a composition de ses premiers livres fut pour Emmanuel Hocquard une exploration du malaise du sujet parmi les représentations. Le constat était fait d'une disparition, échappant à tout instant du souvenir et précédant à chaque fois l'écriture comme un immémorial. Il ne s'agissait plus de retrouver l'intimité d'une voix, ni la genèse du sujet * mais de se tenir dans l'espace intersticiel d'une défaillance subjective1, le point aveugle d'où se détachent les énoncés et qu'ils désignent comme leur centre de signifiance (ou d'insignifiance). Aucune trace d'une prédétermination dans cette antécédence, sur ce plan d'émergence, fût-elle d'ordre phénoménologique ou psychique. Une tablette vierge, le non-être comme pure potentialité 2. C'est là une ontologie simple qui semble réduire la complexité de l'expérience. Elle recompose pourtant le plan d'une expérience en disant la prégnance du non-être dans les fictions de l'être. Tout commence donc par le négatif expérimenté comme une condition et utilisé comme procédé de désaccoutumance. Le sujet autobiographique, les conditions de la vie sociale, la langue, sont reconduits à leur être fictif.
Quelle est donc l'ambition de ce projet ? L'être fictif serait la modalité contemporaine de l'être et la forme de l'écriture naîtrait du sentiment d'une nécessité historiale qui répond aussi bien au destin présent de la poésie qu'à la situation de celle-ci parmi l'ensemble des représentations qui informent la société. Précisons que ce sentiment d'une nécessité ne s'énonce jamais chez Hocquard par l'imposition d'un manifeste. La sincérité de l'écriture ne s'égare plus à ce niveau de généralité. S'il lui arrive de dire une intention, c'est sur le mode personnel des fins pratiques ou sur celui du constat de la communauté de quelques écritures singulières3. Telle est la mesure de sa rupture, une rupture faible si l'on veut, discrètement polémique, avec ténacité. Le lyrisme expressif, qui reste une détermination dominante de la poésie, est ainsi désigné comme une «graisse», propice à la mélancolie, toujours prêt à resurgir. Le jugement esthétique est motivé par une répulsion, légèrement teintée d'ironie mais aussi par un refus relevant de l'éthique. L'autre butoir de l'écriture est le conformisme des représentations collectives qui se perdent dans le mirage morne que suscite leur mimétisme. Cette suspicion s'étend jusqu'à la grammaire de la langue, telle qu'elle nous a été enseignée, la grammaire normative étant encore un système de mots d'ordre. On n'est pas loin de l'analyse de la langue comme fasciste par Roland Barthes, si ce n'est que la dénonciation se fait sur une tonalité moins véhémente, sans retour dans le lexique d'ambitions révolutionnaires. Déconstruction du logocentrisme, critique de la société du spectacle, subversion de la norme linguistique, voici parmi d'autres des échos d'un âge théorique maintenant lointain, mais qui continue, sous une forme moins militante, sans les affiliations ou les dissensions de chapelles d'alors, à constituer la doxa d'une écriture moderne. Ce ne sont pourtant pas là pour Hocquard des positions fortes, des bastions majeurs de contradiction. Depuis ses premiers livres, dans les années 70, il s'est tenu en retrait de ce type de positionnement. Sa stratégie n'est pas frontale. Elle procède davantage d'une réticence. L'intention reste donc critique mais d'une autre manière.
A la fin des années 80, Emmanuel Hocquard entre dans une nouvelle étape de son écriture. Différentes publications soldent alors les travaux précédents 4. En 1987 débute sa collaboration avec le peintre Alexandre Delay 5 et, plus tard, en 1993, celle avec la photographe Juliette Valéry. L'image, et plus particulièrement la photographie, qui certes n'était pas auparavant absente de ses livres, sera dès lors étroitement associée à l'écriture. Apparaît également le personnage du privé, qui reçoit, dans Le cap de Bonne Espérance 6, le nom de Thomas Möbius. Enfin, dans un texte de 1988, La bibliothèque de Trieste 7, Hocquard affiche l'intention dont relèveront ses livres à venir : il se définit, avec d'autres écrivains qui lui semblent rendre raison de manière similaire de leur écriture, comme un «poète-philologue». Voici donc une méthode : le prélèvement de fragments de réel, sur le modèle du cliché photographique, par duplication technique - de la même manière, des énoncés seront littéralement retranscrits ; un principe dynamique, le privé, inspiré du roman noir américain - une disparition a eu lieu et le privé, sur la base des indices qu'il recueille et des connexions qu'il établit à partir d'eux, invente des fictions sans prévention et dissipe celles que les autres, impliqués dans l'affaire, veulent lui imposer ; enfin, une finalité : le poète est un écrivain public qui soulève pour nous le conformisme de nos représentations sans à son tour imposer son propre particularisme. Il met ainsi en place des dispositifs de perplexité devant nos habitudes de