a vie d'António Lobo Antunes a basculé au cours du service militaire qu'il effectua en Angola durant la guerre d'indépendance. De ce choc d'une guerre cruelle et absurde naîtront ses premiers romans, largement autobiographiques : une trilogie dont le second volet, Le Cul de Judas 1, lui apportera la consécration et la reconnaissance publique. C'est donc par un premier travail de mémoire qu'une oeuvre, aujourd'hui ample et protéiforme, s'est bâtie. Un "devoir" de mémoire, tant collective qu'individuelle, auquel chaque roman de Lobo Antunes, de Fado Alexandrino au Manuel des Inquisiteurs, ne cessera plus de renvoyer, questionnant le Portugal, son histoire, sa société, ses hommes et ses femmes, l'âme d'une nation et d'une culture qui se sont comme déchirées dans les soubressauts politiques et sociaux du vingtième siècle. Un Portugal qui change soudain de visage, lorsque le carcan salazariste, conservateur, policier et colonialiste, s'effondre au printemps 1974 et que la révolution des oeillets porte au pouvoir des valeurs de gauche. Après un coup d'état militaire manqué en mars 1975, un Conseil de la Révolution est créé, et c'est en avril que les premières élections libres se déroulent dans un pays qui n'a connu, depuis quarante-huit ans, que la dictature.
Lorsque débute La Farce des damnés, nous sommes en septembre 1975, la situation politique est celle de gouvernements provisoires qui se succèdent sans parvenir à une réelle stabilité et l'une des plus féroces guerres coloniales qu'ait jamais entrepris le Portugal est sur le point de prendre fin (l'Angola va acquérir son indépendance deux mois plus tard, le 11 novembre 1975). Les anciens privilégiés du régime sentent le vent tourner. Et c'est entre Lisbonne et l'Alentejo, une province au sud du Tage chère à nombre d'auteurs Portugais et dont Manuel da Fonseca notamment s'était fait le chantre, qu'António Lobo Antunes pose son décor, au milieu d'une réunion de famille qui incarne l'un des visages de la société portugaise de l'époque : une bourgeoisie aisée, qui a largement profité de la dictature de Salazar et que les "communistes" ne vont pas tarder à faire chuter de son piédestal. Comme dans l'essentiel des livres de Lobo Antunes, depuis Explication des oiseaux au moins, une construction romanesque ample et complexe s'allie à un jeu de monologues intérieurs qui éclaire les traits de caractère et l'histoire individuelle de chaque personnage. En quatre journées, scandées dans le livre en six parties à peu près égales, les protagonistes forment ainsi comme un choeur antique dont chacun des éléments, désolidarisé des autres et à la fois indissociablement lié à eux par de sombres incestes et des secrets de famille, va participer au dernier acte d'une tragédie. Symbole d'un naufrage annoncé, le premier à entrer en scène est Nuno, dentiste au cabinet de consultations surchargé, mais qui, dans ses rêves éveillés se mêlant souvent à la réalité, se prend pour Edward G. Robinson, fameux personnage de roman policier. Bien qu'il soit stérile, il est père de deux enfants, ce qui immanquablement lui fait penser que le véritable géniteur ne peut être que son beau-frère. Il est divorcé, ce qui ne l'empêche pas de partager son temps entre Ana, son ex-femme qu'il ne parvient définitivement pas à quitter, et sa maîtresse, Mafalda, la meilleure amie d'Ana, avec qui il ne cesse de rompre et de renouer et qu'il continue de tenir en son pouvoir par le biais des drogues qu'il lui procure. Nuno a eu pour père, le jour, un homme aux valeurs familiales prononcées, respectable et bon chrétien, la nuit, un homosexuel effeminé et dépravé, et pour mère, une femme qui aidait son mari à obtenir des contrats en couchant avec