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 La critique littéraire > Articles : fr > Christian Gailly

Christian Gailly
La fiction en fugitif
(réed. Prétexte 20)


(Les Évadés)

 Titre, roman, livre, oeuvre : Les Évadés1 fuient la limite. Du titre au roman une fiction se compose, qui agence, en termes d'intrigue, quelques situations d'évasion spectaculaires. Du roman au livre l'emblème s'impose, et le second accueille les échappées du premier, l'évasion d'un texte qui distancie ses modèles en se laissant, à l'occasion, rattraper. Du livre à l'oeuvre, une symbolique se concerte, excédant le cadre du seul récit : rechercher, ici comme ailleurs, la juste analogie entre les formes fuyantes du romanesque et les effilures de l'être, régler la fiction sur la faille.
 Christian Gailly reprend à bon compte, dans Les Évadés, quelques paramètres romanesques porteurs. A l'horizon du récit, des épisodes narratifs se fédèrent en histoire : agression suivie d'un meurtre en ouverture, évasion précédant un massacre au final, causes secrètes et raisons surgissantes, temps de préméditation et scènes d'accomplissement, un roman d'action se met en place. Des esquives et des écarts ó informations dissimulées, révélations partielles, interférences d'époques ó en entretiennent le suspense. A sa verticale, un axe psychologique agit : des réseaux sentimentaux se constituent, selon un double chassé-croisé qui le dynamise. D'une part, la valeur romanesque des couples s'échange à la méridienne du texte : les couples initialement principaux ó Arthur/Elisabeth, Jérémie/Alix ó sont relégués au profit de couples secondaires ó Eva/Théo, Louise/Maurizio. D'autre part, leur formation même s'altère, quand Louise rejoint Théo et une belle inconnue Maurizio. Surtout, les familles du roman déclinent le roman des familles : haine fille/père, bâtardise, adultère, suicide des amants, hystérie du chien-enfant pour couple las, grand-mère gâteuse... Trame d'action et drame d'affect : par-delà ces paramètres, le roman rappelle aussi les genres y recourant, films et récits noirs, même si l'insistance sur les couleurs vives, la mise en écho visuelle des teintes évoquent moins le hard-boiled de papa que le polar clean de fiston, sur fond de pub ou de BD esthétisante. Gailly pratique l'art des structures agissantes, qui entretiennent le mystère par la seule mécanique des montages narratifs complexes. Parce qu'il précipite ruptures et inserts, prolepses et analepses, les intègre ou les interrompt sporadiquement, table sur l'ambiguïté pronominale ou temporelle ó quel ìilî  pour quelle temporalité ?ó, parce qu'il pousse jusqu'au couper-coller la percussion entre les différentes lignes de l'intrigue, les trajectoires parallèles des personnages, et substitue aux transitions des éléments de reprise fantaisistes (un personnage s'interroge sur l'heure du repas en fin de chapitre, un autre commence le sien au début du suivant, un personnage se déshabille, un autre se couche, etc...), l'écrivain embrouille le récit, suscite des attentes de résolution. Quand la fréquence des thèmes et l'usure des situations balisent la lecture, seule la performance formelle accomplit le suspense. A cette double mémoire de fiction, l'une intéressée ó il faut bien, roman oblige, inventer une histoire ó, l'autre préventive ó le sur-moi de la modernité veille, qui censure illusion référentielle et boîte à clichés ó s'ajoute l'hommage-lige, prégnant autant que discret : une atmosphère ou une parole durassienne par ici ó «Sa mémoire d'elle déjà disparaissait»2ó, une impertinence à la Échenoz par-là ó «Elisabeth était assez grande, assez vieille, à force d'avoir trente ans elle en avait quarante»3ó, la rencontre impromptue entre le long flamant blond et la ronde dame brune, en quelque sorte.
