u fil de ses poèmes comme dans ses romans, Eugène Savitzkaya restitue, avec la brutalité qu'il a engendrée, un événement inouï : notre origine s'est perdue, loin derrière, en dépit de nos injonctions faites au destin de nous laisser au moins l'entrevoir une fois, de la sentir. Il a fallu péniblement atténuer la violence fondatrice, concevoir le partage qui a créé notre malaise à l'orée de l'âge adulte. Car c'est là certainement, à la frange de ces deux mondes divisés moins par des nécessités socioprofessionnelles que par un rapport inédit à l'origine, à la finitude, que la précarité de notre condition se dévoile, devient formulable. Certes, une maîtrise déconcertante est utile pour représenter de façon originale cette sensation à dix-huit ans (a-t-on besoin de nommer d'autres exemples de ce type ?), or c'est bien la fougue, l'hermétisme aussi, de cet âge unique que l'on trouve dans la poésie première de Savitzkaya. Après, même si le malaise reste, la vanité des hurlements s'impose à mesure que la fin s'envisage. A dix-huit ans, et pour quelques années qui suivent, on est encore trop ballotté entre l'enfance et la mort pour être serein. La tempête s'apaise avec Marin mon coeur, roman qui célèbre la naissance du fils de l'auteur, et dont le titre fait écho à une séquence tirée d'un des premiers poèmes1. En outre, la profondeur de certains écrits d'Eugène Savitzkaya tient probablement à ce qu'ils coïncident avec des étapes cruciales dans la biographie de l'auteur, des étapes auxquelles nous nous identifions - elles sont révolues ou à venir -, ou à ce que les rythmes qu'ils adoptent épousent ceux la vie elle-même, celle qui appartient à tous. Chez d'autres, fréquemment, l'écriture s'effectue à rebours, elle regarde derrière pour tenter de reconstruire l'instant perdu de l'origine. L'autobiographie confirme cela. Chez Eugène Savitzkaya, il y a bien sûr ce mouvement inévitable - la recherche de l'origine se passe difficilement des questionnements filiaux, des évocations de l'enfance, des mythifications qui lui sont propres, bref, du passé-, mais ça n'est pas tout. Il y a aussi une écriture qui fait littéralement corps avec le présent, sans pour autant laisser dériver le projet qui la motive. Et c'est à mon sens dans le rapport qu'entretient l'écriture de Savitzkaya avec le quotidien, avec la vie contemporaine, que se joue un véritable parcours dans les tréfonds de l'être.
*
«Mon enfance perdue est mon seul avenir, mon seul but véritable et cohérent» 2.
Il serait vain, en premier lieu, d'occulter le caractère nostalgique que revêt une grande partie de la production. Mentir, La disparition de Maman, ou Sang de chien : chaque roman à sa façon insère des pans d'intimité qu'il est permis en effet d'attribuer à l'auteur ; ainsi, respectivement, les évocations de la mère, de la soeur, du père et du frère. Toutefois, si l'enfance constitue un ressort manifeste de l'écriture, elle ne répond pas véritablement à un programme autobiographique. Il est important de noter dès maintenant que l'incertitude du lecteur quant à la vie de l'auteur sera proportionnelle au nombre de pages qu'il aura lues. L'enfance n'a d'intérêt quasiment que pour la charge de primitivisme, si l'on peut dire, qu'elle contient en puissance. Dans cette optique, l'enfance, chez Savitzkaya, fait décliner deux motifs majeurs : le merveilleux et la barbarie. Le merveilleux surgit. Il est imprévisible. Le monstre «aux cent mille têtes et aux deux cent mille bras»3 est tapi dans l'ombre. Le lecteur comme l'auteur n'est pas préservé des glissements brusques du réel à l'irréel (et de l'irréel au réel), pouvant seulement soupçonner la vraisemblance