n jeune homme se met en route... et s'endort. Tiré du sommeil par le calme «résigné» du wagon, torpeur qui ne peut être celle d'un train arrivé en fin de parcours, il apprend que la locomotive est en panne. Les machinistes ont été contraints de faire halte «entre les rochers et la mer», à un kilomètre de la ville ; il se met en marche, suivant les rails, aux côtés d'un officier «d'âge moyen». «Quand nous avons dépassé la locomotive, il a parlé avec les mécaniciens. Ils se sont dit des choses techniques, ils touchaient la motrice bloquée ; ils regardaient en l'air les fils et riaient.» Le militaire et le jeune homme parlent, chemin faisant. Ou plutôt : c'est l'officier, seul, qui parle. Le jeune homme, lui, se contente d'esquiver «quelques questions indirectes sur les raisons pour lesquelles je suis venu ici». Ils avancent vers Trieste, au commencement de la mer Adriatique.
C'est un matin très clair, et la lâcheté du jeune homme, sa propension, du moins, à se défaire de toute question directe, est sauvée, maintenue intacte par la lumière du moment, une disponibilité sans défaut. Il importe peu que l'officier parle, et que le jeune homme ne l'écoute pas : «...à la fin de ses explications, j'étais distrait ; je le regardais, ainsi arrêté entre les rails, et je lui étais reconnaissant.»
Les deux hommes se séparent, l'homme à la «serviette», au «béret», à l'uniforme militaire, et le jeune homme, qui songe que sa visite dans la ville ne pouvait débuter d'une autre façon : sans crier gare, dans une direction imprévue. «J'ai souvent imaginé ces visites et probablement tout cela sera-t-il différent ; peut-être l'est-ce déjà dans le fait d'être arrivé à Trieste comme si j'étais un train.»
Il hésitera toujours à préciser l'objet de sa visite, et s'en tiendra toujours à des formules générales. Mais puisque c'est, d'une façon ou d'une autre, l'hospitalité qu'il demande, il sait qu'il doit à ses hôtes un mot d'explication. Il apprend donc à ruser, avec les autres, esquivant de nouvelles questions, comme il ruse avec lui-même. C'est une ruse innocente : la ruse même de l'écrivain, qui nous engage à lire, qui s'engage à écrire sans savoir de quoi il va être amené à parler : une ruse qui permet de tenir, de coller au présent.
Le prétexte est fourni par le passé, les temps passés, les morts. C'est un prétexte très mince, que le jeune homme ne peut avancer sans bredouiller : étudiant, peut-être, ou apprenti-écrivain, il est venu jusqu'à la ville pour y chercher les traces d'un homme, disparu quinze ans auparavant. Homme de haute culture contemporain d'Italo Svevo, d'Eugénio Montale («Bazlen était couché, appuyé sur les oreillers ; sur la table de chevet, à ses côtés, une importante pile de livres ; sur le lit, de part et d'autre, deux autres piles de livres.»), lecteur dans une maison d'édition, Roberto Bazlen a laissé une importante correspondance, et une empreinte nette, comme une trace de pas, dans la vie littéraire de son temps («Il avait de grands yeux noirs, très beaux. Comme ceux de Kafka.»). Mais il n'a, à proprement parler, rien écrit.
Il s'agit sans doute, obscurément, pour le jeune homme, de combler une lacune, de remédier à un manquement de l'histoire, en substituant son propre travail, sa propre recherche, à l'oeuvre absente. Il en va peut-être d'abord ainsi : et le jeune homme s'approche du passé, posant précautionneusement ses mains sur les bords, comme s'il s'apprêtait à sonder un puits du regard. Il rêve d'entrer par effraction dans la chambre du passé, ou de la mémoire. Mais le présent résiste ; le présent le renvoie, invinciblement, à lui-même.
En rencontrant, à Trieste, dans un café, dans un appartement lumineux, puis à Londres, dans la demeure d'une vieille dame aveugle, les êtres qui entourèrent Roberto Bazlen, le jeune homme comprend que le passé est définitivement clos, et définitivement opaque : que le passé n'existe pas, n'est rien d'autre que ce que les vivants en disent. Il comprend, en un sens, que le passé appartient tout entier au présent.
Ce qui importe, au fond, ne tient pas dans le respect d'un plan de route («Je ne sais pas, je n'ai pas de programme» avoue le jeune homme au milieu du livre), ce projet qui, à mesure que le livre s'avance, accuse son caractère conventionnel, arbitraire ; c'est ce qui se développe, se révèle, s'éclaire à la marge de l'entreprise, et qui ne peut pas être véritablement repris par, intégré à, digéré par la cohérence de celle-ci : le regard et le mouvement d'arrêt qui fige au bord du trottoir un vieil ami de Bazlen («Il regarde le ciel, il dit : / - Trieste est comme Nice, avec le vent en plus. / Quand le feu a changé, il m'a dit brusquement au revoir.»), une collection de sextants, dans l'appartement triestin d'une ancienne confidente de l'homme de lettres, une fille assise dans un compartiment, près de la fenêtre («Elle a le visage triste, elle paraît être sur le point de pleurer. Peut-être (...) est-ce son expression normale. Mais, ensuite, elle se lève pour regarder le coucher de soleil sur le golfe, à la sortie de la ville, avec une telle langueur qu'elle ne sait pas où mettre ses jambes.»), deux jeunes touristes français visitant un navire et que le narrateur, assis sur le quai, voit réapparaître à intervalles réguliers, un incendie, le sentiment des gares traversées en toute hâte, de la proximité de la mer, de l'étrange déséquilibre qui semble miner la ville de Trieste ; la proximité de la Yougoslavie.
La recherche entreprise n'a pas plus de raisons d'être que le voyage entrepris par le protagoniste du Regard d'Ulysse, de Théo Angelopoulos, par le narrateur de L'Énigme de l'arrivée1, de V. S. Naipaul, ou par la narratrice anxieuse des nouvelles d'Élisabetta Rasy (Transports2). Et le récit, comme dans les oeuvres citées, semble se poursuivre entre deux écueils, entre deux barrières effilées : courant le risque de sombrer dans la gratuité, dans une collection d'anecdotes, d'impressions n'entretenant aucun lien intime les unes avec les autres, ou, au contraire, de s'en remettre, par une volte-face désespérée, à l'intrigue, à un enchaînement causal que Daniele Del Giudice récuse. C'est une voie encaissée, qui ne doit laisser filtrer que le sentiment.
Dimitris Alexakis
Notes :
1 ì 10 / 18 î
2 Rivages, 1994.
Daniele Del Giudice cf.notice de l'auteur