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 La critique littéraire > Articles : fr > Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet
Après beaucoup d'années
(Prétexte 7)


uoiqu'il déclare «revenir en touriste dans le pays de son enfance»1, Philippe Jaccottet est bien loin dans les proses et poèmes qui composent son dernier recueil, Après beaucoup d'années, de nous convier à une promenade touristique en terre helvétique. La montagne est certes au coeur de ses méditations poétiques, mais clichés et références culturelles cèdent la place à une approche du mystère que l'enfant d'autrefois n'avait pas su y voir. Poésie du seuil, ce retour aux sources nous émeut : si les éléments du paysage sont périssables, le poète s'avoue lui-même si fragile que l'on frémit à l'idée que son chant doive résister aux menaces conjointes du temps, de l'Histoire et de la mort.

Émouvantes sont ces pages que le poète écrit comme «le voyageur âgé, se retournant, au moment de passer le col, vers sa déjà lointaine enfance»(89). Bien loin de lui donner des certitudes, les années semblent avoir renforcé le sentiment de sa fragilité. Des pivoines, il dira d'abord : «Elles n'ont pas duré», comme si leur précarité, plus essentielle que leur beauté, devait être énoncée en premier lieu, avant même que le lien à l'enfance ne puisse être évoqué : «C'est la plus ancienne fleur dont je garde le souvenir, dans le jardin, encore vaguement visible, de très loin : fleur pesante, mouillée, comme une joue contre mon genou d'enfant, dans l'enclos de hauts murs et de buis taillés»(17-18). Pas même la tonalité religieuse d'un «je vous salue, arbuste plein de grâce»(16) ne viendra dissiper l'inquiétude suscitée par ces fleurs insaisissables. La parole du poète est de trop, comme ajoutée à un monde qui ne connaît pas le langage humain. Les fleurs appartiennent irrémédiablement à l'Ouvert : «Plus je me donne de mal, et bien que ce soit à leur gloire, plus elles se retranchent dans un monde inaccessible. (...) Elles habitents un autre monde en même temps que celui d'ici : c'est pourquoi justement elles vous échappent, vous obsèdent»(19). Le langage ne parvient pas à exprimer véritablement ce qui est ; la question «Pourquoi donc y a-t-il des fleurs ?» (18) ne peut trouver de réponse, car comme le disait Silesius : «La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu'elle fleurit»2. Et si la poésie échoue dans sa tentative d'exprimer le mystère des fleurs, à quoi aura servi la vie du poète ? On le voit, celui-ci est ramené à sa propre fragilité. De l'Ouvert, de l'autre monde, il ne saura rien, ou si peu, que la tâche de l'homme telle que l'énonçait Rilke : «Hier ist des Säglichen Zeit, hier seine Heimat. / Sprich und bekenn.», ("Voici le temps des choses dicibles, voici leur patrie. Parle et proclame.")3 est peut-être impossible. Le monde visible serait indicible en raison de l'immatérialité du mystère qu'il abrite, une immatérialité aussi inacessible au langage que la «constellation qui n'aurait pas encore été nommée et ne pourrait jamais l'être, trop fragile pour cela, trop brûlante pour cela, trop haut tenue»(49). Il ne faut cependant pas se rendre, car bien que nous soyons aussi démunis que les fleurs - «On a vécu ainsi, vêtu d'un manteau de feuilles ; / puis il se troue et tombe peu à peu en loques»(77) - il reste quelque chose à dire : la lumière qui a attiré notre regard et a ouvert comme une «trouée»(12) : «Oui : c'est la lumière qu'il faut à tout prix maintenir»(78).

