Note sur L'Épreuve du jour
«L'essentiel s'écrit sur un sous-bock, entre les points de la dernière belote, un cúur percé díune flèche, et le prénom díune fille facile assoiffée díabsolu» : il serait tentant, à la seule lecture de ce passage, de dresser la généalogie des écrivains qui travaillent à la faveur de líivresse et des bruits de verre. Car, comme bien des textes nés après le règne des poètes maudits, ceux de Jean-Claude Pirotte font la part belle à la boisson et aux rêves quíelle suscite. De cafés en gargotes, díassommoirs en lupanars, on boit beaucoup dans ses récits ; on y boit pour cheminer, se perdre, se retrouver, pour se remémorer ; on y boit également pour perpétuer cet usage singulier du langage que líauteur considère comme une «maladie honteuse» ó la littérature. Que líúuvre de Pirotte établisse une filiation ou non ne nous importe guère, toutefois la liaison quíelle entretient avec ces lieux de perdition est bien trop suivie pour quíon ne la soupçonne pas díêtre autre chose quíune complaisance à líégard díune imagerie un peu fadasse. Revenons donc un instant, puisque le narrateur de LíÉpreuve du jour1 nous y invite, au «minuscule estaminet» de la place des Vanneaux de son enfance, estaminet dont líenseigne noire et mystérieuse se réduit à la voyelle A : «/.../ cíétait le café A, le bistro A, on allait chez le père A, ou tout bonnement à A, sans penser à Rimbaud (ce níest pas certain). A noir, la suite ne me fut révélée que peu à peu, plus tard, et díailleurs dans le désordre, sans le secours díÉtiemble mais plutôt par la grâce díune spécieuse et nécessaire contagion éthylique» (p. 29-30). Et, quelques lignes plus loin : «/.../ cíest du peintre en lettres /.../ que jíappris à vénérer le nom de Rimbaud, mais il avait oublié la couleur des autres voyelles, et quand bien même sa mémoire eût été plus fidèle, il ne se fût jamais agi pour lui de reproduire sur líenseigne musicale le premier vers du fameux sonnet, mais le maître-mot dont il partageait le culte naïf et brouillon avec les cabaretiers, et qui était le mot anarchie. Ainsi le drapeau noir marqué du seul A superbe et incompris flottait en grinçant comme une crécelle sur la place des Vanneaux. Cette place publique /.../ acquérait soudain dans mon existence un prestige très privé, assez conforme à sa vastitude un peu torve, ainsi quíau secret partagé de ses nostalgies révolutionnaires» (p. 31-32).
Cette évocation donne le ton díune úuvre pétrie conjointement de littérature et de réalité ó une réalité banale. LíÉpreuve du jour, récit qui se propose de sonder la mémoire personnelle de líauteur tout en convoquant par intermittence la mémoire des livres (ceux de Rimbaud comme ceux de Nerval, Jacob, Lewis, Thomas, etc.), ne déroge pas à la règle. Ainsi, la vie monotone de líenfant que fut Pirotte se redore de lectures fondatrices qui cautérisent la blessure propre à cet âge ingrat («La mort avait tous les visages, et celui de ma mère, entre tous rayonnant») ; celles-ci offrent un point díancrage ferme aux souvenirs broyés par la douleur et la mélancolie, à tel point quíelles síimposent finalement comme étant líun des seuls legs tangibles du passé : «/.../ jíai menti tout à líheure lorsque je prétendais níavoir rien conservé de líenfance. Il me reste cette anthologie des poètes nouveaux parue chez Simon Kra dans les années vingt» (p. 110). Contre une mémoire informe, la littérature affirme très tôt sa force résurrectionnelle, cette force qui rend plus noire encore, et plus fascinante, líenseigne de líestaminet de la place des Vanneaux. Contre une mémoire informe, mais également contre les frayeurs coercitives de la petite bourgeoisie, laquelle est représentée par les parents du narrateur. Lectures bannies («La mère a confisqué la veille à líenfant Le Bar de la Fourche de Gilbert Voisins», p. 83), récitations sévèrement réprimandées («Dorénavant je te prie de tíabstenir de hurler des insanités, disait ma mère»), tout pousse le narrateur vers le monde dont on le coupe. Cíest pourquoi sa première acquisition ólíanthologie des poètes nouveauxó est frauduleuse : «Je devais avoir cinq ou six ans, lorsque jíai volé le livre dans la bibliothèque (p. 111)». Et ce sont ces textes compilés dans un recueil obscur qui deviendront les véritables tuteurs de líenfant, faute díun père et díune mère suffisamment tendres.
