«Le bois a deux visages et parfois les deux
se confondent
on ne sait plus très bien où l'on en est»
in Le Wood, Orange Export Ltd, 1983
Entré en littérature par le chemin théorique ouvert dans les années 60 au sein de différentes revues (notamment Mantéia), Jean-Jacques Viton s'est au fil du temps défait d'une partie de ses engagements théoriques pour s'attacher à une oeuvre poétique propre, dont la définition pourrait être, reprenant le titre de son premier livre publié, de se trouver sans cesse «Au bord des yeux».
«Objets dévoyés dans la quête, et pour tous les
cas parures, là où les meubles réalisent d'inévita-
bles butins. Devant le glissement des clichés elle
remarque le chien fou qui hurle quelque part dès
l'apparition, sur le mur maintenant, du fusain
des profils. Sa chevelure confuse dérange encore
les repères. Mais que saisirait-elle, pour les rete-
nir peut-être un peu plus, de ces images mou-
vantes comme des amarres relâchées ?»1
Chez Viton, l'appréhension du réel, qui s'effectue en grande partie à travers la puissance tant déviante que précise du regard, aboutit à une forme paradoxale : le motif observé (cela peut être une simple assiette, v. le dernier recueil paru, comme les détails d'un corps féminin, v. Douze apparitions calmes de nues) est sujet à une sorte de déformation. Ce qui semble de prime abord ouvrir sur une pratique objectiviste se révèle être une traversée de l'objet plus qu'un arrêt sur image. Une traversée des apparences extérieures qui implique un jeu sur l'anecdotique ó le singulier d'un temps défini et donc, a priori, fixatif ó en même temps qu'une relance perpétuelle vers de nouvelles dérives possibles du motif. Giorgio Agamben définit ce positionnement d'un singulier a-singulier en ces termes : «Quelconque est la figure de la singularité pure. La singularité quelconque n'a pas d'identité, n'est pas déterminée par rapport à un concept, mais elle n'est pas non plus simplement indéterminée ; elle est plutôt déterminée uniquement à travers sa relation à une idée, c'est-à-dire à la totalité de ses possibilités. /.../ Elle appartient à un tout, mais sans que cette appartenance puisse être représentée par une condition réelle : l'appartenance, l'être-tel ne sont ici constitués que par la relation à une totalité vide et indéterminée»2. A cet égard, L'Assiette est probablement l'un des recueils de Viton les plus significatifs, puisque partant d'une scène pratiquement microscopique, d'un motif stable, aux contours définis, et des plus simples dans son évidence d'objet, pour ouvrir le poème, voire le recueil tout entier, vers quelque chose qui dépasse le cadre fixé tout en l'englobant, et qui se transforme peu à peu en fiction pure : «c'est un chantier de fiction / un décor en forme d'assiette»3.
Cette remarque, valable pour nombre des recueils de Viton (de Décollage, en passant par Épisodes, jusqu'à Accumulation vite), mène à un travail sur le vers contemporain des plus significatifs. L'écriture de Viton met en effet en scène une poésie narrative, construite à partir de longs vers qui alternent plans descriptifs et variations imaginaires. Le réel ó le dehors ó, perçu à travers le regard, n'est pas un monde agencé où un certain nombre de repères permettrait de se re-trouver sans peine. C'est bien plutôt l'inverse qui se produit : la géographie des lieux, des objets, des personnes est indissociablement liée au temps dans lequel elle existe, et ce temps est, de fait, continuement variable. Le réel apparaît dès lors comme un ensemble de données, d'éléments visuels qui viennent tous ensemble au regard dans ce que Viton nomme une Accumulation vite. Deux choix peuvent s'envisager alors, soit faire le tri dans ce maëlstrom d'événements et de motifs et ne sauvegarder dans le poème que les éléments qui paraissent «faire sens» plus que les autres, soit tenter de les reproduire tels qu'ils passent devant les yeux, dans leur dérive et leur accumulation propres. Le second choix, celui de Viton, ouvre ainsi sur une poésie de l'écoulement, du déferlement de perceptions, idées, visions, qui s'entrecroisent sur des niveaux de temps et d'espace changeants et que seul l'aspect narratif peut parvenir à rendre dans un mouvement.
«Rien de plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité, d'accepter sans réserves l'impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu'il semble raisonnable d'imaginer qu'elle n'implique pas la reconnaissance d'un droit imprescriptible ó celui du réel à être perçu ó mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire» écrit Clément Rosset 4. C'est à partir de cette tolérance conditionnelle et provisoire que, chez Viton, non seulement le poème, mais l'ensemble d'un recueil se bâtit sous forme de fresque débordante, un peu à la manière d'un roman, jouant sur les sursauts d'une intrigue, d'une énigme survenue là quand on s'y attend le moins, relançant la narration dans une nouvelle direction. Pour supporter le poids de ces détours, et éviter peut-être une totale perdition dans un trop plein de directions possibles ou inverses, le poème s'assoit sur une politique du rythme qui répète, reprend, reproduit un même motif en suivant la forme du Pantoum. Ce qui paraît ainsi comme pure transition, comme traversée perpétuelle et sans assise possible, trouve malgré tout un lieu de raliement dans l'itératif, les effets sonores ainsi produits, et la vitesse d'exécution du langage :
«mots-marinés ou mots-salés la plupart
des mots-poissons ont des écailles aussi
certains ont des trigles dans la tête
d'autres sont armés de plaques d'autres
sont carnassiers sont plats sont ovales
ont deux yeux sur la face droite d'autres
sont surnommés aiguilles ou trompettes
ce qui montre bien qu'il s'agit de mots»5
Si le poème prend en charge le dehors dans sa multiplicité ó le quotidien, la banalité répétée, l'habitude ó dans le même temps, tout ce qui surgit et passe, vient contredire la répétition du même. Et si, par ce procédé, Viton va de fait à l'encontre de certaines postures lyriques et bat en brèche la position d'un sujet poétique trop centré sur lui-même, il n'en reste pas moins qu'il ouvre une des voies poétiques actuelles parmi les plus intéressantes, en évitant une poésie de la défiguration et de l'épuisement du réel, en plaçant le sujet poétique, certes dans une instabilité récurrente, comme toujours entre distance et proximité, mais avant tout en l'inscrivant dans cette traversée des apparences, dans les mouvements du temps et de l'espace, dans les variations, justement, de ce et :
«c'est quand on suit des itinéraires familiers
pour en découvrir de nouveaux
réseaux de parcours difficiles à justifier
effort de réorganisation horaire
transcription du hasard
notation de ce qui s'est passé
entre un boulevard une place un passage
les corps isolés les ensembles de visages
quelque chose d'exact
quelque chose de suffisamment approché
pour que l'on comprenne qu'il ne sagit pas
d'une invention capricieuse /.../
ici je place un et pas trop fort»6
Lionel Destremau
Notes
1 Douze apparitions calmes de nus et leur suite, qu'elles provoquent, P.O.L, 1984, p. 24.
2 Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Seuil, 1990.
3 L'Assiette, P.O.L, 1997, p. 69
4 Clément Rosset, Le réel et son double, folio/essai, 1993.
5 L'Assiette, op cit, p.14.
6 Accumulation vite, P.O.L, 1994, p. 75-76.