langage et de vision 8. Möbius ne dévoile aucune vérité. L'envers de la fiction rejoint la fiction, à l'image de la bande du mathématicien allemand auquel le privé doit son nom : cette bande, paradoxalement, ne possède qu'un seul côté, l'envers et l'endroit s'ajointant sans que l'on ne puisse déterminer ni l'un ni l'autre. Tel est le modèle proposé de l'économie de nos représentations : on ne peut distinguer un intérieur d'un extérieur et tout se réduit à une surface sans envers. Le rôle du poète en privé est d'imprimer à nos représentations cette torsion qui leur confère soudain une inquiétante étrangeté et de désigner ainsi le trou dont elles émergent. «Là réside le principe de toute détection : assurer le retour de la chose absente, en parcourant le monde des propriétés disponibles. Mais pour cela, il faut que le sujet ait secrètement incisé la connexion, construisant une chose vide, dont il ignore les propriétés, et des propriétés flottantes qui ne se rapportent plus à aucune chose certaine.»9 (Jean-Claude Milner). Une fiction réussie laisserait donc s'écouler entre les énoncés qui la constituent le courant du non-être, d'une irréductible différence, trouant ainsi le barrage des fictions opaques. Prenons l'histoire du Commanditaire 10. Le privé est engagé pour aller enquêter sur une ville de banlieue par celle que l'on peut reconnaître comme une représentante de l'institution culturelle : Vénus Tiziano. A l'origine du contrat se trouve un malentendu. Le commanditaire, même s'il est très vague dans sa demande, semble attendre du privé qu'il transfigure par une fiction plausible un lieu évidé de toute consistance. Möbius rassemble donc des indices, mais la fiction tourne court et il s'aperçoit que le lieu lui-même n'était qu'une fiction, celle de tous les lieux communs, autrement dit un non lieu traversé de mots d'ordre. Reste l'angoisse éveillée par cette découverte. Une «traînée brunâtre» s'élargissant sur le mur l'annonçait déjà : «...aucun lessivage n'en est venu à bout. Elle réapparaissait chaque fois, comme la tache de sang sur la clef de Barbe-Bleue.» La chose, pour reprendre la terminologie lacanienne de Milner, est la figure monstrueuse du non-être, éveillant l'angoisse dans l'absence de point de passage entre elle et nos fictions. Quand le dispositif du privé échoue ainsi, le mieux est encore de fuir, pour ne pas succomber à l'habitude. Le questionnement sur la représentation conduit Hocquard à s'interroger sur la représentation de soi et d'autrui dans le langage, sur ce que l'on peut appeler les opérateurs de l'identité : les noms et les pronoms. «Comment dire et ne pas dire je / comment te dire tu»11. C'est là un problème de communication et non pas d'expression. Le «je» posséderait une double face, celle d'une intonation familière pour moi qui le prononce ou l'ami qui me connaît et celle d'un instrument commun d'énonciation pour les autres. Il en est de même pour le «tu» : il peut s'agir d'un ami à qui j'écris une lettre ou bien d'un lecteur anonyme. Dans cette perspective, l'ambition du sujet lyrique, qui nous offre toujours une intimité à partager, apparaît comme une faute grammaticale, un usage aberrant du pronom «je». Dans certaines circonstances, un pronom peut devenir un objet d'angoisse, par peur d'une exposition dans la généralité de l'énonciation. Son mode est alors celui de la fausse familiarité et d'une imposition, tel ce pronom de cauchemar : «il me tutoyait et me répétait qu'il fallait à tout prix que je me détende.»12. Hocquard témoigne que l'écriture au contraire a toujours été suscitée chez lui par une rencontre amicale : «J'ai toujours trouvé ou inventé des amis autour de moi, pour qui et avec qui j'ai écrit ce que j'ai écrit.»13. Le problème se pose donc du destinataire du livre. Si celui-ci doit être un ami, la réponse de Hocquard est que cette amitié est à inventer par le livre lui-même.14 Nous retrouvons ici l'anneau de Möbius. Le livre est l'élaboration d'un dispositif où s'indifférencient les surfaces, où le «je» ne renvoie ni à une vie privée qui reste inaccessible pour les lecteurs, ni à la personne grammaticale mais à ce qui serait le «je tout court»15. «Canale» dans Le voyage à Reykjavik illustre un tel dispositif. Le Canale est une mise en scène du regard réalisée dans un sous-bois. Il s'agit d'un trapèze de poudre blanche répandue sur le sol qui, saisi par un objectif photographique, depuis une pierre située dans un bassin tout proche, apparaît comme un carré blanc. Ce carré, perçu ainsi par notre regard informé par les lois de la représentation en perspective, «troue le paysage» et figure l'avènement de l'espace du livre. Pour en faire l'expérience, il faut se placer en un point de vue unique, mais que chacun peut adopter. Ce point nous conduit à une ressemblance sans mimétisme : «Toi ou moi pouvons dire je le vois. Ça, c'est un point. Et sur ce point, nous voici pareils.»16 L'opposition privé-public est abolie par le dispositif du livre.