En effet, même s'il nous rappelle sans cesse notre fragilité et multiplie les allusions à la brièveté du temps dont nous disposons, comme dans l'une de ses "Notes nocturnes" :

«L'engoulevent, C'est le rouet des Parques noires :

pour nous autres, il n'y a plus beaucoup de fil.» (37), ou dans l'émouvant hommage qu'il rend à A.C. dans "la loggia vide", Philippe Jaccottet ne nous laisse pas face à une vision désespérante de notre condition. Le paysage évoqué, quoique fini en raison d'une barrière de montagnes, n'est pas pour autant étouffant. Le monde ne se réduit pas à un cachot : «Qui donc se lamentait d'être en prison, qui donc s'imaginait limité, assujetti, châtié ?»(11) Par sa solidité, la montagne rassure, du moins dans l'instant du regard ascensionnel, car le poète précise que si «Aucun doute ici n'a lieu»(23), ce n'est que provisoirement, le temps de l'expérience poétique : «Bien que ce ne soit, nécessairmùent qu'un moment du jour et de la saison, un moment de nos vies, bien que, dans ce moment infime, nous soyons suspendus, infimes, à ce qui peut n'être qu'un peu de braise et de poussière dans un emboîtement sans fin d'abîmes noirs, ce lieu et ce moment ne sont pas un rêve»(23). La lumière est en effet bien réelle. Parce qu'elle est d'ici et d'ailleurs, elle nous guide et nous sert d'appui : «Ici, la lumière est aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante, on peut s'appuyer, s'adosser. C'est la seule forteresse imprénable que j'aie jamais vue»(23). Le paysage helvétique redécouvert est présenté comme un remède au sentiment de déréliction ; l'homme et le monde y sont réconciliés pour un moment, notamment grâce aux eaux de la Sauve et du Lez : «Tout tient ensemble, ici, aujourd'hui. (...) Rien ne parle d'exil. Rien ne parle de ruine, même pas les ruines»(25). Le paysage devient transparent, «comme si les choses étaient illuminées de l'intérieur»4, car tout est dans le torrent. Il suffit d'écouter son chant. «Le torrent parle, si l'on veut : mais avec sa voix à lui : le bruit de l'eau»(89). Le poète accède, l'espace d'un instant, à cette «hâte transparente»(25). En effet, que dit le chant du torrent ? «J'écoute quelque chose qui pourrait être le temps de courir avec une sorte d'allégresse, en scintillant de loin en loin, mais sans marquer la moindre usure (...)»(89). Le poète n'invente pas son chant, la voix qui parle du temps lui vient du torrent. Mais Philippe Jaccottet nous renvoie bien vite à la matérialité de l'eau et brise toute extase : «Pourtant, que je ne l'oublie pas : ce n'est pas une voix, malgré les apparences : ce n'est pas une parole ; ce n'est pas "de la poésie"... C'est de l'eau qui bouscule les pierres, et j'y aurai trempé mes mains»(88). En cela il se distingue de Roger Munier qui, quant à lui, accepte l'élan du chant de l'eau 5. Philippe Jaccottet hésite, s'arrête au seuil de la poésie mystique, s'interroge sur sa démarche : «Serait-ce donc que, sans m'en être avisé jusqu'ici (l'esprit décidément bien lent, bein obtus), je cherche à dire l'intérieur de ce bruit, de cette course ? L'invisible, en ces eaux, par quoi elles touchent ce que j'aurais en moi d'invisible ?»(89) Le poète s'interrompt au bord de l'énonciation du mystère. A le dire, ne le profanerait-on pas, comme le fait Magritte dans La Clé de verre ? Philippe Jaccottet, chez qui la discrétion l'emporte toujours sur l'élan de la parole, préfère «le laisser caché dans les choses montrées»(9). Et c'est là qu'il nous touche. Son incertitude ne produit pas le doute, lequel n'a d'ailleurs guère sa place dans le paysage évoqué ici - «Aucun doute ici n'a lieu»(23) -, mais l'adhésion. Nous le suivons avec d'autant plus de confiance qu'il n'entre qu'après hésitation, mesurant chaque pas, dans les contrées d'une lumière céleste. C'est ainsi que nous entendons avec lui ce chant qui, pour lui comme pour Guillevic, dit l'éternité : «"L'éternité n'est pas autrement fraîche", voilà ce qui semble être dit par le torrent»(88)6. Lorsque le torrent se révèle dans sa transparence, le poète accède au mystère qu'il abrite. "Après beaucoup d'années", "Tout à la fin de l'hiver", quelque chose d'à peine perceptible se manifeste que le poète tente finalement d'exprimer :

