Le moi s'étant réfugié dans l'anonymat d'un on parce qu'«il faudrait durer de façon plus stable pour pouvoir dire sans rire : moi...» (C,23)*, les poèmes d'Antoine Emaz nous emportent dans une intériorité sans nom qui se débat «dans ce qui n'a pas de nom» (C,53). Nous sommes ainsi projetés, sans autre appui que quelques mots brefs, douloureusement arrachés par le poète au flux du langage, dans un monde glissant et hostile où le on tourne en rond, pareil à une «bête oeillée» (F,22) promise à l'abattoir. Poésie d'angoisse existentielle, l'oeuvre d'Antoine Emaz se présente aussi comme la quête exigeante d'une langue susceptible de résister au temps, de lutter contre l'informe.
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Au mot angoisse, Antoine Emaz préfère celui de peur, plus mince, plus léger. Pourtant, c'est bien d'angoisse qu'il s'agit dans le «Poème de la peur» qui ouvre C'est, une angoisse existentielle qui s'empare du on de ses différents livres et le met en présence du rien : «on scrute sans voir / sans savoir ce qui vient» (C, 15), un rien que symbolise la couleur blanche, que ce soit celle du jardin enneigé dans Entre (E, 38) ou des murs dans Fond d'oeil (F, 15-16). Le on se heurte à ce rien, s'y blesse - le mur carrelé est taché de sang - et se débat dans une «nuit blanche / d'un coup / tombée» (E, 36). Nous sommes bien ici «in der hellen Nacht des Nichts der Angst», «dans la claire nuit du rien de l'angoisse»1 qui place l'être-là, qu'Antoine Emaz préfère nommer on, devant l'étant dans son ensemble. La disparition des choses sous la neige ou dans la nuit laisse le on démuni, perdu devant un monde vide. Il tente de lutter en rappelant les morts et les paysages à sa mémoire, mais celle-ci n'obéit plus ; au dedans comme au dehors, c'est le même brouillard : «on ne retient pas - on se maintient seulement dans le silence ouvert d'une nuit sans saisir ce qui vient et s'efface entre les doigts - terre et mots passent glissent lents passent reforment d'autres figures et ce peuvent être des morts des nuages ou d'anciens arbres qui se succèdent» (E, 26). L'absence de virgules s'accorde ici avec le glissement éprouvé. Tout glisse car, comme l'écrit Heidegger : «Dans l'angoisse, l'étant dans son ensemble devient chancelant»2. A travers une phénoménologie poétique, Antoine Emaz recrée l'atmosphère d'angoisse qui pèse sur l'homme - poète ou lecteur confondus dans le on - écrasé par le poids de son existence. A l'origine de l'angoisse se trouve le flux des choses, car ce "roulis" entraîne tout avec lui : «on voit le poème fondre» (P, 45). Le poète rêve d'un moment de répit : «ne plus tenir // les choses peuvent passer / on s'écoule / dans le ralenti du temps // (...) // être là / dans l'épaisseur qui glisse / suffit» (P, 43), mais cet abandon est dangereux. En effet, l'entrée dans le courant n'est pas sans risque pour le poète qui voit ses vers secs se mouiller et devenir "glaise". Suivre le cours du temps, c'est vivre dans la boue, l'informe et donc consentir à l'oubli des êtres et des choses au fond de la mémoire. Le motif de l'enlisement est récurrent dans l'oeuvre d'Antoine Emaz ; que la terre menace le corps : «l'eau monte / et le sable et la terre dans l'eau // on se tait // dans la boue froide» (C, 14), ou l'esprit : «la main fouille / une brouille d'images / et soulève / une vase» (E, 74), c'est le langage qui est atteint. Face à cet ensevelissement qui affecte l'intérieur comme l'extérieur, qui frappe hommes et choses, le poème devient un acte de résistance. «Il y a une force de refus dans le poème», déclare Antoine Emaz interrogé par Emmanuel Laugier dans Le Matricule des Anges3. Ecrire, c'est se révolter contre l'inacceptable, c'est repousser l'enlisement dans la matière et dans l'oubli par la création du poème comme forme : «on avance lentement / uniquement maintenu / par le refus de se coucher ici / dans cette vase / d'avoir dans la bouche / la vase / les mots et la terre ensemble / dans la bouche» (C, 75). Mais peut-on écrire hors du flux ? Ne faut-il pas y puiser la matière même du poème ?
