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 La critique littéraire > Articles : fr > Jean-Patrice Courtois

Jean Daive
Le Corps poétique : "entre énigme et génération"
(Prétexte 2)


«Stries  lignes dans l'innombrable

soi parmi l'usure
parmi saccage   oeil
usure
des mondes
entre énigme et génération»1

Les poèmes de Jean Daive forment un monde troué, celui de la page blanche que des signes d'encre noire viennent hachurer. Le corps de l'écriture y est mutilé d'espaces manquants, et dans cette nouvelle configuration du vers poétique óqui perd sa linéarité, sa détermination presque physique d'objet grammatical correct et finió s'ouvre la finitude de la phrase. Le sujet vient à s'absenter, et c'est pourtant dans la réalité même de cette absence, son inexistence graphique, que semble se faire entendre une présence nouvelle, comme s'il fallait au discours un mourir immédiat qui permette la renaissance d'une langue, la sortie du néant : «langage  ô  (      )    et non pas plutôt rien» 2. C'est, écrit Bernard Noël, «l'excatitude, le respect du troué, qui partout met des bouches, d'où vient l'haleine de l'envers. Il n'y a du mental qu'aux commissures, là où bave le blanc, qui dissout l'inutile.»3
 Cette fragmentation de la page s'étend à l'ensemble de l'oeuvre, et la plupart des recueils de Daive s'articulent ainsi autour de séquences, de "séries scéniques"4. Les chiffres alternent avec les lettres, découpent l'espace, marquent la multiplicité des choses et des êtres que le poème de parvient jamais à saisir dans son ensemble. La parole poétique, ici, est sans clôture possible, ni virgules, ni points ne viennent scander ou mettre un terme à la phrase. Seul le blanc marque, rythme l'écriture ; et chaque décalage, chaque manque d'un mot, inscrit un peu plus de chaos dans l'itinéraire initiatique d'une voix qui ne parvient pas à trouver le mot qui puisse dire le réel. Lorsque le point est enfin retrouvé, il ne fait que prendre la place de l'espace d'absence, telle une faille, un gouffre circulaire qui aurait avalé chaque mot manquant :
 
      «Mais le texte
      est. Traits. Points. Sans
      image.»5

      «La réponse se fait attendre
      pour qui. Le danger.
      La déchirure.»6


 Dans cette parole en exil doit pourtant s'effectuer notre lecture, et comment ne pas s'arrêter, se sentir un instant déstabilisé par cet inaccomplissement chronique qui paraît exclure toute énonciation aboutie, nous renvoyer à un lieu trop hermétique pour pouvoir le percer à jour ? C'est que l'hermétisme vient de notre désir de discours, de notre habitude de lecture facile qui veut des réponses, des approfondissements, et qui soudain se heurte, non pas à une autre façon d'écrire, mais peut-être plus profondément, à une autre façon de lire, dont le prolongement est un perpétuel retour sur lui-même : «la profondeur    son fragment / (témoin)»7. Ce démembrement du corps de la langue s'exprime en effet au présent, au passé parfois, jamais au futur, comme si aucune promesse d'avenir ne pouvait se faire entendre, mais, de même, comme un refus d'une fin assignée, d'une mort. C'est que cette mort s'inclue tout entière dans le présent et ainsi la main écrivant, «main sarcophage»8, s'égare dans la quête d'un terme introuvable, blesse le langage, tente de formuler des mots, des verbes étranges qui portent, à chaque apparition, un peu plus de mort en eux : «Criangulation»9 (cri et strangulation), «Néantuple»10 (Néant et multiple), etc... Mais «perdu(e) dans la contemplation de sa fin / la négation se détache d'elle-même» 11 et, au fil des absorptions du dire dans les gouffres d'absence que créent le poème, des rejets successifs, des exclusions et des effacements, la parole, après avoir subie sa mort intérieure, être devenue étrangère, revient à elle-même. Comme si l'Un et l'Autre, envers et contre tout, aboutissait au Même, comme si la parole ne parvenait jamais à être tout à fait exilée, et finissait, malgré la mort, par se réinsérer dans le monde : Phénix renaissant de ses cendres :
 

      «dans
      le corps   (dans le buisson)   une bouche
      se souvient
      d'un alphabet-signe
      de
      l'autre et de l'autre mort»12
 La structuration interne des poèmes de Daive, ce puzzle impossible, est bien tel un squelette humain dont on aurait dispersé les os, que l'on chercherait à rétablir dans son état originel, à remettre en forme et, en quelque sorte, en vie, sans parvenir toutefois à s'ôter la sensation d'une mort omniprésente. Et «laissant la mort inachever l'oeuvre»13, le poème se fait allusion, énigme, ellipse, un corps syllabique qui n'expire qu'un souffle, non pas un récit déterminé, avec une fin, un commencement, non pas un discours, une explication, mais cette voix inarticulée, «lorsque des yeux poussent hors du langage»14, et viennent éclairer le monde : «pure lampe de nul livre»15.
 
      «La mort ainsi inscrite pour une dernière fois
      sortie
      d'une septième peau
      alors que
      tout est commencement par-devant l'oeil
      ouvert avec le jour»16.


Lionel Destremau

Notes
1) Jean Daive, Le cri-cerveau, Gallimard, 1977.
2) Jean Daive, Fut Bâti, Gallimard, 1973.
3) Bernard Noël, Texte écrit à la suite de L'Absolu reptilien de Jean Daive, in Orange Export Ltd 1969-1986, Flammarion, 1986.
4) v. Jean Daive, les recueils portant le titre suivant : Le jeu des séries scéniques, et 1,2 de la série non aperçue, Textes/Flammarion, 1975.
5) Jean Daive, Narration d'équilibre 4-W, Hachette/POL, 1985.
6) Ibid.
7) Jean Daive, Fut Bâti, op cit.
8) Ibid.
9) Jean Daive, Criangulation, Fragment, Cahier n°2, 1972.
10) Jean Daive, Fut Bâti, op cit.
11) Jean Daive, Décimale blanche, Mercure de France, 1967.
12) Jean Daive, Fut Bâti, op cit.
13) Ibid.
14) Jean Daive, Le cri-cerveau, op cit.
15) Jean Daive, Décimale blanche, op cit.
16) Jean Daive, Fut Bâti, op cit.

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