Prétexte éditeur
Revue
Edition

Présentation
La critique littéraire
Les traductions
Presse index
Catalogue prétexte
Les entretiens
Les bibliographies
Les liens
Plan du site

Le critique littéraireeMail
 La critique littéraire > Notes de lecture: et > Paul Auster

Paul Auster
Le Diable par la queue
Actes sud, 1995
(Prétexte 12)


    a question de l'argent traverse l'ensemble de l'oeuvre de Paul Auster. Ainsi, L'Invention de la solitude et La Musique du hasard présentaient, sur un mode autobiographique puis romanesque, une réflexion sur l'héritage. De même, le récent Smoke, le film réalisé avec Wayne Wang, était parcouru par les thèmes du don et de la dette : Auster s'interrogeait, à travers le tableau du microcosme constitué par un quartier de Brooklyn, sur une Amérique qui, soumise aux lois du marché, renonce à ses valeurs ­ incarnées dans Brooklyn Boogie par le fantôme d'un joueur de base-ball... Dans Le Diable par la queue, le romancier reprend la question traditionnelle des rapports entre l'argent et la création, cette question que résume plaisamment l'ironique conclusion : «Et voilà comment on écrit des livres pour faire de l'argent. Voilà comment on se vend». Cependant, le romancier le précise d'emblée, il ne s'agit pas que de cela : «l'argent, bien entendu, n'est jamais seulement l'argent».

