Prétexte éditeur
Revue
Edition

Présentation
La critique littéraire
Les traductions
Presse index
Catalogue prétexte
Les entretiens
Les bibliographies
Les liens
Plan du site

Le critique littéraireeMail
 La critique littéraire > Articles : fr > François Bon

François Bon
Les langages de François Bon
(Prétexte 7)


    a réflexion de François Bon sur le langage est prégnante dans toute son oeuvre. Elle surgit par intermittence de manière décisive dans le corps de ses récits, et plus systématiquement dans l'étude qu'il a consacrée au Pantagruel de Rabelais1. Le titre seul du troisième chapitre, "Langue, folie, subversion", est à cet égard éloquent. On pourrait à partir de ce travail moins universitaire que passionnel s'essayer à trouver des filiations précises entre les textes des deux écrivains, mais il s'agit plus ici d'entrevoir un aspect dans une démarche globale dont Rabelais partage probablement la paternité avec bien d'autres figures qui se croisent depuis Sortie d'usine jusqu'à C'était toute une vie2 - les tragiques grecs, Saint-Simon, Faulkner, Michaux sont les premières qui me viennent à l'esprit. Pour l'heure, rappelons-nous les rencontres de Pantagruel avec le Limousin ou avec Panurge qui inventorie en quelques pages plusieurs langues cousines (italien, allemand,...) : on retrouve ainsi dans cet «inventaire des formes affleurantes du langage» l'encyclopédisme enthousiaste de la Renaissance, mais aussi l'ambition pédagogique de favoriser les échanges intellectuels et linguistiques.

    On peut dire qu'à l'instar de Rabelais François Bon n'a «jamais senti la langue dans un rapport uni. Au contraire, une polyphonie de registres /.../»3. Voilà le point d'ancrage, ce qui motive par exemple ce répertoire d'idiomes dans Calvaire des chiens 4, roman qui notifie bien l'enjeu à travers les voix d'Andréas («Et Andréas /.../ gardait dans son explication ses travers allemands, inversions bizarres des genres /.../», p.103), de Raymond («Il avait des phrases comme ça, /.../, décrochées d'un bloc et bizarres», p. 113), ou de Martial («C'est quand même un type qui parlait drôlement», p. 91), etc. L'ombre de Rabelais se profile donc, plus encore peut-être dans l'axiome qui ouvre la cinquième partie : «Sauver sa propre langue en l'envisageant à partir de la langue étrangère» (p. 151). Malgré tout, je crois que François Bon se défie du rôle et de la responsabilité que sous-tend un sentiment trop zélé de la langue. Dans un entretien, il déclare «qu'il vaut mieux mille aveugles dans un jeu irresponsable de la langue, c'est elle qui décidera son chemin» 5. Ainsi, «faire l'inventaire jamais répétitif des formes affleurantes du langage» ne traduit pas nécessairement une vocation humaniste, ou tout au plus dans une proportion qui se mesure. Le langage intéresse François Bon moins pour la faculté qu'il a de désigner des différences culturelles que pour le rapport qu'il entretient avec l'écriture, en outre parce qu'il coïncide avec une expérience viscérale dont il est le bredouillement, et dont le texte se fera le dépositaire. Il ne s'agira pas en conséquence d'être complaisamment naturaliste, mais de scruter intuitivement -poétiquement- le processus de l'écriture.

    Le dernier écrit de François Bon, C'était toute une vie 6, devrait m'aider à illustrer ce qui vient d'être posé. L'auteur, toujours soucieux des difficultés du quotidien chez ses contemporains, s'inspire des expériences des ateliers d'écriture qu'il a vécues auprès de jeunes dont la vie, «par l'extrémité où elle les porte, /..../ les fait prendre au langage sa propre extrémité, cette zone de pure connaissance dont nous sommes privés, sauf à lire les livres de ceux qui ont payé si cher» (p. 85). Voici donc situées sur un même plan les voix des exclus de la culture (Zohra, Marie-Noëlle, Frédéric,...) et des écrivains (et lesquels, aux biographies les plus tortueuses : Nerval, Rimbaud, Michaux, c'est ce dernier qui ouvre et ferme le livre, avec des lignes extraites de L'Infini turbulent) : une grande part du récit fait place aux productions des jeunes que F. Bon met souvent en regard d'une phrase d'un auteur. On habilite de cette façon une langue à la frange, non un argot ni un patois, mais une langue refoulée, issue des gouffres, qui a buté contre les concepts, contre les objets, contre le dire de sa propre et difficile expérience, qui pour ces raisons même renvoie directement aux sujets écorchés qui l'énoncent. Et c'est ce que doit (re)trouver la littérature, cet état de dispersion qui puisse créer de «stupéfiantes collisions de mots» comme chez Rimbaud (p. 120), que certains peuvent payer cher en effet, de leur équilibre. Ces citations des récits de Zohra et des autres ont une particularité de taille : elles sont restituées dans leur premier état de formulation, telles quelles, incorrections comprises. En conséquence, si l'on habilite une langue à la frange, c'est une conception normative de l'écriture qu'on subvertit tacitement : deux mouvements simultanés qui s'opèrent traditionnellement envers et contre tout depuis Villon jusqu'à Céline via Rabelais. Il y a donc quelque chose qui côtoie les Belles Lettres en France, nous dit François Bon, qui est implanté, mais «qui reste toujours une transgression»7. On trouve chez Gérard Genette une tentative de systématiser, aux côtés d'une littérature de fiction identifiable selon certains critères, pour ne pas dire des normes (structures, énonciation, invention,...), une littérature de diction, «qui s'impose essentiellement par ses caractéristiques formelles», comme par exemple «une formule qui vous fascine hors de toute signification perceptible» 8. Je doute que ce théoricien ait songé à intégrer des écrits tels que ceux de Zohra dans sa classification, mais il a le mérite de démoder les catégories aristotéliciennes (le "noble" et le "vulgaire") qui ont hanté quelques siècles d'analyse littéraire et retardé la reconnaissance de genres importants (le "lyrisme"). Aussi (re)pose-t-il la question suivante : «qu'est-ce qui fait d'un texte une oeuvre ?» (p. 38). François Bon me paraît vouloir nous faire partager ce type de préoccupations, à ceci près qu'il cherche à remonter plus loin dans le processus en demandant plutôt : «qu'est-ce qui fait d'une expérience un texte ?». Qu'il devienne oeuvre (d'art) est un problème subsidiaire, puisqu'au fond, qu'on soit Rimbaud ou Zohra, on a peu de prise là-dessus. La diction seule importe en effet, car elle seule a le pouvoir de mimer un rapport au monde que fomente le dérèglement de la vie.

