Gert Hofmann | Notre Philosophe Actes Sud , 1997 (Prétexte 16) |
ouvent, les grands créateurs, aux prises avec leurs obsessions, racontent un peu la même histoire à travers leurs livres. C'est le cas de l'écrivain Gert Hofmann qui recherche inlassablement les traces du passé et de la mémoire allemande. Dans un de ses livres précédents, Notre amnésie, les nappages successifs que la société industrielle étale sur la réalité mentale et affective des individus amènaient le narrateur à s'interroger sur les limites de la mémoire, sur ses capacités à ne pas se dissoudre comme un produit de consommation ; ainsi un des personnages, traumatisé par la guerre, entend en lui des voix qui le taraudent, mais que le monde désormais standardisé ne veut plus écouter. Avec Notre philosophe, on est replongé dans la période de montée du nazisme. Les chocs vont apparemment leur train dans une petite ville de Saxe. Mais lentement une mise à mort se précise. Un intellectuel juif, le professeur Veilchenfeld (son si beau nom qui signifie «champ de violettes» devient vite synonyme d'abjection) se trouve être une des victimes désignées et résignées de la tragédie qui se prépare. Passionné de livres, il représente, en outre, tout ce qu'un pouvoir totalitaire ne peut supporter. La chose imprimée est une lèpre sur les étagères pour les jeunes nazis ; un petit nombre de certitudes leur suffit. Tout le récit est rapporté par l'observation de deux enfants, Hans et Gretel, - on ne peut manquer de penser au célèbre conte de Grimm. Mais ici, les épreuves ne seront pas surmontées, elles ne font que commencer. Peu à peu, à travers leurs regards, se révèle le triomphe de la cruauté des adultes. Et quand Hans montre à sa petite soeur le bureau du philosophe, qui est pour lui le sanctuaire de l'esprit, l'irrémédiable s'est déjà produit. Ça et là, des stigmates attestent la présence d'une gangrène qui va infecter les esprits : le père des deux enfants souffre d'une jambe amputée (anticipation de l'Allemagne privée de la communauté juive ?), la mère psychosomatise les douleurs infligées au philosophe, ainsi que certains habitants qui, eux, ont le dégoût de sa présence physique et de son odeur sans l'avoir jamais vu. Gert Hofmann, né en 1931, a vécu cette époque. En faisant traverser cet univers d'adultes par deux enfants, il produit sur le lecteur une réaction d'effroi ; et cela d'autant plus que seuls les enfants se sentent vraiment solidaires avec le vieil homme avili. Ce sont eux aussi qui permettent au récit d'exister, de résister à l'absorption dans la prétendue normalité. Serait-ce là un des pouvoirs de la littérature de ne pas se conformer à ce qu'on attend d'un roman ? Les deux traductrices ont bien restitué le récit de Gert Hofmann, prose de la vie ordinaire, parfois proche de compte-rendus notariaux, ainsi que la naïveté et la simplicité des questions sans réponses posées constamment par les enfants contre la lâcheté des adultes et leur falsification de la réalité. Plus que jamais aujourd'hui, dans le labyrinthe de la mémoire et de l'oubli, l'écrivain doit chercher la source qui donnera l'énergie permettant d'aller au-delà de l'affairement et du kitsch, ces deux qualités de l'homme civilisé, selon Thomas Bernhard. Et quand l'urbaniste et philosophe Paul Virilio médite sur les pouvoirs des nouvelles technologies de la communication, pouvant conduire au clonage mental et au délire de la virtualisation du monde, ne dénonce-t-il pas, dans le même sens, ce qu'il appelle «l'industrialisation de l'oubli» ?
Joël Vincent Gert Hofmann cf.notice de l'auteur
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