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 La critique littéraire > Articles : fr > Charles Juliet

Charles Juliet
Une spéléologie poétique
(Prétexte 11)


'oeuvre de Charles Juliet donne au lecteur le sentiment d'une profonde cohérence et d'une progression dans l'exploration intérieure entreprise. Dès février 1959, l'écrivain alors âgé de vingt-quatre ans note dans son Journal : «Le poète : celui qui aspire à naître et s'engendre par le verbe» (J I, 57)1 ; et dans Lambeaux achevé en 1995, le narrateur clôt son récit par ces mots : «La parturition a duré de longues, d'interminables années, mais tu as fini par naître et pu enfin donner ton adhésion à la vie» (156). L'écrivain annonce ainsi sa seconde naissance, fruit de l'aventure intérieure d'un homme qui «attend[ait] du poème qu'il lui confère l'existence» (J I, 58). C'est par l'écriture qu'il s'est construit car elle est l'instrument d'une métamorphose, d'une difficile autogenèse. Mais comment l'écrivain passe-t-il de la déchirure omniprésente dans le premier volume du Journal, de cette écriture du désespoir, à l'épanouissement d'Accueils et surtout de Lambeaux, récit d'une naissance à soi-même mais aussi de la renaissance de la mère ?

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Dans l'univers de Charles Juliet la plénitude est une difficile conquête jamais définitive. Le sujet «découvre qu'il est coupé de ce dont il procède» (J I, 10) et erre sans repères, perdu dans le dehors mais aussi à l'intérieur de lui-même. Il souffre d'une double séparation : son être et le monde lui sont étrangers. Tel le jeune enfant qui ne parviendrait pas à franchir le stade du miroir, le poète redoute «l'intérieure division». Il évoque ce moment où «se morcelle / le miroir / où se multiplient tes fragments» (Affûts, 21) comme si son être qu'il cherche à connaître et auquel il s'adresse par le tutoiement dans un dédoublement fréquent dans l'oeuvre, notamment dans le titre Bribes pour un double, était toujours menacé de division. Les images de morcellement, de fragmentation du sujet et du monde naturel sont récurrentes dans Affûts : «désaccordé» (14), «déchirée», «déchiquetée» (21), «ravinée» (35)... sont autant de caractérisations qui révèlent la difficulté pour le sujet d'être un et de se sentir en accord avec le monde d'ailleurs lui-même menacé. L'expérience de la "douleur impensable", celle du bébé séparé de sa mère avant la construction du langage et de la pensée, évoquée par Charles Juliet dans Mes chemins, resurgit par des images de séparation qui expriment la nostalgie de cet «état de fusion totale» (Mes Chemins, 10) de l'enfant, de la mère et du monde environnant. Cette déchirure présentée plus concrètement dans Lambeaux par celle de la hernie qui a résulté de la douleur impensable («un muscle de l'aine se déchira», 92) constitue un obstacle à la vie : sans racines, le sujet ne peut s'épanouir : «Je vis sous la menace constante de l'écrasement. De l'éclatement.» (J I, 190), note Charles Juliet dans la douleur de ne pouvoir s'unifier. C'est par le travail de l'écriture qui développe l'acuité que le poète va descendre en lui-même, devenir le spéléologue, voire l'archéologue, de sa propre terre pour tenter de retrouver dans les régions les plus reculées de la mémoire et de l'être la trace de la mère disparue, la voie de l'origine. Il se fait explorateur, entreprend des Fouilles et part ainsi pour «l'aventure intérieure». L'image du séisme traduit cet ébranlement, cette ouverture à soi-même, qui permet la découverte de ses propres profondeurs. «Sous tes pas / le sol s'effondre» ; le poète, tel Orphée, descend dans les entrailles de la terre et, au plus près des secousses telluriques, vit le début d'une «indiscernable métamorphose» (Une lointaine lueur, 33-34) ; «son visage lézardé» (39) trahit encore la déchirure mais cette descente au fond de lui-même, de sa terre, le conduit vers le «secret des racines» (42). Pour s'unifier il faut descendre en soi, s'abîmer. La source, la lueur, sont toujours liées à une descente. Dans la deuxième lettre de Dans la lumière des saisons, Charles Juliet relate une expérience qu'il qualifie de «cruciale» car elle préfigure la descente en soi-même : «Au-dessous de moi s'étendait une forêt qui dévalait vers je ne savais quels abîmes». C'est dans ces profondeurs qu'enfant il découvrit une clairière et une source, anticipation de la descente en soi-même qui s'ouvre sur la lumière de la «plénitude», de l' «adhésion à la vie» (31). Chez Charles Juliet le paradis n'est pas céleste, il est caché au royaume des morts où repose la mère, où est enfoui le secret, et c'est au prix d'un travail de fouilles en soi qu'il sera par instants accessible : «et si je me réenfouis / là où tu me façonnas, / sauras-tu me révéler / ton visage // toi qui / emblée / fut l'absente» (Affûts, 67).