d'être feinte : ce merveilleux, ces fables, ces mythifications constitutifs de l'écriture d'Eugène Savitzkaya sont d'abord la marque d'une liberté d'inspiration4. D'autre part, les êtres invisibles deviennent visibles, et, singulièrement, moins les monstres, moins les nombreux animaux peut-être que les membres de la famille. Mais cette mise à distance qu'impose la fable entre les êtres de fiction et de chair n'exerce pas toujours ses pouvoirs là où on pourrait le croire : il y a ici un phénomène de purgation (à rapprocher d'une certaine manière de la karthasis de l'ancienne tragédie grecque) qu'il est nécessaire d'appréhender. Car il s'effectue une remontée de drames refoulés tandis que l'on progresse dans l'intimité des pages ; ils sont semés aux quatre coins de l'oeuvre, omniprésents, et ils font prendre la mesure de cette écriture à première vue peu soucieuse des objets qu'elle traite. La barbarie, sous ce rapport, peut très bien cohabiter avec l'innocence des rêveries féeriques. En effet, les pulsions antinomiques suivent un mouvement conflictuel qui confère toute sa dynamique à l'art de Savitzkaya. Cohabiter est peu dire en fait, il serait plus juste de parler de mixtion heureuse : «Tu dis à Jeanne : ne vas pas dans la forêt, la cabane ne cache personne, l'ogre vit sous les planches comme le bébé composé ou simple. Tu entres où Jeanne te le dit, sous chemise, terre ou sa peau. Tu tues Jeanne. On tue toujours Jeanne quand on prend sa tête pour un coeur, sa peau pour un mouton».5 Cet exemple, à nouveau tiré d'un des premiers poèmes, est déterminant pour nous qui abordons cette oeuvre ; il ébauche assez bien, je crois, la scène sur laquelle s'édifient les préoccupations de l'auteur. La violence à laquelle on assiste ici, plus que tout autre peut-être, est une violence faite chair, dont on ne voit guère à quoi la comparer, si ce n'est à la violence de la naissance, dans la mesure où chacune d'elles signifie à l'être le traumatisme qui le fonde. La barbarie opère donc à deux niveaux : il s'agit d'une part de perpétuer les rites légués par un vague sentiment d'un «premier état de nature» (le merveilleux a aussi de son côté pour fonction de réinventer cet état oublié) ; d'autre part, il s'agit de mimer pour l'exorciser l'ampleur de la violence subie lors de l'expulsion du ventre maternel. Mais il reste que l'hésitation est notre lot ; tantôt nous naissons, tantôt nous mourons. Les ongles qui tombent repoussent. Tous les textes d'Eugène Savitzkaya, En vie probablement plus que les autres, sont le constat réitéré de cette absurdité, ce qui ne veut pas dire qu'ils trahissent un désarroi foncier. Ils savent s'émerveiller et sont souvent l'expression euphorique des phénomènes quotidiens. La joie doit simplement se faire lucide. Comme le déclin de nos facultés est visible dans ces ongles par terre, l'écriture reproduira l'ambivalence qui nous constitue. A cet égard, l'esthétique de Savitzkaya fait rarement le partage entre un «souci de l'origine»6 et la conscience de la mort. C'est pourquoi, à l'instar des références conciliées aux contes de fées et à la barbarie, tandis qu'est célébrée à différents endroits la naissance des choses et des êtres, la saleté7 («On balaie par terre et on lave pour effacer les traces de notre passage /.../», En vie, p. 26), la putréfaction («Mais j'ai beau faire, subsistent toujours des impuretés, des nuages, les signes de l'oxydation du verre, du vieillissement et de l'étiolement du jour», p. 24), les odeurs («Le nez a trop bonne mémoire de la désolation», p. 30) obsèdent l'oeuvre, la traversent, et nous rappellent invariablement à la précarité de notre condition.