 Les Evadés tient toutefois moins de la fidélité que de la connivence : si la fiction mnésique affiche ses modèles, elle les désaxe, les omet, les démet, s'en évade. Christian Gailly acquitte sa dette, et récupère d'une main ce qu'il écrit de l'autre. Une statégie de l'indélicatesse se compose, dont les voix narratives constituent la première cible. Le narrateur intervient, tantôt pour contrarier la prise du romanesque ó «Tous les deux préparaient l'embuscade. On assiste à ça. On est témoin de la préparation d'une embuscade. On sait que tous les autres vont y passer et on n'y peut rien, c'est terrible»4 ó tantôt pour mettre un zéro à la focalisation-zéro, tourner en dérision sa propre puissance. Le narrateur omniscient devient le phraseur paradoxal, voire le démiurge caractériel : «Une grande brune. Un regard qui aimerait nous faire croire. Non, peut-être pas, mais l'air d'avoir tout vu. Non plus mais un sourire chronique, genre L'inusable ironie. Sans doute mais pas là, pas ce jour-là»5, «Le plus idiot c'est que. Quoi ? Rien, c'est comme ça. Jérémie aurait pu repartir comme il était venu, par le même chemin. Il aurait pu repasser par le port mais. Mais quoi ? Il n'était plus le même. Il ne savait plus ce qu'il faisait. Enfin si. Enfin bref.»6. Romans illusionnistes et anti-romans herméneutiques à la Jacques le fataliste sont parodiés simultanément, dans un vertige de degrés emmêlés. Autre effet de subversion organique : le dérèglement des proportions romanesques. Gailly n'équilibre pas action vive et temps morts mais étire les seconds et concentre la première, renversant ainsi les précellences. L'intermède devient l'intérêt, selon le principe énoncé d'emblée, en première page : «Il se passe rarement grand-chose dans une voiture. A vrai dire jamais rien et c'est très bien. Les voitures sont là pour faire le lien entre ce qui s'est passé et ce qui va se passer. En un sens rien n'est plus romanesque»7. Le roman, ou l'art de combler le vide : l'écrivain s'y emploie avec délectation, refusant de dire ce qui est, consentant à dire ce qui n'est pas. Hormis trois scènes explicites ó un meurtre, un suicide, un massacre ó, il expédie l'action par litote et relègue la part du sensationnel, la dynamique factuelle, dans ses marges, parenthèses proliférantes, détails anodins, circonstances mineures, digressions. Certains automatismes se caricaturent occasionnellement, comme le bourrage informatif, censé accréditer une histoire purement imaginaire et accentuant par là-même son arbitraire, ou les passages explétifs, chevilles enflées de la narration : «Derrière Jérémie Lucie, derrière Alix Mamy. Entre Lucie et la vieille dame, la canne. De la Morgan le clignotant droit clignotait.»8. La Marquise sort dans l'automobile de John Steed. Quant aux personnages de second plan, croqués à la va-vite, ils habitent la ménagerie romanesque la plus domestique : l'inspecteur blasé, à la solde des puissants ; le potentat local, gros, magouilleur, cocu et criminel ; le chauffeur fétichiste ; le barman bavard, ramènent épisodiquement l'histoire à quelque fond commun de polar-type aux peaux détachées, dont le roman présent achève la mue.
 A précipiter ainsi les degrés de sens, l'écrivain re-mue en effet la ou les tradition(s) romanesque(s) de référence. En quelle page s'incrit la lettre sérieuse ? En quelle autre l'esprit de dérision ? Quels indices favorisent leur démarque ? La surimpression régissante tient lieu de réponse. A la fois affiné et systématisé, inclus dans une machinerie d'ensemble qui le justifie, le parodique réactive le romanesque et recoupe le lyrisme. Ainsi le récit d'une fureur canine prépare-t-il par analogie la scène d'action finale, l'évasion ó le chien, prisonnier d'une chambre d'hôtel, la saccage ; l'homme, enfermé derrière les barreaux, s'auto-détruit : le burlesque, en outrant la densité de la situation, permet aussi d'en évacuer le trop-connu, le trop-commun, la