    Voyons quel éclairage ces conceptions apportent sur l'écriture proprement dite de l'auteur. Considérons quelques ouvertures de livres : «Une gare qu'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt, sept heures au plus, c'est nuit encore» (Sortie d'usine) ; «Car qui sait ce qui corrompt la vie des hommes» ( Le Crime de Buzon) ; «Et si la solitude épouvante» ( Décor ciment) ; «D'un monde emporté vivant dans l'abîme, et nous accrochés au rebord, qu'il avait requis et modelé pour lui» ("Aux morts", in Temps Machine). Que nous disent ces phrases ? Comment nous sont-elles données ? «Une phrase nous est donnée dans le temps, nous guide Laurent Jenny, c'est-à-dire dans la dynamique d'une clôture virtuelle» 9. C'est pourquoi, en général, une phrase démesurée nous fascine : elle prétend repousser la limite que lui impartissent le temps et notre souffle. Chez F.Bon s'observe cette conscience exacerbée de la "clôture virtuelle", une clôture qui paraît en revanche plus acceptée que conjurée : sa phrase est irrémédiablement tronquée. A cet égard, on peut supposer que l'écriture de François Bon traduit l'appréhension d'un monde que la technique aurait dû idéalement conglomérer et rythmer (voyez l'échec de la Communication, où la vitesse s'accroît aux dépens du sens, et l'émiette).

    Aussi, en dépit de la grammaire qui ruine dans son abstraction toute éventualité de mimétisme entre une réalité et un texte, l'auteur cherche à nous restituer une expérience : «Une revanche qu'on voulait de mots et d'une langue qui ressemble à tout ça, les bruits, le fer et l'endurcissement même /.../».L'écriture peut donc avoir une "force mimétique" (L. Jenny) ; elle s'actualise dans les sonorités («Car qui sait ce qui corrompt...» : les allitérations nous parviennent nettement, bruyantes et brusques), dans un désordre qui contraste avec l'organisation ambitionnée de nos sociétés techniciennes, dans l'effacement du narrateur enfin, d'où cette particularité de nous livrer les phrases en cours - in médias res dirait-on d'un récit - et de brouiller les marques de l'énonciation.

    Car, en effet, qui parle ici ? La question a déjà été ressassée au fil du siècle, et François Bon arrive après l'effondrement (narcissique) du sujet, autopsies faites. Aussi, dans C'était toute une vie en particulier, le "je" devient un dire difficile10 - lui sera souvent préférée la neutralité du "on", neutralité qui autorise l'appropriation virtuelle du texte par le lecteur. C'est donc une hégémonie consumée qui s'annonce à l'orée de ces livres : le sujet-écrivain, aux dépens d'une omniprésence et d'une omnipotence artificielles, est moins tenté de reconstituer un univers que de nous faire, nous lecteurs, contemporains de ce qu'il éprouve.

    Mais encore une fois, qui parle ? Une existence, aimerait-on dire simplement, une "expérience autre", qui prévaut contre la "maîtrise des mots", qui a toujours prévalu contre elle me semble-t-il, et contre toute idéalisation de la littérature.

    Jean-Christophe Millois

    Notes 
    1 La Folie Rabelais. L'invention du Pantagruel, Editions de Minuit, 1990. 
    2 Ed. de Minuit, 1980 et Verdier, 1995. 
    3 "Côté cuisines", entretien avec Sonia Nowoselky-Müller, L'Infini n°19, été 1987. 
    4 Ed. de Minuit, 1990. 
    5 Revue Barca, 1995. 
    6 Verdier, 1995. 
    7 "Côté cuisine", p. 61. 
    8 Fiction et diction, Seuil, 1990. 
    9 "Lecture figurale : la phrase et l'expérience du temps", in La parole singulière, Belin, 1990. 
    10 Les grands textes comme Le Bavard ou Malone meurt, tout en le démystifiant, scandent encore l'ego de leurs auteurs.

    François Bon cf.notice de l'auteur

> Retour au sommaire : "Articles : fr"
 
 ©