*
«Les mêmes mains servent à tout et font communiquer les parties du monde, la terre avec le ventre, la bouche avec l'anus, l'assiette avec la cuvette des latrines et l'alphabet avec le coeur du bois.»8 On connaît dès lors un des axes principaux à partir duquel les phrases d'Eugène Savitzkaya se déroulent : le corps, car il est le lieu où se rejouent continûment, cruellement, les avatars, les brutalités, les douleurs de l'origine ; où, paradoxalement, la fin se laisse non moins cruellement deviner. Aussi, parce qu'il traduit notre évolution présente, passée ou future, soit directement, soit par effets d'atavisme ou d'anticipation, paraît-il plus transparent que le langage à l'esprit. C'est pourquoi peut-être subsiste le fantasme commun à beaucoup d'écrivains contemporains d'une écriture qui reproduise les modifications et la violence organiques, d'une écriture qui fasse corps, qui prenne corps, qui soit corps. Il est un autre motif pour l'heure, moins intuitif, dont l'explication exhaustive, si elle était à faire, serait tributaire d'une histoire de la raison et de la technique - de l'Histoire tout court. La «déchirure irréparable» (P. Bergounioux), qu'a engendré l'avènement de la philosophie cartésienne dans nos existences a engoncé notre corps dans l'action, dans les rythmes du monde mécaniste, marchand, social, et a exilé nos consciences loin de ce corps, loin des «univers clos», faisant de la réflexion une activité à part entière. «Notre corps n'est plus la mesure de l'expérience», nous dit Pierre Bergounioux dans son essai La Cécité d'Homère, et «Le vieux compère qui fixait la forme et le poids de l'outil, l'intensité du travail, le volume et le prix du produit, les distances, l'étendue et la teneur de la connaissance a perdu son rôle d'intercesseur électif, exclusif. Le monde auquel nous sommes affrontés excède la figure sensible /.../»9. Eugène Savitzkaya, implicitement, cautionne cette réflexion, et toute sa démarche semble vouloir réhabiliter ce qui s'est éloigné à grands pas de nos modes d'existence. En vie offre une longue et superbe illustration dont on peut extraire quelques passages : «Un outil a toujours prolongé mon bras. Ma main a toujours été armée. Mon premier couteau fut mon épée et ma baguette magique, un levier pour soulever les montagnes», p. 85) ; «Je suis le contemporain de l'ébullition et de l'évaporation, et l'humidité me touche et m'émeut» (p. 64) ; «Je me déplace au ras du sol et je suis plat comme le gecko accablé par la pesanteur. Et je rampe à la recherche de mes outils» (p. 83). Et c'est sa main que l'auteur convoque explicitement pour «les gestes d'écriture», puisqu'elle est la part de l'être la plus naturellement apte au travail qu'on lui assigne «Les mêmes mains accomplissent toutes les tâches. Elles scient et transportent le bois, allument le feu dans le poêle et , profitant de la chaleur de la pièce, elles manipulent les papiers» (p. 13-14). De fait, cette la main, comme représentation métonymique du corps, et le stylo-outil qui la prolonge, comme «levier pour soulever les montagnes», deviennent les instruments qui vont permettre à leur usager d'embrasser d'un geste l'univers et d'exercer en rêve son influence physique sur lui, comme jadis, quand le monde restait à découvrir et à inventer. L'esprit, quant à lui, procède du jeu, de la récréation, du «passe-temps d'après déjeuner», «entre deux repas, dans cet intervalle incertain», car il ne nous arrache qu'illusoirement à notre animalité : «Celui qui fume méprise momentanément la chair, car il est devenu, en fumant, l'esprit qui se développe dans les strates supérieures de l'atmosphère /.../» (p. 51). L'auteur toutefois ne cède pas aux sirènes d'un anti-intellectualisme plat. Il y a de sa part non un refus mais simplement un oubli que légitiment les multiples occupations nécessaires à la survie et au bonheur des siens. L'esprit est compris dans un tout «né de la chair et de chair nourri», il n'est ni dévalué, ni surévalué. Il s'intègre simplement au mouvement vital, et, chose importante, ne se distingue pas véritablement par la place qu'on lui assigne. L'entreprise de Savitzkaya montre ici ce qu'elle affecte : oublier, plus que ruiner, le dualisme de la raison et de la «figure sensible» pour éventuellement rétablir leur égalité perdue il y a plus de trois cents ans. L'écriture, pour ces raisons, appartient à la vie domestique comme tout autre activité : «Je me retire dans mon bureau qui n'est séparé que par une porte mince du reste de la maison, je m'assieds - est-ce déjà une erreur préalable? -, je prends une feuille et advienne que pourra dans le laps de temps que je me suis accordé» (p. 105). La question inséréé ici résume à elle seule une problématique qui ne doit pas être éludée. En effet, appréhender dans le simple fait de s'asseoir une erreur préalable à l'acte d'écriture implique qu'on a renoncé, ou du moins qu'on attente, à la posture obligée de l'écrivain. Se retirer du monde pour le raconter est une attitude qui semble aller à l'encontre de ce que Savitzkaya préconise, et son souci permanent est de considérer «vie et écriture /.../comme un jeu sans fin où il s'agit de regarder vivre, de regarder jouer vainement, au fond de l'abîme, au milieu du vertige, les protagonistes réunis, les animaux et les autres» 10. Lier la vie à l'écriture dans un même mouvement est peut-être une vue de l'esprit, le mirage d'une ère lointaine - la "porte mince" en marque la distance - mais c'est là certainement que se révèle tout l'enjeu de la littérature : il faut absolument parvenir pour atteindre les fondements de l'être à croire, à faire croire, en son propre rêve.