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Pour descendre dans de telles profondeurs, il faut être à l'affût. Le poète se décrit comme un animal toujours aux aguets, qui doit percer grâce à un regard incisif obscurité de sa forêt intérieure. «Écrire, c'est 'affûter.» (J I, 70), c'est-à-dire aiguiser son regard et sa plume. L'écriture de Charles Juliet manifeste cette tension. Le motif de l'Ïil est omniprésent : le poète interroge le «mystère de cet Ïil qui éveille la voix. / De cette voix qui aiguise l'oeil.» (Ce pays du silence) L'oeil intérieur doit percer la nuit pour atteindre «la lumière où / mûrira l'issue», «ta maternelle / lumière» (L'oeil se scrute), car cette voix que perçoit le poète provient du royaume des morts, c'est la voix de la mère, celle de l'origine. Mais ce n'est pas avec une lyre que Charles Juliet entreprend de sauver la mère de l'oubli. Il se méfie du chant et recherche «un langage extrêmement simple, statique, exempt de tout lyrisme». (J I, 120) Plus la langue sera dépouillée, plus elle coïncidera avec ce qu'elle cherche à exprimer, plus elle aura de chance d'échapper au temps et à la mort : «Mes mots de pierre érigés face au temps. / Pour quÕà jamais demeure la trace de qui je fus». (Ce pays du silence) C'est le plus souvent à l'aide des vers courts de poèmes dans lesquels le passage à la ligne remplace la ponctuation que Charles Juliet entreprend «une migration / souterraine», car pour tenter d'aller jusqu'au centre, jusque dans les entrailles de la terre afin d'y trouver refuge, il lui faut écrire «le poème de pierre» (Affûts, 152), se durcissant tel un «galet» (L'oeil se scrute). Le lyrisme, qui ne doit en aucun cas être artificiellement créé, ne peut survenir qu'en de rares instants de plénitude «quand nous ne sommes plus / qu'un même rythme / un même souffle / un même sang» (Affûts, 192). Le chant est alors celui de la terre, de la mère et du poète confondus. Le lieu rêvé, le paradis souterrain, est une grotte, espace maternel, ventre mystérieux de la terre-mère dont Bachelard disait qu'elle est «un refuge dont on rêve sans fin»2. C'est bien là que le poète doit se rendre s'il veut renaître. Affûts exprime ce rêve de la fusion mère-fils («la mère et l'enfant / le plus fascinant / des couples») dans la grotte : «je me couche / en toi // des ondes parcourent / ta grotte ses profondeurs / liquides» (104). Il lui faut retrouver au plus profond de lui-même, par une attention à sa vie intérieure, la trace de son origine : «et remontant / dans ta grotte / en deçà / de ce dont / je procède // parmi / granits et / porphyres // j'entreprends ma genèse» (L'oeil se scrute). Et cette genèse, dépassant les limites du moi, va rejoindre la mère. Ce sera le travail de Lambeaux, aboutissement de la patiente recherche intérieure. L'écrivain précise d'ailleurs que la prose exige de lui plus d'efforts que le poème (Mes Chemins, 68). «Te ressusciter. Te recréer», tel est le projet dont Charles Juliet fait part à sa mère défunte dans l'avant-propos de Lambeaux (8). Dans cet ouvrage, le tu représentera successivement la mère et le narrateur, car le tu, s'il est l'être profond découvert par l'Ïil intérieur, n'est plus un tu personnel. Débarrassé du moi, le poète découvre le centre qui est le neutre (J I, 94) ; le masculin et le féminin s'y confondent dans la fusion. A qui parle le poète dans Affûts ? Sans doute à la fois à la mère, à la femme et à la terre. Certes la terre angoisse comme lorsqu'elle emplit la bouche car dans ce cas elle laisse sans voix 3, ou lorsqu'elle est close et obscure, mais la terre de Charles Juliet est généralement marquée d'un sillon, ouverture féminine et ligne d'écriture à la fois. Elle trace un chemin, propose un accès au rêveur qui cherche en la contemplant la clef de son existence. La terre de l'imaginaire de Charles Juliet est une matière emplie d'amour, elle est apprivoisée par le travail des paysans, ceux de Jujurieux, son village natal, et elle est surtout la «déesse-mère» (Affûts, 117) qui s'ouvre au cri du poète, lui révélant le mystère de la création. Elle est malléable et offre ses fruits à celui qui la travaille, la caresse. De ses entrailles monte une voix qui répond à son désir d'amour infini, la voix que l'écriture recueille pour lui donner l'éternité du poème minéral.

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A l'aide d'une langue tendue vers l'essentiel qu'il a voulu dépouillée, Charles Juliet, guidé par l'oeil qui «se scrute», s'est progressivement avancé dans les profondeurs de sa vie intérieure jusqu'au fond de sa mémoire et de son imaginaire. Par-delà les traces de son histoire personnelle, le poète explorateur a entrevu dans les entrailles de la terre le mystère de l'origine de toute existence. Naissant par l'écriture, transformant la langue commune en poèmes de pierre, le poète accomplit le geste primordial ; tel un dieu, il est autogène : «de l'incessant travail / de forge / dans la matrice / infatigable», il s'enfante et revit «la rencontre toujours première // l'immédiate fusion / de l'homme et de la femme» (Affûts, 99). «Le poète répète le Christ» (J I, 67), non pas seulement par sa souffrance, mais aussi par son pouvoir de résurrection, un pouvoir qui lui permet de sauver sa mère de la mort et, ce faisant, de renaître à lui-même et de guider tous ceux qui, lecteurs en quête dÕeux-mêmes, recueilleront sa parole pour accomplir leur propre chemin.

Chantal Colomb

Notes
1 Les notes entre parenthèses renvoient aux ouvrages suivants : Journal I (J I), Hachette, 1978 ; Journal III (J III), Hachette, 1978 ; Accueils, P.O.L., 1994 ; L'oeil se scrute, Fata Morgana, 1976 (sans pagination) ; Affûts, 1979, rééd. P.O.L., 1990 ; Ce pays du silence, Fata Morgana, 1987 (sans pagination) ; Dans la lumière des saisons, P.O.L., 1991 ; Une lointaine lueur, Fata Morgana, 1992 ; Lambeaux, P.O.L., 1995 ; Mes chemins, Arléa, 1995. 
2 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, José Corti, p. 185. 
3 Voir l'Épisode de la herse renversée, Journal III, p.170.

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