«Je ne sais pas, je ne sais quoi dire, sinon que cela semble, un soir, se déplier très haut, hors de la vue, même pas se déplier : être là, être grand ouvert (ce n'est pas assez ou c'est trop dire, mais on ne peut ni l'oublier, ni le taire).»(98)

Pourtant sommes-nous prêts à recueillir la voix du torrent, à sentir la "fraîcheur" venue du ciel ? Les pages éponymes du recueil révèlent que ces montagnes si solides et si réconfortantes présentent de dangereuses failles que nous pourrions bien avoir nous-mêmes produites. Déjà dans les "Remarques" jointes en 1990 à la réédition de Requiem, Philippe Jacottet avait fait état de sa sensibilité aux images de morts diffusées par les journaux télévisés7. Ici l'Histoire vient altérer la sérénité du voyageur : «L'Histoire : c'est comme si les montagnes au pied desquelles nous vivrions se fissuraient, étaient ébranlées ; qu'ici ou là, même, nous en ayons vu des pans s'écrouler ; comme si la terre allait sombrer»(93). Car qui pourrait n'entendre que le chant d'éternité du torrent, ne voir que le bleu du ciel, alors que l'Histoire n'a cessé d'accumuler les morts et les ruines et que la violence sévit toujours ? L'auteur de Requiem n'est pas devenu sourd à la plainte des victimes de la violence, mais il a choisi d'«ensevelir dans quelque chose qui les apaise ou qui les sauve» les morts de l'Histoire tout comme ceux de sa vie personnelle8. Le chant poétique est «un travail de réparation, à tous les sens du mot. Comme si le chant pouvait recoudre, quand même le tissu ne cesserait de se redéchirer et ici, et là»9. Le chant est en nous et hors de nous ; c'est de lui que peut naître la réconciliation entre l'homme et le monde, l'intérieur et l'extérieur, c'est pourquoi il nous est si essentiel.

En cette fin de siècle, alors que des pans de montagnes s'écroulent de nouveau à cause de la folie meurtrière des hommes, «quiconque écrit ou lit encore ce qu'on appelle de la poésie» est effectivement à ses propres yeux «un dérisoire survivant»(95). åuvre d'un homme qui, revenant sur les traces de son enfance, sent peser le poids des années, mais aussi de quelqu'un qui redoute de voir la violence l'emporter sur la poésie, Après beaucoup d'années, dans son hésitation à dire la part mystérieuse de ce qui est, nous touche d'autant plus que, comme Philippe Jaccottet, nous tremblons à l'idée que «l'autre regard», un regard si fragile face à la menace, puisse un jour ne plus être assez fort pour maintenir la lumière sans laquelle nous ne saurions vivre.



Chantal Colomb

Notes
1 Après beaucoup d'années, Gallimard, 1994, p. 9 ; les références à ce livre seront données entre parenthèses. 
2 Angelus Silesius, L'Errant chérubinique, trad. Roger Munier, Arfuyen, 1993, p. 65. 
3 R-M Rilke, Elégies de Duino, G-F bilingue, trad J-F Angelloz, 1992, 9° élégie, p. 90. 
4 Philippe Jaccottet, Tout n'est pas dit, "Traversées du lac, et des années", Ed Le Temps qu'il fait, p. 96. 
5 Voir par exemple Le Seul, Deyrolle éditeur, 1993 : «Je chante, je suis le chant. Rejoignant le mouvement sans bords, l'immense vague qui porte ce qui est, soulevé par elle...», p. 138, ou encore, «Au coeur du réel est une source...», p. 132. 
6 Voir Guillevic, Le Chant, Gallimard, 1990, p. 164 «Il semble parfois / Que le chant / Ne vient pas d'une source, // Qu'il existe par lui-même, / Permament, // qu'il dit l'éternité.» 
7 Voir Requiem, Fata Morgana, 1991, p. 45. 
8 ibid. 
9 ibid, p.46.

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