poisse romanesque de convention. De même, le jeu avec les clichés narratifs et les stéréotypes psychologiques exerce un effet de conversion lyrique. Les attractions affectives s'énoncent de façon légèrement incongrue, à côté de l'agencement attendu : «Elle s'approcha de Maurizio. Elle lui toucha l'épaule. Il cessa de jouer. Elle était derrière lui, tout près de lui. S'il n'avait pas été lui et elle elle il se serait appuyé contre elle.»9, «Ils étaient seuls. Personne ne pouvait s'émouvoir à la vue de ces deux jeunes êtres, beaux parce que jeunes peut-être, atteints par le même mal, la même main et peu à peu chacun ne pensa plus à rien»10. De cette façon, Gailly retraite la matière romanesque, en teste, à la légère, une nouvelle puissance de sensation, définie à la fois comme exhibition spectaculaire et ressentir inhibé.
 Encore convient-il de marquer la primauté d'une écriture qui relève du déconditionnement romanesque. L'écriture de Christian Gailly s'ordonne en spectacle. Elle donne à voir sa propre incartade, hors des incarcérations narratologiques et linguistiques. Chaque paragraphe se lit comme un amalgame de narration, de discours intérieur, de dialogues, de description, de vers blancs, de commentaire critique, tous résiduels. Syntaxe et grammaire subissent aussi l'attaque : les systèmes de subordination, rares, bifurquent vers des liens de juxtaposition qui les cassent ; les pronoms personnels, les compléments de noms et de verbes parfois disparaissent, laissant la phrase en suspend ; la ponctuation s'emploie en décalage ; les participes présents s'emballent, fixant des circonstances sans les rapporter à l'état qu'elles précisent ou modifient... Il en résulte un état de récit légèrement ivre, aspiré dans un entre-deux de la langue, entre verbe commun et parole littéraire, bureau romanesque et rocking poétique. Le potentiel phonique et rythmique de la langue, en travail constant, décide du récit, à part égale sinon majorée, avec l'astreinte narrative. «Il avait l'air comme ça d'un réfugié parqué, un réfractaire, un opposant, ou juste différent, un pas pareil en passe d'être éliminé»11. Le mot ìréfractaireî, à relier à la symbolique titulaire, se diffracte dans la phrase, en assemble les syllabes dominantes, les phonèmes répétitifs, reprend le ìréfî de «réfugié» et de difìférîent, le ìaireî de ìl'airî, le ìracî de pìarqîué, les vocaliques (ìéî, ìèî, ìaî) et s'encadre d'un ìpaîrqué ressassé dans le ìpasî ìpaîreil en ìpasîse. A cette mise en notes du récit correspond sa mise en rythme, l'ampleur alexandrine de la première et de la dernière proposition, la frappe lapidaire des expressions médianes (4/4/6). Comment préserver sa propre irréductibilité, lutter contre la lamination des ìpas pareilsî, s'affirmer sans se conformer ? Si la phrase étudiée, sémantiquement, pose la question, elle la résoud esthétiquement : contre l'usage de la prose et l'usure du stéréotype (le jeune homme menacé par un vigile pour avoir approché la jeune fille interdite), une démarche poétique, en ordonnant les ressources sensibles de la langue, dématérialise le référent et, par effusion musicale, sollicite l'inconscient, du genre, de la lecture. Tout au long du roman, les mots, disposés en entrelacs, assemblés en combinatoires de mouvements, éclatés en ricochets d'échos, retrouvent ainsi avec exactitude, dans un en-deçà de la fiction, dans une énonciation souterraine, les figures romanesques qu'ils semblaient corrompre. Le réflexe figuratif, l'assise psychologique échouent à spécifier l'être, ramené au type, et l'état, limité à la glose. La pression organique de l'écriture permet au contraire, dans la rumeur interne de la phrase et son procès syncopé, l'affleurement d'une parole qualifiante : «Soudain le regard de Louise s'alerta, s'alarma, un réveil très brutal, seul un cauchemar provoque un tel remue-ménage, le visage, la proie, d'une terrible agitation, un cocktail douleur/peur, spectre, fantôme, réapparition.»12
