Ghassan Fawaz | Les moi volatils des guerres perdues Seuil, 1996 (Prétexte 11) |
a guerre ou plutôt le roman de la guerre apparaissent dans le livre de Fawaz comme une vaste hallucination, un cinéma que se donnent à eux-mêmes les personnages et indissociablement les narrateurs du récit. S'il y avait un personnage principal, ce serait bien sûr le bâtard Farès, fils d'une chi'ite du Sud Liban et d'on ne sait qui. Mais lui-même est vidé de toute consistance. Dès le début, on nous l'annonce, nous serons emportés dans «ce gros trou noir, où tourbillonnera sa vie». Nous sommes donc entraînés par l'écriture, dans ses éjaculations successives, autant de délires du verbe, des moments d'éternité qui éveillent personnage et narrateur, avant la retombée dans le silence, l'hébétude. Des intensités éparses mais pas vraiment un personnage, pas vraiment un destin. Tout était joué d'avance : nous sommes dans le picaresque et le style vigoureux qui, s'il ne retranscrivait pas la parole du conteur populaire oriental, nous ferait penser à Céline. Sa verve roublarde, outre le plaisir de sa saveur, nous fait partager la vision trouble du réel, d'un personnage protagoniste de ce qui apparaît ici comme l'immense comédie de la guerre civile, avec cette réalité de la mort à laquelle aucun ne veut croire : ce n'est qu'un cauchemar dont on se réveille... ou on ne se réveille pas. Farès décide d'écrire sa vie. C'est l'ultime miroir où il pense pouvoir fixer une identité fuyante : «l'appréhension», déclare-t-il, «c'est humain et l'hésitation c'est quand on n'a plus d'écriture». Lui, le «châtré social», avait autrement essayé de donner corps à son existence, mais une inauthenticité ruinait tous ses engagements, l'impossibilité d'adhérer à un discours. Il est successivement baasiste, communiste, militant de la cause palestinienne, puis il tente aussi de venger sa Beyrouth perdue, sans y rien comprendre, pour tout détruire. Mais Farès est aussi le personnage du professeur Lumière, vieil intellectuel marxiste, Cassandre de la Révolution avortée. Puis, c'est le grand reporter français, Franc, qui s'empare du manuscrit de celui-ci, le traduit et y met un point final. La structure narrative est complexe. Elle renforce encore le sentiment de la perte de toute notion du réel. Les interactions entre personnages et narrateurs sont constantes mais toujours instables. Il arrive au récit d'exhiber sa gratuité. Le réel historique lui donne parfois une assise. Mais c'est finalement la fiction qui rattrape Farès, le manuscrit du professeur Lumière étant apporté comme preuve de sa culpabilité dans un assassinat. Il a beau s'écrier que «tout ça c'est que du roman», il est mis à mort... Mais c'est encore du roman.
Stéphane Baquey Ghassan Fawaz cf.notice de l'auteur
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