(sur Auguste Fulminant)
aysage de l'esprit et asile de fiction, l'antique s'impose aussi, dans les romans d'Alain Nadaud, comme un scandale à répétition. L'attrait pour les origines, qui le justifie, se double du manque éprouvé d'appréhension fiable en son domaine. Moins remontée vers la source que retour au chaos, la fiction antique énonce une fascination pour quelques déterminations à la fois essentielles et énigmatiques. Auguste Fulminant écrit cette pression d'un temps fondateur qui, excèdant l'intelligibilité, justifie le recours généralisé aux mythes, aux versions supplétives, aux reconstitutions rétrospectives, aux hypothèses levées en vérités officielles. La part du savoir, que le texte mobilise par souci d'auto-légitimitation érudite, amène au sentiment d'une perte générale de connaissance. Le roman détecte par là-même quelques formes majeures de sa propre parade : des vérités historiques se révèlent comme des fictions du temps ; des certitudes culturelles, comme des intrigues de la conscience.
Au centre du dispositif romanesque, une enquête se mène sur la mort d'un poète, trop polie pour ne pas devenir suspecte. La victime : Virgile ; le présumé coupable : Auguste ; les hommes de main : deux obscurs écrivains à la solde du monarque ; le mobile : L'Enéide, dont Virgile entend retoucher les passages excessivement laudatifs à l'adresse d'Auguste ; les enquêteurs : un journaliste et un attaché culturel français des années 1990. L'efficacité de l'intrigue tient à son envergure : Nadaud amplifie les effets de suspense en dédoublant le déroulement du récit ó temporalité et narrativité simultanément antiques et contemporaines ó et son acception romanesque ó axes policier et politique réciproquement activés, dans l'acte criminel passé comme dans l'action d'enquête contemporaine. Cette ordonnance complexe confère à la fiction un cours labyrinthique, à la fois calibré et décalé, que la logique anecdotique ne saurait épuiser. L'intrigue met effectivement en forme, par-delà l'histoire et l'Histoire, la recherche d'un sens échappé, le pressentiment d'une exactitude maquillée, qu'elle dégage de leurs seules implications circonstancielles par son ouverture achronique. De l'actualité la plus récente ó celle des tours de banlieue qui lancent le récit ou de la Roumanie d'aujourd'hui qui l'achève ó vers un passé romain des plus apparemment distant, une interrogation se formule, une incertitude s'énonce, une anxiété lacunaire se représente. Portant sur quelque interaction répétée ó pouvoir, savoir, art ó, elles entretiennent leur urgence.
Comment accorder un degré de sens probant à un passé fractionné, détourné, en partie perdu, nécessairement recomposé, mais qui recèle pourtant les manifestations les plus élémentaires de l'être au monde ? Alain Nadaud part de cette interrogation. Son roman accumule les manifestations les plus diverses de la trace. La terre recèle, par strates, des éboulis d'édifices, des cavernes de fresques à demi-dévorées, scènes et visages à l'expressivité préservée mais à l'identité incertaine. Elle expose à sa surface un éclatement similaire, comme le suggère la description de la décharge, dans laquelle «les habitants des environs venaient déverser leurs gravats, leurs pots de peinture vides ou quantité de déchets de nature végétale ó tas de branchages, paquets de gazon tondu et fleurs mortes, palmes jaunies»1. Les vitrines d'un musée, lui-même détruit par le feu, se détaillent de chapitre en chapitre, présentant les restes d'objets arrachés à leur unité, à leur fonction, à leur conception. Espace naturel et lieux culturels participent d'une même poussée détritique, tantôt enfouie tantôt exhibée. Place stratégique de l'action romanesque, la bibliothèque, ses sections, ses rayons, ses disciplines, ses ouvrages, volés, retrouvés, arrachés, concentrent ce principe de dispersion, vainement troqué contre un fantasme d'ensemble et d'agencement. A cet égard, l'idée de littérature résiste mal au constat matériel de l'érosion : «...en nombre infime sont les écrits qui, autrement que par fragments, sont parvenus intacts jusqu'à nous»2. L'écrivain élabore ainsi une fable du vestige, à l'intérieur de laquelle élan chaotique et évidence hétéroclite se complètent. Ils s'énoncent, également. En effet, la dynamique romanesque s'autodétruit : son énergie fictionnelle, particulièrement insistante ó vols et meurtres, exactions, enquêtes et énigmes ó, porte sur l'élucidation de deux morts suspectes, énoncées d'emblée. Elle glose donc l'idée même de disparition, dont elle propose deux modes d'accomplissement à valeur exemplaire. Auguste Fulminant simule en outre un véritable mixage typologique (documents muséographiques, interviews retranscriptes, notes intimes, dossier journalistique), générique (fiction policière, historique, fantastique, parodique) et tonale (passages alternativement dramatique, lyrique, épique, polémique). Le texte se définit ainsi, à même l'écriture, comme un espace sédimentaire, amassant les composantes résiduelles de pratiques antérieures dont l'écrivain se fait l'archéologue.
