquences hertziennes par une espèce de "Planète X" ó et comment, depuis cette Planète, le langage des mots humains peut être enregistré comme un bruit de monde, un son (animal, minéral, géologique, machinique ó ou à la rencontre), et perceptible non comme "essaim bourdonnant" de l'Autre (sacralité, nostalgie du séparé insevrable), mais plus froidement, comme altérité intéressante, comme conscience en surplomb d'elle-même, gageure d'impossible à quoi vise pourtant toute connaissance par poésie), et braquant lorgnette d'en haut sur ce monde là entrevu comme un énigmatique ethos, par exemple d'insecte ou d'oiseau.
ó Noter que cette Planète X n'est pas sans évoquer le classé X : non pas spécialement celui d'une quelconque industrie de l'obscénité, mais d'un peep show de la "compulsion à connaître" (ou comprendre) l'énigme de l'exhibée-inconnue du langage dans le poème ó tentative, il va de soi, toujours jouée et déjouée.
On serait tenté d'affirmer : est langage poétique celui qui n'émane que du seul point de vue de Sirius. Une autre proposition est possible : cet étrange bruit d'élytres serait le fourbi d'un pré tout entier, auquel le langage minuscule de l'homme participe sans jamais en sortir, et dont il tenterait de s'extraire comme objet singulier porté à sa propre attention (narcissique). La question du signifié abstrait, figuratif, objectiviste y est accessoire : ó il y a de l'abstraction dans un poème objectiviste, ou encore un poème de Tu Fu, comme il y a, mutatis mutandis, de l'abstraction (réseau régulateur, platonisme, transposition ...) dans la peinture de Nicolas Poussin, de Rubens, ou encore de Vermeer ; et il y a du figuratisme chez les peintres Picabia, Sigmar Polke ni plus ni moins que chez Rothko ou Motherwell, comme il y a du figuratisme chez le poète Philippe Beck ó un figuratisme de strates, d'interférences. Fondé pour l'essentiel sur du considérant, du mime discursif, un dispositif acéré, "clignant de l'oeil", scénique à part soi des représentations indirectes qui en émanent ó «autre nuage [du] travail dans le travail»18 ó chaque poème y est chambre de discours porté aux limites de sa disjonction ; il résonne de timbres multiples : steel-band d'éléments de commentaires, référentiels, mimétiques ó zapping radio-télé distant ou posture énigmatique de démonstration magistrale, prise dans le souffle, sans ostentation parodique (étant ailleurs). La voix blanche de Ph. Beck est portée par une abstraite ironie, un esprit d'ironie-vocoder ó une mise à distance par la sorte de substitut vocal de la vivacité masquée.
Claude Salomon
Notes
RÉCITATIF : sorte de déclamation notée, chant qui se rapproche, par la mélodie et le rythme, de la coupe des phrases et des infléxions de la voix parlée (Dictionnaire).
Le recitativo secco de l'opéra baroque apparaît comme un ensemble de transitions vocales accompagnées d'accords de ponctuation plaqués à la basse continue (clavecin ou orgue) entre deux airs chantés et les développements instrumentaux aux richesses mélodiques et expressives très variées, donnant couleur au drame et exaltant les virtuosités vocales ; il explicite la tournure du drame. La ligne mélodique à peine notée, se limite à quelques indications d'accent sur ces accords de base.
* «Une analyse [ ] du processus imaginatif montrerait sans doute que ce qui est déterminant et joue un rôle énergétique, ce ne sont pas les formes, mais ce qui porte les formes, à savoir le fond qui est le système de toutes les formes, ou plutôt le réservoir commun des tendances des formes, avant qu'elles n'existent à titre séparé et ne soient constituées en système explicite.» Gilbert Simondon ó Du mode d'existence des objets techniques, p. 58, Aubier, 1968.
** «Je tiens beaucoup à la poétique du rapprochement. Le côte à côte lointain des phrases ou des motifs (que le lecteur peut penser ensemble), la variation à distance, font l'étrange verticale du poème. Verticalité = la dimension où le sens s'élabore par des recoupements (la rime sert à ça également). La lecture comme enquête non policière, car il y a toutes sortes de criminels ...», Philippe Beck.
1 Philippe Beck, Verre de l'époque - Sur-Eddy, Al Dante, 1998, p. 49.
2 Coleridge, Dit du vieux marin, Traduction Henri Parisot, José Corti.
3 Ph. Beck, Chambre à roman fusible, Al Dante, 1997, p. 73.
4 Ph. Beck, Verre de l'époque Sur-Eddy, op cit., p. 12.
5 ibid, p. 45.
6 Ph. Beck, Garde-manche hypocrite, Fourbis, 1997, p. 30.
7 ibid, p. 31.
8 ibid, p. 42.
9 Ph. Beck, Verre de l'époque Sur-Eddy,op cit, p. 45.
10 Ph. Beck, Chambre à roman fusible, op cit., p. 13.
11 Ph. Beck, Garde-manche hypocrite, op cit. p. 35.
12 ibid., p. 12.
13 ibid., p. 42.
14 Ph. Beck, Chambre à roman fusible, op cit., p. 12.
15 ibid, p. 49.
16 ibid., p. 22.
17 ibid., p. 49.
18 ibid., p. 22.
Philippe Beck cf.notice de l'auteur