La littérature sera donc une évasion, au sens plein du terme, díun monde trop agressif et trop décevant. Les hommages constants de Pirotte aux auteurs quíil aime ne sont pas le symptôme díune érudition ni celui díune allégeance à un quelconque patrimoine culturel. Ils sont celui díun orphelin qui, par la force des choses, ne peut assouvir son désir ó et plus tard fonder son mode díexpression ó que dans la clandestinité. Pourtant ces hommages ne sont pas ceux díun dévot : «Líanthologie des poètes nouveaux était soigneusement dissimulée. Je ne craignais rien. Mais jíavais un cúur de prosélyte, ce qui est une grave erreur». De surcroît, il síavère que la littérature nía pas toujours le pouvoir quíon veut bien lui conférer. Les lectures de romans gothiques cessent en effet «bien vite» de líétonner : «Ces histoires de revenants et de monstres, ce níétait que de la fausse monnaie, /.../, un ersatz de marché noir. Jíavais connu mieux, tellement mieux, et líimagination níy était pour rien» (p. 22). Les textes des autres, on le voit, génèrent parfois un manque que le réel, singulièrement, vient combler. Et contrairement à ce quíAlain Bertrand déclare, «líharmonie de la littérature et du monde de líenfance»2 ne va pas de soi ; à líimage de la mémoire, la littérature entretient une ambivalence chez líauteur. Faut-il ajouter que le recueil volé dans la bibliothèque porte sur sa page de garde «la signature de ce père qui [lui] fut toujours étranger, à qui [il] fut toujours hostile, et la mention manuscrite : "Reçu de ma femme"» (p. 110) ? Il níy a pas, il ne peut y avoir díappropriation pleine et absolue ; car il y a sans cesse un détail, un vol ou une signature, qui vient compromettre líintégrité de la relation de líêtre aux choses : «Je devais avoir cinq ou six ans lorsque jíai volé le livre dans la bibliothèque, et cíest Aloysius Bertrand, Nerval et Max Jacob qui míont appris à lire. Ce fut déplorable à plus díun titre».
***
La littérature, sous ce rapport, est marquée du double sceau de la clandestinité et de la malédiction, et les conséquences se mesurent dans le rapport quíentretient Pirotte avec sa propre écriture. La plupart des personnages de ses récits sont des êtres de fuite, des êtres de rupture níayant a priori pas díaptitude particulière à líécriture («/.../ je níai pas de prétention à la littérature, je ne suis pas plus écrivain que je níai été peintre», déclare Jan Idsega dans Fond de cale). Leur plume obéit moins à un programme quíaux hasards du souvenir et du vagabondage : «Jíai pensé que je níécrirais jamais LíÉpreuve du jour, et tout ne serait quíoubli, défaite, abandon» (p. 96). Conçu sans espoir de réussite, voué à la perte, le texte síaccomplit selon un mouvement organique, et non selon un travail intellectuel, qui exclut tout ordonnancement susceptible díéclairer pleinement le lecteur anonyme. Le narrateur produit ainsi des sortes de journaux non datés, clandestins, dans lesquels, de surcroît, il cultive une relation de soi à soi («Le lecteur cíest moi»3), ou de soi à un auditeur privilégié, nommé (Hélène, par exemple). Le récit pirottien est régi par une incertitude à la fois du passé et de líavenir, qui semble le vouer à rester lettre morte ó pour lequel la publication apparaît comme un processus abstrait, facultatif et accidentel4.
Le fait, par ailleurs, que ces personnages voyagent, quíils soient mobiles dans líespace, ne fait pas nécessairement díeux des vagabonds ; au contraire, en fuyant, cíest-à-dire en écrivant, ils retrouvent incessamment sur leur chemin ce avec quoi ils tentent de rompre ó le passé révolu, les amours défuntes, les bistrots, les autres lieux fondateurs, tout ce quíil convient díappeler la mémoire. Incessamment, ils arpentent un même territoire. Et cette déambulation peut les conduire à leur perte (le récit le plus probant à cet égard étant certainement Un Été dans la combe), puisque sous líapparence du sens, líécriture ne révèle quíun simulacre de réponse à la mémoire : «Réponses de la poésie ? Réponse de líenfance plutôt, puisque líenfance détient seule la réponse à la question quíelle ne formule pas, puisque líenfance, comment le dire autrement ? est elle-même la réponse. Non pas celle de «vert paradis», au contraire : celle de líépreuve, de la peur exaltée, celle díune sorte díillumination de líenfer» (p. 134). Le texte fait défaut dès lors quíil est né ; il síanéantit au moment même où il síécrit : «Je crois que jíavais oublié ce quíétait la blancheur, ce quíétaient le silence et le suspens du jour díhiver. Jíaurais voulu líécrire, mais je níai pas pu. Jíai compris que je ne le pourrais jamais» (p. 96). Líexpérience du langage serait ainsi líexpérience díun effondrement simultané de líúuvre et du narrateur ; líune signalant díemblée son absence, et líautre síeffaçant progressivement pour ne laisser de soi que les traces díune autodestruction.