Mais toute trace s'impose en piste. Tout vestige propose en pointillé son chemin d'Orphée. Cette marche arrière, ces pas à l'envers du temps, ces itinéraires inversés qui se croisent et divergent, Nadaud les affabule avec une cruauté d'expert. L'archéologue qui fouille les réserves du sol, le chercheur qui déterre les textes anciens, le poète qui sonde les mythes, prélèvent tous, malgré leur obstination, de simples bribes, à la fois déterminantes et insignifiantes. Leur lien possible avec d'autres extractions, leur valeur d'extrait, leur indice de vérité résiduelle, relèvent de la postulation intellectuelle et de la mise en forme langagière. Des systèmes s'élaborent, des interprétations s'échafaudent, des positions s'échauffent, des certitudes s'instaurent, des réfutations fusent... Plus son matériau s'enrichit, plus la connaissance s'affaiblit : chaque découverte relance la spirale des supputations, le tournis des théories concurrentes, l'entrechoc des ambitions cognitives. Alain Nadaud développe en intrigue policière, par l'hyperbole du crime répété, ces querelles de préséance érudites, qui, à la lettre, font sens. ìSe faire une idéeî, l'expression intervient en fin de roman : une idée se construit sur les décombres d'éléments lacunaires qui exigent un ordre, et les dépouilles des adversaires qui le contestent. Virgile meurt deux fois. Parce qu'il s'interroge sur l'identité d'Enée et les convoitises idéologiques rétrospectives dont il est l'objet, il menace son propre temps politique, en quête d'adoubement mythique. Auguste le fait empoisonner. Parce que, vingt siècles plus tard, l'image du poète semble resurgir sur quelque mur exhumé et sa trace se confirmer dans des documents récemment retrouvés, il suscite un nouveau litige. Menacé par une découverte qui infirmerait ses propres analyses, un homme de culture peu scrupuleux se débarrasse des chercheurs enquêtant sur cette nouvelle vérité possible.
A défaut de dépasser la réalité, la fiction en fait l'englobe. Elle s'identifie à l'acte de représentation par lequel l'esprit humain, sur la base de faits partiels et de traces isolées, conçoit une mise en idées qui signifie ce passé dont les marques persistantes indiquent l'influence sans toutefois en livrer la cause. La conscience fournit des scènes, fourbit des schèmes qui apparentent son travail à celui de l'imaginaire romanesque. Evoquant un projet de musée, tel personnage s'écrie : «Car, je le reconnais, il en faut de la patience, et des moyens en effet, pour agencer les matériaux, élaguer ici, user d'artifices pour en étayer d'autres, parfois plus fragiles, respecter l'équilibre des proportions, surveiller la cohérence qui se dégage de ce fouillis à mesure que les choses se mettent en place. A cette masse de données, il s'agit aussi d'attribuer un sens : celui de la visite d'abord, à savoir comment cette exposition, d'une vitrine à l'autre, va être parcourue, puisqu'un tel trajet se doit de respecter une progression ; ensuite, celui relève plutôt de la narration, afin que soit ménagé et soutenu l'intérêt du lecteur... ó Du lecteur ? Du visiteur, vous voulez dire ?»3 (56/7). Toute vérité relève de la fiction accomplie. Parce que les mobiles les moins avouables et les plus humains interfèrent par ailleurs dans le discours tenu sur le passé et les témoignages laissés sur l'actualité, mensonges, trucages, tronquages et mystifications rendent un peu plus illusoire un quelconque savoir transparent. De même, les contre-façons, reproductions et textes apocryphes compromettent la fiabilité culturelle des héritages artistiques trop anciens. La clémence d'Auguste relève d'une vérité plus officielle qu'effective, comme l'intégrité est hétique de L'Énéide, retouchée à répétition après la mort de Virgile. Nadaud invente, sur le même principe, l'histoire d'une usurpation manquée, en mettant en scène un haut responsable culturel falsifiant des données pour légitimer ses thèses et consolider sa carrière.
