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 La critique littéraire > Notes de lecture: et > Antonio Franco Alexandre

Antonio Franco Alexandre
Les objets principaux
Editions Créaphis/Royaumont, 1994
(Prétexte 18/19)


    «heureusement je suis sans idées, sur une terre désolée,
    comme la fantaisie d'un livre.»

            Si l'on a pu percevoir chez Alexandre l'influence de Helder, si sa poésie est marquée par une indéniable "saudade" - si l'on veut donner à l'élégie moderne un caractère national, elle est avant tout la contemporaine de celle qui s'écrit aux États-Unis ou en France, deux pays où a vécu le poète. Une épigraphe citant John Ashbery nous mettrait sur la voie... Alexandre appartient à cette "génération" apparue à la fin des années 60 qui hérite d'une langue en lambeaux et pour qui la poésie est réduite à "un métier d'ignorance", pour reprendre les mots de Claude Royet-Journoud. Dans l'incertitude de soi, d'autrui, du monde, de la collectivité, un sujet s'interroge dans la langue... Ici le questionnement qui provoque la girie du discours est d'ordre éthique, il s'agit sans doute du bonheur, voire d'un degré zéro du mysticisme : le sujet, dépossédé de tout ce qui pourrait constituer un corps, joue dans les mots la chance d'une transparence, d'une lumière.
     Il faut manier les traductions disponibles en français pour tenter de restituer le parcours de cette écriture. L'évolution, telle que nous pouvons la percevoir de 1974 à 1987 va dans le sens d'un encadrement croissant d'un discours à tonalité élégiaque dans des formes fixes. Un poème en vers libres de 1974 scandait en anaphore "mes petits doutes", presque unique sujet grammatical des phrases du poème. Une telle structure, assez simple, renforçait la nature obsessionnelle du discours. Les lignes des poèmes des Objets principaux (1979), que l'on ne saurait appeler des vers, accentuent par leurs rejets l'aléatoire et la discontinuité du questionnement. Par la suite Alexandre adopte pour son poème une régularité strophique, n'impliquant aucune autre contrainte fixe d'ordre métrique ou prosodique. Sans doute s'agit-il à nouveau de vers. Une continuité est rendue à la voix. Les textes que nous pouvons lire d'A pequena face (1984) sont des sonnets. Cette forme, assez brève, donne ici au poème de culminer en sa pointe sur de petites épiphanies.
    Les formes utilisées dans Les Domiciles (1987) sont plus amples, composées de trois strophes de six ou huit vers. Le poème s'ordonne alors en un développement plus rhétorique, recourant à la description, au récit, voire au mythe.

     Mais la traduction collective réalisée à Royaumont nous invite à lire autrement que selon ce parcours formel et chronologique, elle qui fond sous un même titre, Les objets principaux, des poèmes issus du recueil du même nom et d'autres, tirés des Domiciles 1 & 2. La condition subjective de cette écriture est une énonciation lyrique entièrement désenchantée, et si l'on garde la référence à Helder, une cosmogonie déprimée. Nous sommes ici loin de toute forme de synthèse du sujet et du monde en une matière verbale, de toute résurgence moderne du romantisme. Le sujet, reclus en son domicile, si transitoire qu'on ne saurait en dire qu'il est une habitation, perçoit au loin les rumeurs du drame : la "vraie vie" ou l'Histoire menaçante. Il est séparé du sens ou le sens lui-même s'est décomposé comme la gloire d'un empire : "l'immense décor qui s'effondre ..." Il est en revanche entouré d'objets sans mémoire, d'anecdotes, de coïncidences sans nécessité. Il s'interroge sur ces rapports de surface auxquels il est assujetti, obéissant à quelle théorie du chaos ? : "dilemme que nous imposent / les minutieuses excavations téléphoniques ? / questions ignorantes ; d'elles dépend la route / des grands navires japonais à l'entrée des docks." Tel est l'insignifiant quotidien : aucune théorie du pouvoir ne s'en dégage, aucun destin, encore moins le sens d'une communauté.
     Le sujet coupe court à tout ce qui serait sous-jacent à l'évidence du donné... Ce n'est pas que certaines hantises ne reviennent, comme des restes de signification, d'intériorité. Mais tout cela demeure sans lien avec le présent, ne suscitant en fait que la peur. Tel le fantôme du souvenir, sans continuité avec le monde des objets : il n'est plus la mémoire du lieu, mais une obsession. Pour parer à l'appel du désespoir et des terreurs, le sujet opte alors pour l'abnégation, l'effacement de soi : "si je porte un imperméable, j'ai l'air d'un parfait pessoa, / civil, fluet, laïque comme il se doit [...] je vais être pareil, définitivement autre." N'être personne ou devenir "comme les autres" telle serait la solution.
     Le discours du poème, proche souvent du ressassement, maintient le sujet en un lieu d'indifférence : "la feuille déjà corrompt le désiré, / et la  maladie du ver donne vie au vers". Il occulte par le choix de la surface tout sentiment d'une perte. Le discours envisage en ce désoeuvrement les alternatives offertes par les circonstances quotidiennes. Comme si le poème décomposait dans sa méditation l'émergence de significations trop hautes, de trop grandes espérances. Tel ce souhait : "je voulais être le chanteur le plus simple", vite repris en le constat de la réalité de l'écriture : "répétition, jusqu'à mourir, du parfait semblable / et de l'ellipse en rond".
     Le sujet affirme pourtant, en son monologue, retrouver une forme d'innocence : "libre / dans l'enfance impure des mots". Quand le langage est appréhedé selon un nominalisme strict, qu'il n'est plus dans la langue de secret qui nous mènerait au coeur des choses, le poème nous restitue la distance des objets singuliers et leur insignifiance. Tel l'amour, chez Alexandre, il occulte toute profondeur, il n'est plus qu'une réflexion des surfaces. D'où la définition du poème : "un arc / l'ombre qui illumine / l'endroit où l'on peut voir rien, / enlacer / aimer et amant / disparaissant derrière les yeux, héritiers / de notre plaisir, de notre douleur."

    Stéphane Baquey

    Sources : Dans Les Objets principaux (Créaphis/Royaumont, 1995, traduction revue et complétée par Emmanuel Hocquard et Rémy Hourcade), on trouve des textes tirés des Les Objets principaux, parus en portugais en 1979 et de Les Domiciles 1 & 2, parus en portugais en 1987. Dans l'anthologie parue à l'Escampette en 1994, Vingt et un poètes pour un vingtième siècle portugais, on trouve également des extraits de Sem palavras nem cosas (1974) et de A pequena face (1983).


    Antonio Franco Alexandre cf.notice de l'auteur

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