    L'enjeu du Diable par la queue est avant tout de prolonger l'introspection commencée avec L'Invention de la solitude ; mais rien ici de la subtilité ni des jeux complexes d'intertextualité de cette première approche autobiographique. Le parti-pris est celui de l'anecdote, le ton enjoué semblant témoigner d'un refus d'interpréter ce qui ne relèverait, après tout, que de la seule musique du hasard : «Il adopte par principe l'absence de signification» (L'Invention de la solitude). La brève rencontre avec John Lennon, l'expérience de la vie sur un pétrolier et les déconvenues de l'inventeur improvisé d'un jeu de cartes qui «simule une partie de base-ball telle qu'elle se joue sur le terrain» sont autant de prétextes à des évocations souriantes, que le romancier paraît rapporter sans se soucier de leur attribuer un sens. Le plaisir du récit picaresque l'emporte sur l'exigence de l'analyse, comme le suggère cette remarque : «Du moment qu'il y avait un moulin à vent en vue quelque part, j'étais prêt à me battre avec lui». Mais on saurait d'autant moins être dupe de cette «insignifiance» affichée que ce livre donne lieu à un regard rétrospectif du romancier sur ses premiers textes. Les deux tiers de cet ouvrage imposant sont en effet constitués d'annexes qui présentent des textes, rares ou inédits, écrits par Auster avant L'Invention de la solitude et ses premiers romans. Or, il est frappant de constater que ces textes entraînent immédiatement le lecteur familier de cette Ïuvre dans un jeu interprétatif, dans un système complexe de reflets et de modulations de thèmes obsédants. Alors que la première pièce, Laurel et Hardy vont au paradis, annonce le couple et le mur de La Musique du hasard, les dialogues de Black-out constituent une esquisse des Revenants de la Trilogie new-yorkaise ; quant au très beckettien Cache-cache, il présente une première variation sur l'isolement et les lieux resserrés avant L'Invention de la solitude ou Moon Palace. Enfin, le thème du double qui sera au coeur de La Chambre dérobée est déjà suggéré dans le roman Fausse balle. C'est ainsi la cohérence d'un itinéraire, l'approfondissement lancinant de certaines hantises, que révèle ce volume ­ dès lors que l'on dépasse l'apparente désinvolture du texte liminaire. «Quand que je me retourne vers cette époque, maintenant, je me vois en fragments», commente Auster. Il n'empêche : par delà l'apparente dispersion, du théâtre au roman, de la poésie au cinéma, se révèle un continuel ressassement, un retour incessant à un questionnement premier ­ comme s'il n'était de véritable création qui, à la manière d'un Léviathan, n'impose son ordre aux fragments épars. Il est vrai que les trois pièces réunies ici, relativement décevantes, apparaissent surtout comme des ébauches auxquelles seule la dynamique de l'écriture romanesque donnera une réelle profondeur. En revanche, le roman policier Fausse balle, initialement publié sous le pseudonyme de Paul Benjamin, paru en France dans la Série Noire et repris dans ce volume, ne mérite certainement pas la sévérité d'Auster qui feint de n'y reconnaître aujourd'hui qu'«un exercice d'imitation pure» ­ d'autant plus qu'il a implicitement assumé ce roman, employant de nouveau le nom de Paul Benjamin pour l'écrivain de Smoke... C'est en effet toute l'écriture et l'univers des romans de Paul Auster qui se mettent en place à travers cet hommage aux privés de Raymond Chandler et de Dashiell Hammet. Une analyse détaillée du roman montrerait comment, à travers les péripéties d'un détective confronté au meurtre énigmatique d'un joueur de base-ball, la problématique de la Trilogie, aussi bien que la réflexion sur la société américaine de Léviathan, sont déjà formulées très précisément par Auster. Fausse balle est ainsi, comme plus tard Moon Palace, un roman d'initiation ; mais d'initiation du romancier lui-même : si Auster fait tenir le mauvais rôle à un universitaire que ses manigances conduisent au suicide, c'est assurément pour mieux se délivrer lui-même d'une trop contraignante formation. Le détective de Fausse balle assiste impuissant à la mort de l'universitaire ; et l'on sait qu'un détective reviendra dans Cité de verre pour marquer la naissance de l'oeuvre romanesque d'Auster... Bien plus qu'un roman noir parodique, Fausse balle est donc un nécessaire relais entre le jeune poète new-yorkais et le futur romancier, entre l'érudition universitaire et l'investigation romanesque. «En fait, l'écrivain et le détective sont interchangeables», soulignera Auster (Cité de verre). De plus, Fausse balle permet de comprendre la nature de l'«enquête» qu'Auster propose à son lecteur. «Si vous voulez que je retrouve l'auteur de cette lettre, vous devez accepter de me laisser retourner votre vie comme un gant, parce qu'à coup sûr, ou presque, c'est là que la réponse est enfouie», déclare le détective à l'ancien joueur de base-ball qui ne provoque l'enquête qu'en résistant à toute tentative d'investigation : «il se comportait comme si son unique souci était de m'empêcher de faire quoi que soit pour résoudre le problème». Si l'on considère la «gémellité» unissant les deux personnages, on comprendra qu'ils constituent les deux faces du romancier, d'un romancier qui ne cesse d'apporter de nouveaux éléments à l'interprétation de son oeuvre, quitte à retourner sa vie comme un gant, tout en changeant constamment les règles du jeu. Comme le suggérait Cité de verre, pour le détective comme pour l'écrivain ou le lecteur, importe moins la découverte que le mouvement même de l'enquête. L'intérêt de ce volume est ainsi de relancer l'enquête du lecteur sur le cas Auster, tout en brouillant les pistes davantage encore : «Vous partez dans une direction en espérant trouver un tout petit indice et vous en découvrez un autre qui vous propulse dans une nouvelle direction» (Fausse balle) .
    Dans une belle scène de Smoke, le personnage d'Auggie Wren, qui photographie sa rue chaque jour, à la même place et à la même heure, feuillette devant le romancier stupéfait son album de photographies toutes semblables, et pourtant différentes. On reconnaît bien sûr l'allégorie d'une écriture qui ne cesse d'approfondir, et de moduler les mêmes hantises ­ l'autoportrait d'un écrivain qui nous tend avec Le Diable par la queue son propre album, son propre livre de la mémoire. Le projet n'est pourtant pas sans paradoxe. De même que Brooklyn Boogie ne succédait à Smoke que pour en exhiber les rouages et contester une trop savante construction par une suite chaotique d'improvisations, Le Diable par la queue ne rassemble ces textes dispersés qu'en combattant la clôture de l'oeuvre achevée par la légèreté du texte introductif. Comme si l'entreprise d'Auster, malgré sa cohérence, révélait un acharnement à déconstruire ce qui était trop rigoureusement organisé, comme s'il s'agissait d'abattre sans fin le mur de ses propres livres : «Hardy. Pourquoi passer une journée entière à travailler à quelque chose... juste pour le détruire ? Laurel. Mais comment pourrait-on le détruire, autrement ? Il faut d'abord le construire.» (Laurel et Hardy vont au paradis).

    Valéry Hugotte


    Paul Auster cf.notice de l'auteur

> Retour au sommaire : "Notes de lecture : et"
 
 ©