Les modalités du vrai et du faux, que Nadaud s'amuse à pervertir ironiquement, ne cessent ainsi de se conjuguer. Plus que son contraire, le faux désigne un des degrés du vrai, défini comme variable. Aucune connaissance bien-fondée ne semble possible : si l'approche des époques originelles s'affine, l'idée même de fondement vacille. Ce rapport désenchanté au savoir ne s'exprime pas, dans l'oeuvre érudite d'Alain Nadaud, par la mélancolie la plus extrême, comme dans celle de Pascal Quignard. Fiction pour fiction, l'écrivain prend l'homme de culture à son propre piège : il radicalise le jeu des hypothèses cognitives, en substituant, au couple vrai/faux, le duo mort/vif, aussi captieux mais encore plus romanesque. Délaissant la recherche d'une spécificité exacte du passé, Nadaud s'intéresse à la vivacité renouvelée de phénomènes archaïques, dans un roman composé de telle sorte qu'il intègre ses propres avatars. Entre les intrigues antique et contemporaine, des connexions se multiplient au point d'accréditer une seule et même histoire, différée dans le temps comme un écho se diffracte de sa manifestation première. Personnages et situations se répètent. L'attaché culturel des années 1990 accomplit le voyage effectué par Virgile reprenant lui-même l'itinéraire supposé d'Enée. Auguste se retrouve sous les traits tyranniques de l'homme de puissance, qui tue pour le salut de son poste, ou de l'homme de pouvoir, Ceaucescu, dont l'ombre apparaît en fin de roman : la Roumanie accueille en effet un journaliste-enquêteur trop curieux, exilé au loin, comme jadis Ovide, par un rédacteur en chef irascible qui ressemble à quelque Auguste fulminant... Par delà les invariants de la psyché óséduction, ambition, esprit de manigance, de rebellion, de droitesse ó, certaines homologies se repèrent, entre les peaux neuves d'aujourd'hui et la chair vive des premiers jours. Ainsi le potentiel de simulation propre à l'art, la fabrication de vérités historiques aléatoires à partir de données objectives aménagées, le trafic des sources, la manipulation des textes, la falsification des documents ó le revers culturel, en somme ó, trouvent-ils leur accomplissement dans les mirages technologiques de l'image virtuelle. Virgile unissait Didon et Enée alors que plusieurs siècles les séparent, dans l'ordre de la fiction ; grâce «aux ressources de certains logiciels (Flame, par exemple), conçus à l'origine pour la réalisation de trucages cinématographiques, il est désormais possible de faire se rencontrer des personnages qui vécurent à des époques différentes ou de leur permettre de circuler dans des lieux où il est probable qu'ils ne mirent jamais les pieds»4. La construction de l'ouvrage, superposant des parties composées à l'identique ó quatre subdivisions incluant trois types de chapitre fictionnellement distincts : un descriptif didactique, un échange épistolaire, une retranscription d'enregistrement ó, renforce la sensation répétitive, la conception d'une temporalité plus sédimentée que successive.
Ainsi, dans Auguste fulminant, tout se joue avant, et la seule altération, en échos dispersés, tient lieu d'altérité ó hypothèse hallucinée pour un roman qui, présenté comme le dossier monté de toutes pièces par un héros enquêteur, multiplie incessamment les jeux d'illusion :
«Vous savez, les archéologues sont en bien des points semblables aux romanciers. Les uns comme les autres se montent la tête pour des choses auxquelles personne n'a jamais prêté attention. A partir de là, ils échafaudent des histoires où ils finissent par ne plus se reconnaître. Ils vivent dans une sorte d'hallucination permanente... Jour après jour, que ce soit à partir d'un fragment de poterie pour l'un, ou d'un simple mot pour l'autre, ils donnent corps à des univers imaginaires, que nul n'entrevoit sauf eux, et qu'ils s'évertuent à reconstituer dans les moindres détails. (...) Pour conserver intacte à la mémoire la totalité de ces mondes fictifs, la tension de leur esprit à force finit par être si vive, et cette vision intérieure exige une concentration intellectuelle si constante et démesurée qu'ils perdent tout repère, décrochent du réel, sombrent dans la matière même de ce qu'ils tentent de susciter ó ou plutôt de ressusciter...»5
Bruno Blanckeman
Notes
1 Alain Nadaud, Auguste fulminant, Grasset, page 48.
2 Ibid., page 117
3 Ibid., pages 56/57.
4 Ibid., page 230.
5 Ibid., page 137.