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Avec Entre, le poète veut «prendre le flux, le mouvement d'un soir, et descendre son courant lent» (E, 11). Il y suivra effectivement la transformation d'un jardin au cours d'une année. Le on, malgré la douleur qui «occupe la cage» (E, 15), malgré l'insatisfaction aussi, car «l'Ïil ne peut s'attarder assez» (E, 82), tente de puiser dans le fleuve de l'existence la matière de ses mots. Le poète laisse venir la langue humide de la prose pour suggérer que «ça fuit» (E, 89), mais il rejette la tentation de la profusion pour s'intéresser au "peu" et l'hiver sera l'heureuse saison du poème sec : «il y a encore dans l'herbe / comme des mots rétrécis // ce n'est pas facile à saisir» ; «tout est si net // les mots se mettent / à couper les doigts», mais c'est là que l'essentiel s'accomplit, que le temps se fige et que mots et choses coïncident dans l'immédiat : «dans les mots / du très peu / dans les mots / seul / toucher l'hiver» (E, 62-63). C'est avec ces mots simples que le poète peut "toucher" les choses, les saisir dans une immobilité quasi miraculeuse : «cela ne bouge pas». Avec le gel, le flux s'est arrêté, au dehors mais aussi au dedans. Comme pour Mallarmé, l'hiver est pour Antoine Emaz «saison de l'art serein»4. La lutte contre le courant est également une lutte contre la mort. Le poème s'écrit contre l'oubli des morts, contre l'étouffement de leur voix dans la terre qui emplit la bouche et contre la confusion des images dans la mémoire qui efface leurs visages. Du mort, Antoine Emaz dira : «il est là / longtemps / dans le poème blanc / intact // après / il s'en va / dans la mémoire / commence son lent / éparpillement» (P, 59). Avec des «mots pâles», le poète invite son lecteur à «un bercement un calme / comme ondulant sur l'étendue des pages / un chant à bouche fermée / sans âge» (P, 71). Le chant de ses vers courts sera «une basse continue des morts» (P, 73), un chant que le poète préfère aux envolées lyriques presque absentes de son art car il voudrait que le poème soit «dans le tarissement du chant»5. C'est la voix presque imperceptible du on étouffé par le poids de l'existence qu'il nous donne à entendre dans l'alliance d'une prose elliptique et de vers entrecoupés de longs silences. En effet, accueillir le chant, ce serait risquer d'oublier la menace. Antoine Emaz préfère l'envol de quelques mots légers à ceux de longues phrases rythmées qui épouseraient le mouvement du courant. Seules de rares évocations de paysages maritimes comme dans Poème : trois jours, l'été6 où pour un instant «on peut rejoindre / les arbres / les mots la mer / leurs longs mouvements souples / déliés», ou comme dans «Poème, sans bouger», où le poète évoque les «courants, longs muscles invisibles que l'on saisit quand le corps les rencontre» (C, 42), laisseront entendre un chant qui célèbre l'instant de la fusion entre le corps, le langage et les choses, entre le dedans et le dehors. Cependant cet accord est rare, l'image laisse place au vide et le poète subit de nouveau l'épreuve de l'inadéquation du langage : «Dans les mots maintenant, le mouvement d'une terre de nuit, des vagues sombres sur du sable, et aucun vent. // C'est toujours tellement à côté» (E, 88). Le plus souvent le on est prisonnier d'un monde aussi étroit et borné que le "cachot humide" du Spleen baudelairien. Il doit rester vigilant car à l'aube on peut observer l'étrange déambulation «des hommes en blouses sales» qui portent des quartiers de viande (F, 33) ; n'existe-t-il pas aussi des «abattoirs d'hommes» (C, 31) ? Tout envol au-dessus de la terre, tout oubli de sa condition pourrait lui être fatal, la vase menace toujours : «Tournoyant, ses appuis sur le sol se réduisaient de plus en plus. Ses jambes n'étaient déjà plus que deux minces fils de glaise» (C, 78). Dans le monde décrit par Antoine Emaz, il n'est pas de véritable repos. Le moindre assoupissement du poète conduirait à la perte de tous puisque c'est par son Ïil douloureux, que malgré le flux nous pouvons entrevoir ce qui habituellement nous échappe, que nous pouvons voir "entre".
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Le poète, tel que le dépeint Antoine Emaz dans ses poèmes de terre sèche, est un sculpteur qui pétrit la glaise et en fait de menus objets fragiles qui voudraient pouvoir nous aider à résister à l'enlisement dans l'informe. Le «corps écrasé à dire» (C, 100), il goûte ces heures d'hiver où, dans la «lumière transparente et paisible» (C, 101), la mémoire s'éclaire, où dans leur immobilité les choses sont enfin visibles. Dans la tension d'une écriture conquise sur l'angoisse, Antoine Emaz nous invite à partager ce rare moment d'apaisement qui se produit seulement lorsque, par le langage épuré, lui-même devenu transparent, intérieur et extérieur se rejoignent.
Chantal Colomb
Notes
* Pour renvoyer aux livres d'Antoine Emaz les plus souvent cités, j'utilise les abréviations suivantes, suivies du numéro des pages : C pour C'est, Deyrolle Editeur, 1992 ; P pour Peu importe, Le Dé bleu/Le Noroît, 1993 ; E pour Entre, Deyrolle Editeur, 1995 ; F pour Fond d'oeil, Théodore Balmoral, 1995.
1 Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Klostermann, Francfort, réed 1969, p. 34, trad Roger Munier dans le Cahier de l'Herne Heidegger, Paris, 1982, p. 52.
2 ibid, p. 52.
3 v. Le Matricule des Anges n°11, 15 mars/15 mai 1995, p. 18.
4 Mallarmé, "Renouveau", åuvres, ed de Yves-Alain Favre, Garnier, Paris, 1985, p. 33.
5 v. Le Matricule des Anges, ibid.
6 Antoine Emaz, Poème : trois jours, l'été, P.A.P, Pully, Suisse, 1992, sans pagination.