administrateurs, politiques, industriels, généraux et militaires de tous bords. En plaçant un personnage tel que Nuno en tête du roman, Lobo Antunes joue ainsi sur deux registres qui lui sont chers. D'abord il introduit Lisbonne comme point de départ, lieu d'origine des bouleversements sociaux et politiques en cours, puzzle urbain toujours en train de se construire et qu'il ne cesse d'explorer dans ses récits. C'est un univers changeant et disloqué, tout d'ombres et de lumières, une ville aux contrastes architecturaux violents, reflets des constructeurs du régime dictatorial, mais aussi reflets des couches sociales qui se côtoient sans se reconnaître, d'atroces immeubles où la pauvreté s'entasse à côté des bâtiments superbes des quartiers riches. Ensuite il établit, par l'intermédiaire de Nuno, le portrait de cette droite portugaise que la révolution des oeillets a ébranlée mais qui n'a pas disparu pour autant. Avec Lisbonne et sa bourgoisie sans contenu, le plus souvent dilettante, et incapable de la moindre réflexion critique, Lobo Antunes se situe ainsi dans une forte tradition du paysage littéraire portugais. Passant, pour Lisbonne, de Camões, Mário de Sá-Carneiro, à Eça de Queiros qui déjà, à la fin du 19° siècle, mettait en scène une ville en perpétuel mouvement et les traits caractériels de cette bourgeoisie que l'idéologie libérale a corrompue : l'arrivisme, le désir maladif de gloire politique ou sociale, l'individualisme outrancier. Mais Lobo Antunes ne s'arrête pas à cette seule étude psychologique et donne forme à des personnages au caractère souvent ambigu, dont Nuno est un bel exemple, sorte de miroir aux multiples facettes qui met en lumière les hantises et les désordres intérieurs qui habitent chacun des protagonistes. Homme dérisoire, désabusé de tout ou presque, Nuno prend la route pour le village de Monsaraz où, dans la maison familiale, le grand-père de son ex-femme est en train de mourir. Comme dans La Mort de Carlos Gardel, où sont rassemblés des protagnistes de différentes couches sociales à l'occasion d'un dîner de régiment, Lobo Antunes va jouer d'une réunion familialle traditionnelle comme d'un moteur romanesque. Entre le tableau de mÏurs, souvent utilisé en peinture, et les entrées et sorties des personnages comme les figurants d'une pièce de théâtre, Lobo Antunes fait varier l'intensité et les registres dramatiques. Ainsi, pendant que la mère d'Ana, autrefois fille du régisseur des lieux, c'est-à-dire celle par qui le sang de pauvre est entré dans la généalogie familiale, discute dans le salon avec sa belle-sÏur et surveille la mon golienne de la famille, son beau-frère, comme chaque fois que Nuno est absent, couche avec Ana. Cette dernière, qui a fini par haïr pratiquement tout le monde, et en premier lieu son mari, ne fait en cela que suivre une tradition répandue : toutes les femmes de la maison sont passées dans les bras du beau-frère, domestiques comprises. Dans le même temps, Gonçalo, son père, qui a perdu depuis longtemps le sens des réalités, joue au train électrique, habillé en chef de gare. La seule incartade qu'il fit jamais fut de saisir un jour la main d'une jeune fille de quinze ans pour la demander en mariage comme l'on annoncerait l'arrivée d'un train en gare. Les enfants, eux, tous plus ou moins attardés, naviguent au milieu de tout cela, sans trop savoir quoi faire. Quant à la fille de la mongolienne, restée au secret des années durant, elle est rejetée de la famille comme si l'on avait tout bonnement nié son existence par trop déshonorante... On l'aura compris, le point nodal du roman est là, dans cette haine sourde qui circule et se répand de mensonges en violences, d'intrigues de pouvoir en effroyables soumissions.
