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 La critique littéraire > Articles : fr > Philippe Lekeuche

Philippe Lekeuche
Apprentissage de la patience
(Prétexte 10)


hez le poète belge Philippe Lekeuche s'inscrit, depuis son Chant du destin, une écriture de patience. Rien ne presse dans cette oeuvre en devenir sinon cet appel du chant telle une conque à remplir et restée vacante. A travers le lyrisme, une histoire est en train de se construire au fond de l'auteur. Et pour lui, cela prendra le temps nécessaire. Lekeuche semble laisser faire les choses sans accélérer le mouvement. L'écriture donnant ainsi corps au «soupir du monde» avant qu'il ne soit trop tard pour la dégustation, la dévoration.
 Écrire, pour l'auteur de Si je vis, c'est ainsi se mettre en attente, en atteinte. C'est pourquoi le poète vient rôder autour d'un lyrisme où il trouve sa marge, sa marche. Tournant le dos au reste, n'ayant pas peur du chant, l'exhibant nu afin qu'il devienne ces moments où l'écriture révèle dans la crudité du désir. Du lyrisme, Lekeuche attend un essorage de ces humiliations ultimes qui, pour trop de poètes, sont encore des grâces. Chez lui, l'écriture est pleine de «démarrages solaires et de vitesses infantes à la poursuite des foudres, routes en liesses démontées sous les crachats».
 C'est pourquoi cette écriture lyrique pèse lourd. Elle n'est pas un ornement néo-romantique et factice, mais le moyen que possède l'homme pour se pousser à l'intérieur de lui-même. Sans chercher l'effet, Lekeuche trouve ainsi un ton, un style, pour tenir à distance les forces du désespoir, du mutisme, pour se montrer capable de sortir de son silence, et renouer le contact, ouvrir son corps au flux «des laves qui ouvrirent le jour».
 L'encre est telle une liqueur séminale que le corps veut pomper pour prendre source et enraciner. L'écriture se bâtit ainsi, à partir des morsures de l'existence, mais elle ne se veut pas une fuite, une figure dans l'oubli par l'intermédiaire d'un certain «carnaval des mots». Elle doit devenir cette atteinte aux maux afin que le désir déborde, l'essentiel étant de l'amener à la lumière. Et le plus dur est accompli. C'est pour le faire vivre hors de lui que Lekeuche, sans doute, écrit. C'est pour anticiper une fête contre toute attente. Ne plus être cette bête avec de «la merde plein le ventre» dont parlait Artaud, mais devenir l'être transfiguré qui de la douleur se catapulte vers une transparence et une clarté : «Tout s'alluma, il m'en souvient, nous fûmes transfigurés, stupéfaits en nous-mêmes, si clairs, si transparents au jour». Pour Lekeuche, il faut donc écrire encore pour conjurer le mauvais sort comme on touche du bois.
 Après, il n'y aura pas besoin d'écrire. Cependant, dans l'attente, l'oeuvre va devant, au devant des choses par ses coups de boutoir de la vie et de la mort, ou ce qui en tient lieu. Il existe là une écriture qui sent la chair : une chair où renaître, et qui ne serait plus une blessure mais une matrice, pour une «version nouvelle de l'amour», quand bien même, pour l'heure encore, chez le poète, l'amour demeure «travaillé par les puissances et le feu souterrain du noir». L'écriture est donc bien une quête ; les vers roulent vers la fin du voyage, ou son départ. Il faut cela à Lekeuche pour avancer. Par petites étapes, écumer le passé. Qu'il devienne son obligé. Écrire encore un peu pour apaiser ou plutôt faire taire les erreurs et les fascinations passées :
 «La figure de l'Ange toujours me trahit
 Derrière la Beauté, personne,
 L'absence absolue nous devine».
 Mais sans le savoir Lekeuche veille déjà sur son sommeil, il s'enivre de douceur. Il n'a qu'à laisser aller encore son écriture et le tour sera joué. Les mots, chez lui, sont déjà comme des pointes s'élargissant afin que le poème qui s'ouvre déjà au monde soit la preuve que l'écriture n'est pas un divertissement mais une question de temps et de pratique.
 Contre ce qui dévore, Lekeuche instaure ainsi un de ces «remparts de brindilles» chers à Leiris. Mais ces brindilles, ici, désencombrent et laissent la lumière monter. L'écriture est de ce fait une respiration secrète, capable de dire l'urgence quand, d'une histoire, comme l'on dit parfois, tout a été écrit mais rien n'a été dit.

 Oublier, se perdre, se laisser engloutir, lâcher l'ombre pour la proie, c'est à quoi, dans un premier mouvement, Lekeuche aspire. Mais il se reprend vite car il ne s'agit pas de «s'allonger», d'avouer. La littérature de l'aveu ou du voyeurisme ne fait pas partie du système de Lekeuche, qui se refuse à regarder de derrière la vitre. Ici la poésie est en marche. Pour longtemps :
 «Nous marcherons
 par les périls
 la poussière du futur
 le rire des cadavres
 le son du silence».
C'est ainsi que tôt ou tard finira le «veuvage». Et Lekeuche est en marche pour apprendre, non l'écriture, mais le métier de vivre, car du côté du texte l'écriture est déjà, plus qu'un style, une racine.
 Quelque chose donc est en train de se passer dans l'aventure de l'homme. Le poème, avec Lekeuche, n'est plus une coquille vide, mais une vraie conque remplie de chaleur. L'écriture est bouillante : trop de fièvre, trop d'envie peut-être. C'est pourquoi, paradoxalement chez lui et en dépit du poids de l'oeuvre, rien n'a encore été dit.

 Si rien ne presse, il y aura toujours pour lui urgence. Ne pouvant plus faire marche arrière et en laissant en deux livres, Le Chant du Destin et Si je vis, table rase, le poète s'est déjà jeté à l'eau, sachant sans cesse tourner la page. A peine le plongeon effectué, un désir l'inonde : il se devine et fait que le monde ne sera pas simplement «la bouche du rien» mais plutôt la «gerbe de feu».

Jean-Paul Gavard-Perret

Notes
Les diverses citations employées dans cet article sont tirées des recueils de P. Leckeuche suivants Le Chant du Destin et Si je vis (v. Notice).

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