José Cardoso Pires | Ballade de la plage aux chiens Gallimard, 1986 (Prétexte 18/19) |
la fois «dissertation sur un crime» et variation sur un thème obsédant, ce roman de Pires se tient tout entier dans une posture a priori intenable, oscillant entre la rigueur linéaire du rapport d'autopsie et le ressassement d'images à la charge érotique irritante ; un officier de police enquête, vampirisé par une femme qu'il est censé faire parler pour ce qu'elle fut la maîtresse d'un major de l'armée portugaise dont la mort, en 1960, ébranla le statut quo précaire qui décidait des rapports des polices politique et judiciaire. Conspirateur en fuite après avoir réussi à s'évader de la prison où il était détenu, ce major attendra terré dans un pavillon que d'éventuels soutiens se manifestent de l'extérieur pour appuyer le groupe qu'il forme avec sa maîtresse et deux subordonnés - qui finiront par l'assassiner. C'est de ce fait divers réel dont José Cardoso Pires s'empare vingt ans après les faits, arguant de ce qu'il se trouve «dans toute vie /.../ des circonstances qui projettent l'individu vers des significations générales», «matière universelle» qu'il s'agira d'interroger «parce qu'elle-même nous interroge au fond de nous mêmes». La justification est classique et ne mériterait peut-être pas que l'on s'y arrête si elle ne gouvernait en fait en sous main les options esthétiques de Pires. «Entre le fait et la fiction [il y aura aussi] des écarts et des rapprochements, tout prétendant se situer dans un parallélisme autonome et dans une confluence conflictuelle, dans une vérité et dans un doute qui ne sont pas pure coïncidence». Cette confluence et ce flottement malmènent de fait ce roman où l'on voit le chef Elias Santana enquêter, exhumant du dossier de l'instruction des pièces qu'il tente d'insérer dans l'agencement connu des faits, des pièces qu'il tente de faire parler et à partir desquelles il laisse libre cours à son imagination, obsédé par ce cadavre comme par le corps de cette femme : Mena. Dès lors, les postures narratives et les points de vues se succèdent ou s'entremêlent. Alternent les procès verbaux et les rêveries d'Elias dans la maison où les conspirateurs abattirent l'un des leurs, les descriptions de Lisbonne et celle des fantasmes masculins à l'origine desquels, toujours, se trouve le corps de Mena. Déstructurant le texte, cette profusion découpe le livre en paragraphes et en chapitres où les mêmes scènes reviennent, comme le ressac, heurter les consciences des protagonistes comme des enquêteurs, faisceaux d'images, de postures narratives qui s'entrechoquent au sein même des phrases. Des phrases qu'aucune rigidité formelle ne préserve plus d'un délitement qui pour être lent n'en est pas moins irréversible. Ici c'est l'adresse à l'un des protagonistes qui vient interrompre la narration : «Ils voient : - le commandant déployer une carte du Portugal et y indiquer un croisement de lignes et de signes qui est : Elvas, nous sommes ici. En suivant le doigt de l'officier, ils s'engagent sur la route de /.../» Ailleurs c'est une réflexion qui, détournant la phrase, ouvre le texte à une méditation attendrie, ou amusée, quand le contexte ne se prête pas à l'intervention d'une première personne grammaticale par ailleurs quasi absente du texte : «Le lendemain, le père juge l'emmena au tribunal de Boa Hora, qui porte un si joli nom, Boa Hora, nous ici nous sommes ainsi, à un lieu de sentences nous donnons le nom de "bonne heure" et à un cimetière celui de "plaisirs"». Le dessein de Pires n'est pas mystérieux. Ce flottement du récit, la lâcheté des structures formelles, leur absence d'intégrité, tout cela contribue à ouvrir un roman dont la page de garde n'est placée qu'après qu'ait été retranscrit le rapport du médecin légiste - procédé emprunté au cinéma. «Ouverture» du texte justifiée qui ménage une place à une dimension polyphonique que Pires désignera à mots couverts : Elias, son enquêteur, est «le chroniqueur effacé des événements». «Commis aux écritures» citant la Bible, il n'y a «dans son âme déserte /.../ que voix de défunts et musiques du passé». C'est, on l'aura compris, ce silence personnel qui permet «cette lecture seconde [des événements], au-delà de ce qu'on lui dit et de ce quÕil voit». Cette attention à la dimension polyphonique du monde déstructure le texte en lui permettant d'exhumer l'impondérable du fait divers, la part incompréhensible des vérités "générales" qu'il actualise. En sous main la référence à la Bible oriente la portée de ces vérités contenues dans le fait divers et mises à jour par lÕenquête, métaphore du roman. Les noms propres constituent une ligne rythmique à part entière qui reviennent toujours différents, affublés d'un titre, d'une fonction, changés pour un surnom ou accompagnés d'un prénom... appelant toujours une réorientation du récit ou son retour à un point que l'analyse n'a pas encore réduit. Le récit progresse donc par cercles et rebonds successifs et chaque mot, chaque nom est l'occasion non d'une digression stricto sensu mais d'un nouveau développement ou d'une légère variation de l'axe narratif. Circularité de la narration qui dit bien l'obsession de l'enquêteur, les images obsédantes qui assaillent les assassins du major, la progression lente mais obstinée de l'enquête. Une progression par cercles mais sans dynamique : les conjurés et les assassins sont seuls ; ils auront beau remuer ciel et terre cela n'engrangera rien de nouveau, n'enclenchera aucun mouvement d'aide de qui que ce soit d'extérieur à leur histoire. Cela entérine ainsi la folie du major et la démesure tout comme la solitude de son combat. C'est là peut-être que l'on retrouve plus précisément la Bible et cette portée universelle du texte et du fait divers que Pires dit avoir découvert. Le major, l'homme en général, est le jouet de deux forces en présence qu'il ne peut domestiquer et qui, en s'opposant, vont le broyer : d'un côté le mal, la police politique de Salazar, sorte de milice fasciste, de l'autre quelque chose qui serait le bien, la légalité, la police judiciaire ou l'armée, une vie rangée. Propos peut-être un peu manichéen en regard du matériau auquel un Juan Benet eût conféré une plus grande densité. Dans L'air d'un crime, l'écrivain espagnol était parvenu à faire se confronter un cadavre et le récit. L'on avait vu alors le texte résister et les peurs, les angoisses des personnages devenir celles des lecteurs et valoir pour elles-mêmes, incompréhensibles et intransitives. Ces dernières années, José Cardoso Pires s'est fait le héraut d'une littérature portugaise qui s'essaie à dire la présence irréductible des objets, des gens, de leurs voix et de leurs impressions. Dans son dernier texte paru, Pirès a voulu dire cette présence-là, cherchant à reprendre Lisbonne à Pessoa et à ses innombrables hétéronymes, cherchant à en solder le génie et l'oeuvre par trop envahissante. La ballade de la plage aux chiens ne dit pourtant que cette absence, cette déréliction ; le roman, la narration s'évaporent - comme pour signifier par-delà les intentions, les liens secrets de cette littérature avec ce qui, en sous-main, «déchire le plan du monde».
Arnaud Bertina José Cardoso Pires cf.notice de l'auteur
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