Cette expérience du regard est celle du point de virtualité de nos fictions, point de passage qui est le lieu d'une indétermination rencontrée sans angoisse. En lui s'annule toute relation. Rien ne fait signe vers rien, sur quelque mode que ce soit. Représentations de choses, représentations de mots sont sur le même plan, en deçà de toute grammaire. C'est, si l'on veut, le domaine du rêve, où les représentations se font librement écho. Dans un premier temps, Hocquard prélevait hors de leur contexte des énoncés, des photographies, ou même des cailloux, puis les disposait sur sa table de travail, attendant que quelque chose se produise : une étincelle induisant des connexions inédites, une fiction neuve. C'est la démarche de Théorie des tables. Par la suite, il renonce même à cela. C'est l'expérience de l'idiotie. Il fait le récit d'une de ces expériences dans Les oranges de Saint-Michel 17 : «L'épicier avait disposé une pyramide d'oranges, au sommet de laquelle une petite ardoise affichait, tracée à la craie, la mention : 5 F. Toute personne normale aurait évidemment saisi sur-le-champ le sens du message : ces oranges sont vendues au prix de cinq francs le kilo. Eh bien, pas moi ! Durant une fraction de seconde, je n'ai tout simplement pas pu faire la connexion entre cette étiquette et les oranges.»
La démarche de Hocquard, par delà sa pratique négative, rencontre ainsi l'affirmation qui lui est propre dans la contemplation de singularités discontinues. A ce point se dénoue la dynamique différenciante de l'être et du non-être. Dans l'annulation de toute fiction, en deçà de toute grammaire et de toute généralité, il n'y a plus qu'une juxtaposition d'éléments sans profondeur : «une surface, une autre / une autre surface / pas un livre pas un commencement.»18 C'est l'expérience d'un monde reconduit à son indétermination, sans plus aucune association, ni orientation : l'aboutissement serein d'une entropie.
Le jeu terminé, nous pouvons retourner à nos fictions. Les livres d'Emmanuel Hocquard ne nous en proposent pas en substitution de plus véridiques. Nous savons seulement mieux que les nôtres ne sont que possibles.
Stéphane Baquey
Notes
* Nous renvoyons ici à la stratégie de l'élégiaque inverse, renversement du lyrisme, et à la méthode Robinson, renversement de l'autobiographie : voir Cette histoire est la mienne, Notes, 1997 et "Ma Vie privée", in Revue de Littérature Générale n°1, P.O.L, 1995.
1 Conceptualisé dans les livres par le dispositif du détroit - imagerie disponible après de nombreuses années passées à Tanger.
2 Je cite ici Gilles Deleuze : «Ce (non)-être est l'élément différentiel où l'affirmation multiple trouve le principe de sa genèse.», in Différence et répétition, PUF, Paris, 1968, p.89.
3 Voir : La bibliothèque de Trieste, Royaumont, 1988 et Tout le monde se ressemble, P.O.L., 1995.
4 Voir : Orange Export Ltd. en collaboration avec Raquel Lévy, Flammarion, 1986 ; Un privé à Tanger, P.O.L., 1987 ; Deux étages avec terrasse et vue sur le détroit, Royaumont, 1989 ; Les élégies, P.O.L., 1990.
5 Date de la publication de : Le Modèle et son peintre, Galerie Stadler, Paris-Villa Médicis, Rome.
6 P.O.L., 1988.
7 Royaumont.
8 En ceci, rien dans ces livres du repli sur la scène de l'écriture. S'ils «s'ouvrent sur le monde», c'est selon une pragmatique.
9 Détections fictives, Seuil, 1985.
10 Avec Juliette Valéry, P.O.L., 1993.
11 Théorie des tables, P.O.L., 1992, séquence 3.
12 Le commanditaire, P.O.L., 1993 (non paginé).
13 Le voyage à Reykjavik, P.O.L., 1997, p.12.
14 C'est ce que dit Hocquard au sujet de la vidéo qu'il entreprend avec Alexandre Delay : «J'aimerais que notre vidéo s'adresse à des amis. Des amis qui n'existent pas encore forcément. Ca veut dire que notre vidéo devra inventer ceux qui la regarderont.», ibid.
15 Ibid., «Le Canale», p.VII.
16 Ibid., p.XXVII.
17 Avec Juliette Valéry, Editions Stèles, Bordeaux, 1996, p.45.
18 Théorie des tables, op. cit., séquence 41.