*
«Répéter à satiété le même poème ; trouver dans le ressassement même sa propre force, son propre dynamisme ; s'acheminer vers la fin.»11
On peut entrevoir dès lors, avant de conclure, ce qui motive une écriture en fragments et qui, bien loin du roman de montage, renonce à un déterminisme fictionnel. Le procédé, la stratégie, l'enchaînement sont des valeurs absentes des récits d'Eugène Savitzkaya. «Rien d'extraordinaire ne se produira. L'extraordinaire n'aura pas lieu. /.../ Ainsi, une fois pour toutes, on aura vu l'extraordinaire tomber et se dissoudre dans la terre commune et y perdre ses principales caractéristiques, son apparence, ses raisons d'être» (En vie, p. 31) sont des phrases à interpréter avec précaution, puisqu'on l'a noté, l'extraordinaire pouvait se produire au travers des fables qui courent entre les pages. C'est, bien entendu, d'un autre extraordinaire qu'il s'agit, et il y a là, semble-t-il, une clairvoyance de l'auteur que l'on pourrait exprimer ainsi : d'une part, il faut renoncer à vouloir dépasser le réel par la construction romanesque et par l'invention du monde ; d'autre part, le procès du dualisme cartésien n'aura pas lieu, ni la révolution qu'il aurait pu engendrer. Car on a beau savoir, se souvenir, on ne revient pas en arrière. Il est deux choses révolues, l'une depuis longtemps, le monisme, qui permettait aux êtres d'envisager un monde unifié, concordant, l'autre, la «littérature-démiurge» dont l'époque récente nous a appris à faire le deuil. L'écriture d'Eugène Savitzkaya chuchote tout cela.
Comment faire alors, si la défaite est sûre ? La réponse nous est livrée un peu plus tard : «Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire» (p. 122). Il faut donc laisser agir le rêve, rêver l'action d'une écriture sur le réel, et croire en ce que l'on affecte. Une écriture en fragments ne notifie pas nécessairement une attitude concertée qui irait à l'encontre de la littérature passée ou qui ferait acte du morcellement du sujet post-moderne, mais peut-être simplement une possibilité de laisser s'exprimer une spontanéité tout à la fois mentale et physique. Aussi le stylo, de même que la scie à laquelle l'écrivain est lié et qu'il propulse, peut-il l'entraîner «aussi familièrement que s'[il] avai[t] partagé un tonneau de sel avec [lui]» (p. 21), et répéter son mouvement de façon compulsive. Le fragment est certainement le meilleur moyen de restituer les choses et les êtres dans le mouvement de leur apparition, et d'accorder le rythme de vie de l'écrivain avec le mode d'expression qu'il s'approprie. Eugène Savitzkaya, en ce sens, raconte simplement ce qu'il y a à raconter, c'est-à-dire son quotidien, ses peines, ses joies, ses conjurations à la difficulté d'avoir été, d'être, de mourir. Et il parvient ainsi à tout dire.
Jean-Christophe Millois
Notes
1 «Marin de mon coeur. Je te prépare ma chambre grasse à travers ma poitrine, ma bouche aux contusions plus minuscules que les pertes de géants.», Un Attila. Vomiques (1974) repris dans Mongolie, plaine sale (Ed. Labor, coll. "Espace Nord"), p. 15
2 Revue Estuaire, in Mongolie, plaine sale, p. 194
3 En vie, Minuit, 1994, p. 49
4 Mais aussi, pour ce qui est des apparitions incongrues et fréquentes d'animaux, d'une dette manifeste à l'égard de Bosch auquel il a consacré un "essai", et probablement à l'égard de Lautréamont et de Michaux - je me réfère sur ce dernier point à un article de Valéry Hugotte intitulé Lautréamont en marge des Chants (à paraître, in revue Agone)
5 Un Attila. Vomiques, in Mongolie, plaine sale, p. 14
6 Je reprends partiellement le titre d'un article très éclairant d'Henri Scepi paru dans Critique n°550-551 (Mars-Avril 1993)
7 Toujours en référence à l'article de V. Hugotte : on trouve par intermittence chez Savitzkaya un éloge de la saleté comparable à celui que fait Lautréamont (v. "Chant quatrième"), et qui s'accompagne d'évocations d'animaux.
8 En vie, p. 14
9 La Cécité d'Homère, Circé, 1995, p. 17.
10 Revue Estuaire, op. cit., p. 193
11 Revue Estuaire, op. cit., p. 194