«L'antique taureau des orages passés / Dont l'éclair a oublié l'oracle, / Les couronnes tressées sur le fronton du temple / Et les exclamations des chants de liesse».
«Dans le premier tiers de ce siècle-ci, la poésie rebelle créée par l'avant-garde russe a transformé le vers dans son essence même, sa facture sonore, son lexique et la structure intérieure de l'art du verbe» (R. Jakobson, in Russie folie poésie, Seuil, 1986). Si, parmi ces poètes russes, on a surtout retenu en France, Anna Akhmatova, Marina Tsvetaeva, Vladimir Maïakovski, Pasternak, ou Essenine, il en est un, Vélimir Khlebnikov (1885-1922), qui est trop longtemps resté dans l'ombre, et ce malgré la tout aussi grande importance dans l'histoire littéraire russe (et dans l'histoire de la poésie tout entière) que son oeuvre recouvre. Hormis un numéro aujourd'hui introuvable d'Action Poétique qui lui fut consacré, et les quelques traductions que Christian Prigent avait fait paraître dans TXT, l'oeuvre poétique de Khlébnikov n'avait pas encore trouvé sa place en traduction française. Voilà chose faite avec la publication de Zanguezi, recueil qui regroupe la grande majorité de ses poèmes, agrémenté d'une longue et remarquable introduction du traducteur qui permet de mieux situer et saisir la démarche toute particulière d'un poète couronné en son temps «roi de la poésie russe» par Maïakovski.
«Tout cela nous a bien été transmis dans le nom par un peuple antique».
Le mérite premier de cette édition de Khlebnikov me semble être avant tout de donner à lire l'oeuvre dans son mouvement interne, ses évolutions, ses circonvolutions parfois surprenantes. Ainsi, le lecteur qui a pu lire, dans les années 80, les proses, les essais fragmentaires et les textes réunis aux éditions L'Age d'Homme ou dans la collection TXT, découvrira que Khlebnikov n'est pas seulement le poète à la fois destructeur et rénovateur des formes et du langage poétique tel qu'il est habituellement présenté. Si, certes, il participa - avec une partie de l'avant-garde littéraire de l'époque - à ce que Roman Jackobson nomme des «expériences verbales» - «la première tentative de l'histoire littéraire pour construire des textes aussi longs et continus qui fussent étrangers à la langue par les sonorités et leur enchaînement, et libres de toutes traces de motivation réaliste /.../» - , s'il dépassa en ardiesse le futurisme italien, signa des manifestes radicaux, modifia de ses néologismes la langue de ses pères, Khlebnikov se montre aussi beaucoup plus proche de la tradition qu'on aurait pu le croire, attaché notamment à de grandes épopées lyriques, nourri par la période symboliste qui le précède, mais aussi par les profondeurs de la culture slave que sont les contes populaires, les récits médiévaux, ou plus simplement encore, l'intérêt porté à l'histoire de la langue russe. Le paradoxe de l'écriture de Khlebnikov prend dès lors toute sa force : ce qui se veut être une poésie «futurienne», «un discours poétique complètement indépendant, pour ainsi dire «sub-ob-jectif», /.../verbe désaliéné, rendu à sa valeur propre» (J-C Lanne, in Introduction), ne cesse malgré tout de se nourrir de ses sources les plus ancestrales. Khlebnikov prend ainsi le contrepied des futuristes italiens - «le vers doit se souvenir de sa parenté avec «l'univers» /.../ c'est même là la condition essentielle pour que le poème soit spontanément porteur de modernité» (J-C Lanne, ibid) -, il mêle les genres littéraires, s'inspire d'autres cultures passées et présentes, retrouve l'image antique du poète prophète. C'est à partir de là, à partir de là seulement, que Khlebnikov créée sa théorie poétique, laquelle est loin d'être basée sur les seules innovations formelles ou sur les néologismes : «c'est à la nouveauté de l'image, plus qu'à celle du vocable, que Khlebnikov va accorder de plus en plus d'importance /.../ inventant une nouvelle «vision verbale» du monde. /.../ Quant à la non moins fameuse «zaoum» (langue d'outre-entendement), /.../ elle n'outrepasse ni ne bafoue les règles de l'entendement. Bien au contraire, cette langue entièrement inventée signifie l'extension et la généralisation du sens, de la signification et de l'intelligibilité». Et c'est ainsi qu'il faut, me semble-t-il, lire Khlebnikov, en s'abandonnant à une fausse contradiction poétique où se mêlent le chant froid des nombres et l'ampleur lyrique et épique, le sérieux des apartés scientifiques ou historiques et l'idéalisme d'une imagination foisonnante, les longs poèmes narratifs et les images fulgurantes, les déconstructions de la langue et les morceaux de prose classiques. Lire en s'abondonnant donc, en suivant Zanguezi à la poursuite des sons et des mots, dans le flux du poème : «Nous soufflons et sifflons. / Nous balayons les congères des peuples, / Les agitons, formant des vagues, des sillons, / Plis réguliers sur la face lisse des siècles. / Nous vous donnons des guerres / Et des chutes d'empires, / Nous, les sonorites sauvages, / Nous les chevaux sauvages. / Domptez-nous : / Nous vous emporterons / Dans d'autres mondes».
Lionel Destremau
Velimir Khlebnikov cf.notice de l'auteur