Comment, en conséquence, síobstiner, persévérer, síaccommoder de cette «maladie honteuse» qui agit comme une gangrène ? Comment reconduire perpétuellement le moment du silence total, de líaphasie, de la clandestinité absolue ? La menace, provenant du cúur même de la littérature, qui pèse sur líécrivain implique quíon la conjure. Díoù, chez Pirotte, une insurrection contre une littérature sûre de ses effets et sûre de son statut : («Il y a bien des façons de raconter sa vie. Aucune níest la bonne», p 114). Díoù également, une constante remise en cause de sa propre parole qui peut aller jusquíà líautodérision et à líautocensure («/.../ je ne vais pas recopier ce matin líanthologie des poètes nouveaux que ma mère a offerte à líhomme ignoble qui sans doute mía quand même conçu, puisque je suis incapable de faire danser le fantôme díHélène au fond du ciel», p. 115). Díoù, à nouveau, contre un projet globalisant, cet éclatement délibéré du récit en anecdotes et en chroniques. Díoù, enfin, cette hésitation entre le A noir de líanarchiste et le A noir du poète, autrement dit entre le culte «naïf» díun cabaretier et le culte savant díun lecteur. Líessentiel est de se tenir «à líaffût de la vraie vie /.../ qui se piège par miracle entre les pages díune úuvre de poète mineur»5 : voilà líune des conditions de líécriture, qui síactualise chez Pirotte par une fréquentation assidue des bistrots, ces lieux à haute tension. Tout le problème, à cet égard, níest plus de tenter de recouvrer un rapport à la vie défunt, tâche vaine et vouée à une nostalgie pathogène de líenfance, mais de déborder líécrit en conférant à sa plume la charge organique de líinstant présent. Car, pour síobstiner sans tomber sous líemprise des signes, sans entretenir un rapport névrotique avec eux, il faut que la vie prévale sur líécriture, et que celle-ci ne soit en aucune manière une fin. La littérature, ici comme ailleurs, se conjugue avec autre chose quíelle-même pour devenir littérature.
Il faudrait ajouter enfin que síaccepter, ou se déclarer poète mineur níinstaure en aucune manière une échelle de valeur vis-à-vis de ses pairs, mais seulement vis-à-vis de sa propre langue. Líusage mineur de la langue, cíest-à-dire «líusage de la langue mineure à líintérieur de sa propre langue» (Deleuze6), suppose que líon parle «dans sa langue à soi comme un étranger» (id.) : voilà une autre des conditions de líécriture, qui encore une fois síactualise par la fréquentation des bistrots, dans lesquels, díune part, «la spécieuse et nécessaire contagion éthylique» agit comme une langue vernaculaire, et dans lesquels, díautre part, on cultive la naïveté des signes au point de confondre la poésie et líanarchie. Cíest pourquoi, régulièrement, on retournera avec Jean-Claude Pirotte à líestaminet de la place des Vanneaux où «le vieux cabaretier te parle, tu lui réponds simplement, il tía reconnu, il te le dit, tu souris».
Jean-Christophe Millois
Notes
1 L'Épreuve de jour, Le Temps qu'il fait, 1991. Sauf indication contraire, les citations qui suivent en sont extraites.
2 Alain Bertrand, Jean-Claude Pirotte, Labor, 1995, p. 114. Au demeurant, cette étude est indispensable à la compréhension de l'oeuvre.
3 Entretien avec Philippe Savary, Le Matricule des Anges n°11, p. 7.
4 Pour une lecture approfondie des modes narratifs chez Pirotte, je renvoie à l'étude de Yves Charnet : La vie malgré tout. Jean-Claude Pirotte ou le romanesque des récits incertains (texte à paraître, référence en notice).
5 La Légende des petits matins, p. 129.
6 Cette conscience «d'une langue mineure à lÕintérieur de sa langue», que Deleuze conceptualise dans ses Dialogues avec Claire Parnet, a été formulée en d'autres termes par des écrivains aussi divers que Pierre Michon, Bernard Noël ou Abdelawahab Meddeb.