Les fantômes de l'Histoire
Dans ce premier roman, largement autobiographique, Seamus Deane traite magistralement de la difficulté de confronter une vision neuve du monde à un passé qui la dépasse. Avec une pudeur d'écriture qui épouse la thématique de son livre, le grand poète et essayiste d'Irlande du Nord évoque la tragédie sans fin de la division irlandaise en peignant le portrait d'une enfance et d'une adolescence à la lisière du monde adulte, dans le Derry de l'après-guerre ? ville faite de territoires, où les catholiques sont soumis à une pression et une répression sans relâche, où celui soupçonné (même à tort) d'être un délateur devient un paria, où le présent est hanté par les fantômes d'un passé fait de complots, de trahisons et de vengeances. Le texte s'élabore en de courts chapitres aux titres épigrammatiques, autant de fragments signifiants qui font corps avec le recul d'une vision globalisante qui se souvient. Chaque détail est chargé de sens et s'enrichit d'échos au fil des pages. Ainsi, dès l'ouverture, tout est dit, mais tout reste à décrypter. Dans l'escalier de la maison familiale règne «un plein silence, limpide»... et pourtant trompeur, car y rôdent des fantômes que seule la mère du narrateur-enfant perçoit : «Il y a quelque chose, là, entre nous. Une ombre. (...) Quelqu'un de malheureux. Redescends l'escalier, mon garçon.» Bien que si proche de sa mère qu'il pourrait la toucher, le petit garçon est contraint de rester sur la dixième marche puis de reculer. Il ne peut combler la distance qui le sépare de cette femme «petite et anxieuse, mais sans réelle peur». «Ensorcelé», le coeur brûlant de fièvre tel celui du fourneau à l'idée que «[n]ous avions un fantôme, même en plein après-midi !», il n'est encore en mesure de déceler aucune ombre sur les marches, dont le motif original ne paraît plus «qu'un vague souvenir». Mais en entendant sa mère bouger, il prend conscience que la maison n'est «qu'un réseau de frémissements» : «Où que je pose le pied, cela s'ouvrait devant moi pour se rétablir derrière moi.» Toutes les pièces du puzzle littéraire et familial en quoi consiste le roman sont ici éparpillées sur la page : les ombres du souvenir ; le voile posé sur un passé douloureux qui creuse un gouffre de silence entre les êtres, et ne cessera d'éloigner le jeune garçon de sa mère (cultiver la distance deviendra par nécessité sa manière de l'aimer) ; mais aussi le feu d'une enfance qui parvient à se délimiter un espace de joie intérieure dans les cris et les pleurs du quotidien. Ce feu couve et rougeoie pour animer le livre dans lequel il est enfoui, métamorphosant la grisaille de l'air et des rues en excitation enflammée. La scène d'enterrement qui voit le narrateur piquer un fou-rire avec ses frères et sÏurs, en entendant les accents cocasses des anciens qui ressassent leur peine comme une litanie, témoigne ainsi de son don de la vie, de sa capacité à transmuer le tragique en élégie drolatique.
À mi-chemin du roman d'apprentissage et du jeu de pistes, le romancier invite le lecteur à tenter de démêler avec le personnage l'écheveau d'une vérité confuse. Au fil des seize années qui le voient percer le douloureux «secret de famille» et sonder une souffrance dont il a très vite pris conscience qu'elle se révélerait plus profonde encore que ce qu'il pouvait imaginer, le protagoniste ne cesse de poser des questions dont les réponses sont autant de points d'interrogation. Il lui faut apprendre à interpréter le moindre signe, entreprendre une véritable archéologie de la mémoire des deux générations qui l'ont précédé, confronter sans relâche les parcelles d'une vérité qui ne se livre que par bribes, chaque indice semblant être porteur d'une nouvelle énigme, pour finalement découvrir que l'oncle Eddie, volontaire de l'I.R.A. prétendument disparu dans l'explosion d'une distillerie en avril 1922, n'est pas le simple héros qu'il avait d'abord cru, ni le traître que son père pense qu'il fut. Il apparaît alors que l'histoire d'Eddie est aussi celle de son grand-père maternel, de ses parents, de McIlhenny (le mari mystérieusement disparu de sa tante Katie), du sergent Burke (qui «l'initia» à la violence policière), de ce Larry devenu muet, dit-on, la veille de son mariage, quand l'inconnue de rencontre qu'il étreignait se changea subitement en renard, et de bien d'autres acteurs encore d'une communauté dans laquelle le destin de chacun est lié à celui de tous. La mort fait partie du quotidien de ces gens. Elle prend d'abord la forme, pour l'enfant de huit ans, d'un minuscule reflet rouge ? celui des poignées de la civière qui emporte sa petite soeur Una, victime d'une méningite ? sur les chaussures noires brillantes des ambulanciers. La lueur ensanglantée ne cessera de grandir pour envahir l'espace du récit. Mais cette mort qui devient une «routine» est une frontière entre les deux mondes aussi poreuse que celle qui sépare les collines d'Irlande du Nord de celles du Donegal voisin. Si Una ne revient «qu'une seule fois», les âmes des disparus se réunissent en revanche selon la croyance locale trois ou quatre fois l'an dans un champ que les oiseaux ne survolent jamais. Les mondes enfuis persistent, sinon dans la réalité du moins dans l'imaginaire pétri de légendes et de mythes qui la transforme. Le narrateur et ses compagnons guettent mi-effrayés, mi-émerveillés la respiration des combattants du Fianna Fáil dans le passage secret du vieux fort de Grianan ? endormis sous terre depuis mille ans, les guerriers légendaires attendent la sonnerie de trompette qui les ramènerait à la vie pour engager la bataille finale, «après quoi le dernier vaisseau anglais existant sortirait de l'Aber Foyle pour quitter l'Irlande à jamais.» Les histoires d'ensorcellement ou de malédiction colportées par la rumeur ne relèvent pas seulement de la superstition. Elles rejoignent une «grande histoire» qui ne parvient pas à sortir du cercle vicieux des vengeances, à exorciser les fantômes des combats et rébellions du passé. Ratatiné dans son cercueil, le grand-père du narrateur est semblable à un très vieil et tragique enfant de cette histoire qui refuse de mourir en paix. Il se répand de génération en génération «comme un cri dans un tunnel, dans le passage secret, dans les murailles de Grianan». L'écho de «quelque chose de terrible», de «quelque effroyable action perpétrée dans le passé» se répercute sans fin dans la famille irlandaise ? possédée par le politique, le religieux. Les dernières pages du roman, consacrées aux troubles d'octobre 1968, en témoignent douloureusement, et sont l'occasion pour l'auteur de rappeler que même occasionnée par une guerre civile, la douleur humaine n'a pas de camp. «Voilà quel est le châtiment : on se rappelle de tout» conclut doctement Joe le Fou, l'exclu (en raison de son homosexualité ?), qui s'est mis en tête de compléter l'éducation reçue par l'enfant chez les pères catholiques. Il est vain de tenter comme les parents de reléguer dans l'oubli la vérité ? mais confronter directement sa cruauté n'aurait-il pas risqué de les détruire ? Obsédé par les secrets qui enflent en lui tel un abcès de la conscience, sentant son enfance en voie de se perdre dans un labyrinthe «calculé et rusé (...), étroitement conçu, avec quelqu'un qui sanglot[e] en son milieu», le narrateur tente dans un premier temps d'arracher les épines du passé. Il massacre méthodiquement les rosiers du jardin familial, dont les plates-bandes seront cimentées par son père en une inutile tentative de faire table rase : «En marchant sur cette dalle de ciment, là où avaient naguère poussé des rosiers, j'avais l'impression de marcher sur une terre brûlante, sous laquelle flambaient des voix et des roses». Face aux fantômes d'une histoire qui emprisonne la conscience, bloque la communication avec l'autre, empêche de trouver dans le dialogue la clé qui ouvrirait les menottes de la mémoire, la seule forme d'exorcisme possible est celle qui consiste à se libérer par l'écriture, d'abord sur le mode de la simple transcription ? le narrateur adolescent se confie à lui-même sur un cahier de brouillon ? puis par le pouvoir de transmutation de l'imaginaire romanesque. L'un des chapitres de la première partie porte en anglais (mais pas hélas dans la traduction) le même titre que celui du roman dans son entier. On y voit un professeur d'anglais initier ses élèves au pouvoir évocateur du mot simple mais juste. Il lit à la classe la rédaction modèle d'un garçon de la campagne racontant comment sa mère dresse la table pour le repas du soir puis attend que le père revienne des champs. Le narrateur qui découvrait alors la lecture avec The Shan Van Vocht, une histoire de révoltes et d'amour, emplissait ses rédactions de longs mots étranges «qui tous décrivaient des cieux et des mers qu['il n'avait] vus qu'avec l'Ann du roman». Il est surpris de garder avec autant de précision en mémoire le récit évocateur d'une vie quotidienne paisible ? «ce fils attendant (...) avec la cruche de lait et le beurre sur la table». Le quotidien familial dans le roman de Seamus Deane est loin d'être en paix. Planent au-dessus de lui «les personnages échevelés et mystérieux de la révolte, chuchotant au-dessus du feu, et en-dessous du grand vent cruel» de ses lectures nocturnes d'enfant. Le romancier adulte n'en a pas moins retenu la leçon ? leçon dont son père fut privé par manque d'instruction. Porteur d'amertume ou de triste résignation, le silence «ignorant» de ce dernier se révèle dans les dernières pages doublement tragique : il est le silence de celui qui ne sait pas tout, ou ne veut pas en savoir plus ; mais il est aussi le silence de celui qui n'a dÕautre ressource que de se taire ? le matériel langagier dont il dispose étant trop réduit, trop approximatif pour faire état de l'essentiel ? ou, lors de la retransmission d'un combat de boxe meurtrier, que de hurler en vain au poste de radio : «Arrêtez le combat».
Philippe Sizaire
Seamus Deane cf.notice de l'auteur