 Redéfinir une parole romanesque crédible, moins en termes de représentation que d'interrogation : telle serait l'ambition d'un projet littéraire qui, pour cultiver avec sophistication sa propre conscience, son unique mémoire, refuse l'isolement spéculaire, observe l'être au présent. En grippant partiellement les automatismes romanesques, en forçant leur usure jusqu'à la décomposition, Christian Gailly expérimente aussi d'autres approches. Les échappées de la fiction, de la narration, de la nomination, témoignent d'une faillite des opérateurs cognitifs conventionnels. Les personnages du roman souffrent d'un mal d'admission : faute d'impressionner les catégories communes, ils s'absentent. Il s'agit alors, pour l'écrivain, de capter leur irréductibilité, cette matière-émotion qui, à la croisée de l'affect et de la conscience, les meut, les é-meut, les porte par à-coups hors d'eux-même, dicte la fusion fugace, la réticence élémentaire. Pour cela, le roman obéit à un ordre de progression par énergie inversée. La structure apparente procède de la crise : différentes modalités conflictuelles scandent le récit (conflit de couples, conflit de générations, conflit social ó maître-domestique, patron-employé, homme libre ó homme emprisonné ó, conflit d'espèces ó homme-chien). A ce dispositif romanesque hystérique correspond une structure profonde par névrose, l'effacement immédiat de la crise, son refoulement, sa censure, sa minoration : l'ironie élimine la gravité, une retombée immédiate occulte la portée des actes narrés. Plus que la vague, le creux importe et échappe au récit, zone pressentie, approchée par l'anodin signifiant, le champ des regards, le support des choses, les lignes des corps, la musique des mots, la grammaire inachevée, la fiction effilochée.
 Ce vide attractif, Christian Gailly l'intègre par défaut, en formalise l'emprise, pour calquer esthétiquement ce qui relève de la faille ontologique. Chaque personnage décline une variante de la déperdition de soi, de la défection à l'autre, de la tentative maladroite pour conjurer l'une et l'autre, l'une par l'autre. L'écrivain en multiplie les indices. Les sèmes romanesques de l'inquiétude, de l'abdication et de l'échec se relaient incessamment. A l'immotivation d'une histoire qui procède par automatisme répond l'irresponsabilité de personnages qui agissent par réflexe ; à l'intertextualité parodique de l'une, l'intersubjectivité cocasse des autres. La symbolique du corps meurtri, du corps atteint, du corps rendu au vide domine le récit. Elle se met en scène dans le corps de la fiction, que l'imprécision des lieux, l'indécision temporelle, l'inconsistance de la logique rendent immatériel. Elle se met en espace dans un jeu répété de couleurs qui absorbent les formes, diluent les contours, font de la phrase un flash et du paragraphe une tache : «Trente ans. La peine, son poids ou sa longueur indigna une partie du public, une infime partie, quelques personnes, isolées des autres, proches entre elles, petit groupe, tache de couleur vive au centre d'une assemblée grise.»13
 Les évadés : personnages en fuite de fatalité, écrivain en recherche de nécessité, deux échappées hors des voies communes, quelques élégances conjuguées. Une parole peut-être, dans le récit, vibre de l'exigence littéraire qui anime aujourd'hui Christian Gailly, et les autres fugueurs de sa parentèle : «charger le vide»14.

Bruno Blanckeman
 
 

Notes :
1 Les Évadés, Minuit, 1997
2 Ibid., page 129
3 Ibid., page 23
4 Ibid. , page 218
5 Ibid., page 13
6 Ibid., page 44
7 Ibid. , page 9
8 Ibid., page 246
9 Ibid. , page 86
10 Ibid. , pag 104
11 Ibid. , page 35
12 Ibid; , page 113
13 Ibid. , page 173
14 Ibid. , page 166.

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