Comme chez Faulkner et les vieilles familles décadentes du Sud américain, chez Lobo Antunes tous se détestent, se dépouillent de leurs héritages et se déchirent à tout crin : d'un côté les innocents et les fous, les pauvres d'esprits et les victimes, de l'autre les maîtres à la progéniture dégénérée par la consanguinité, épris d'argent et de sexe et qui espèrent bien survivre aux bouleversements politiques. Tour à tour, dans un mélange des lieux et des temps, les protagonistes prennent la parole : la mère d'Ana en premier, qui revient sur les aléas de leur existence à tous, fait la part des choses, puis c'est Ana, accompagnée d'un nouveau mari qu'elle hait autant que le précédent, qui, sept ans après, de retour du Brésil, revient sur cette soirée mémorable, compte les morts, les survivants et ceux dont elle aimerait se venger. Ensuite Francisco, le jeune frère d'Ana, devenu peintre et musicien raté, drogué, craignant tout et rien, se réfugiant dans les bras d'une compagne qui pourrait être sa mère, et qui se souvient du jour où il partit voir une dernière fois son arrière grand-père. Enfin, le maître des lieux, l'ingénieur, le vieux patriarche, qui observe ses enfants fouiller chaque tiroir en quête d'un testament. Il est là, couché dans un lit où une mort, rampante, puante, a pris place, rôdant bientôt dans toute la maison, répandant une odeur de putréfaction égale à la décomposition de tout un pan d'histoire. Car c'est bien de cela dont il s'agit, à cette réunion de famille, sous l'oeil vigilant et caustique d'une figure tutélaire mourante, correspond l'agonie du Portugal d'alors, celle d'un monde finissant, éclatant sous la pression révolutionnaire, et que certains vont devoir quitter pour prendre le chemin de l'exil. Dans ce roman, parmi les plus sombres dans l'oeuvre de l'auteur, les discours s'entrecroisent au sein d'un univers terriblement mesquin, où chacun est littéralement pris de panique devant les changements à venir.
Tout l'art d'António Lobo Antunes consiste alors à ne pas s'abandonner à la seule nostalgie du fado : au fatalisme ambiant s'accordent aussi l'humour et le grotesque. Le burlesque de certaines scènes, proches parfois du vaudeville, et la parodie, genre dans lequel Lobo Antunes est passé maître, permettent au roman de ne pas sombrer totalement dans une réalité si décortiquée, désarticulée, que toute humanité en serait définitivement écartée. Tous marqués par la reconnaissance d'une sorte de paradis perdu (celui du Portugal du roi blond Dom Sebastien, mythique conquérant, celui de l'amour et celui de l'enfance heureuse), les personnages de Lobo Antunes continuent malgré tout d'exister et, dans un univers où le dégoût et la laideur côtoient l'émotion et le sublime, entre sourire et rire jaune, désespoir et lucidité, ils s'abandonnent à leur destin, passent d'un monde à un autre et, parfois, de la vie à la mort. D'António Lobo Antunes, Robert Bréchon dira, dans sa présentation de la littérature contemporaine portugaise, que «l'écriture éclatée de tous ses livres, qui fait de sa prose comme un magma incandescent coulant sur la page, semble à première vue les signaler comme des oeuvres d'avant-garde, réservées à un public restreint ; mais la force expressive de cette représentation de la violence, du désir et de l'horreur est telle qu'elle a emporté la conviction de milliers de lecteurs»2. La Farce des Damnés est l'un des plus bel exemple de cette prose torrentielle et fascinante qui mêle dérision et désillusion.
Lionel Destremau
Notes
1 Trilogie composée de Connaissance de l'enfer, Mémoire d'éléphant (qui sont parus tous deux chez Christian Bourgois en 1998) et Le Cul de Judas (Anne-Marie Métaillié, 1983).
2 Robert Bréchon, in George Le Gentil, La Littérature portugaise, «des années 30 à nos jours», Editions Chandeigne, 1995, p. 247-248.
Antonio Lobo Antunes cf.notice de l'auteur