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 La critique littéraire > Notes de lecture: et > Antonio Munoz Molina

Antonio Munoz Molina
Pleine lune
Seuil, 1998
(Prétexte 20)


    epuis les années quatre-vingt, le roman espagnol connaît une importante phase de créativité que des auteurs comme Eduardo Mendoza, Manuel Vásquez Montalbán, ou plus récemment Javier Marias ont rendue populaire ici. Ce phénomène littéraire, la Nueva Narrativa Española, est, selon Constantino Bértolo, «un pari clair sur une conception éminemment narrative» (in Magazine Littéraire n°330) ; autrement dit, la légitimé romanesque se fonde davantage sur un art du récit que sur une "représentation d'idées" et que sur une "révulsion du langage". Le roman policier, dans cette optique, est un auxiliaire tout trouvé dont il ne s'agit pas nécessairement d'écarter les artifices, mais plutôt d'en utiliser les aspects les plus exagérément significatifs. Un titre comme Pleine Lune dénote d'emblée une intention peu équivoque de faire frémir le lecteur en le renvoyant à des croyances séculaires. Impression confortée par le thème rebattu, somme toute efficace, de l'inspecteur traquant un tueur de fillettes. La plongée dans l'univers oppressant d'Antonio Muñoz Molina est immédiate ; elle est durable également, dans la mesure où l'auteur ne donne pas beaucoup de chance à ses personnages. L'inspecteur, muté dans une ville qui lui est étrangère, avec comme cas de conscience la réclusion de sa femme en hôpital psychiatrique, ne possède guère d'indices pour mener son enquête, si ce n'est un hypothétique regard du coupable. L'assassin, à la fois monstrueux et totalement perdu dans sa folie, vit comme un aveugle. L'institutrice Susana, dévouée à son métier, a été totalement flouée par son mariage. La rencontre, comme télépathique avec l'assassin, et charnelle entre l'inspecteur et Susana, de ces trois êtres en déshérence - auxquels s'agrègent un médecin légiste et un ancien prêtre ouvrier animés par leur foi en la justice - est le fondement d'une opposition graduelle de l'ombre et la lumière - ombre de la violence inexplicable, lumière de l'amour rédempteur. Aussi l'auteur, animé par une croyance viscérale en l'homme, parvient-il à atteindre une intensité comparable dans l'évocation de l'horreur (pour la dénoncer) et dans l'évocation de l'amour (pour le sublimer).

    Antonio Muñoz Molina aime surprendre le lecteur dans sa somnolence ; les fréquentes analepses ne sont jamais brutales, s'inscrivant dans le flux de pensées soustraites au monde ; et ses ruptures de style en revanche sont très nettes quand il s'agit de sonder la conscience ravagée de l'assassin. La thématique profonde du roman se révèle dans ces prouesses énonciatives. Il s'agit de cerner les conditions psychologiques, de surcroît liées à la sombre et toujours vive tragédie de l'Espagne, des attitudes présentes. Les détails contingents, les histoires personnelles, perdent de leurs singularités dans le clair-obscur ; Pleine Lune est un texte aux contours flous, écrit à la lueur de l'astre soulignant les ambivalences de la nature humaine, où les gestes sont ralentis, les bruits étouffés, les silhouettes déformées. Chaque personnage, de fait, incarne un questionnement particulier au désarroi de l'époque - le portrait de Susana, que sa séparation a conduit à réévaluer son existence de femme, à lui seul indique l'acuité du regard de Muñoz Molina vis-à-vis de ses contemporain(e)s. Il n'y a ici aucune morale, mais un profond désir de justice ; l'assassin, à cet égard, n'est pas l'unique être condamnable : l'inspecteur, que son passé taraude, l'ex-mari de Susana, despote à l'allure décontractée, révèlent également la nature équivoque, parfois destructrice, de certains comportements. Le dénouement de l'intrigue policière, évidemment, n'aura bientôt plus aucun poids face à ces individus complexes, que leur besoin éperdu de bonheur fragilise et rend tous extraordinairement humains. Pleine Lune, en fait, s'inscrit dans une démarche inaugurée avec Beatus ille il y a plus de dix ans, prolongée avec Beltenebros et Le Royaume des voix - démarche à propos de laquelle Jean-Marie Saint-Lu écrivait, rapprochant au passage Antonio Muñoz Molina d'un autre romancier majeur, Juan Marsé : «elle est une tentative /.../ de résoudre les contradictions entre réalisme et idéalisme, entre littérature "pure" et littérature "engagée"». Tentative que ce dernier roman illustre de manière exceptionnelle.

    Jean-Christophe Millois.


    Antonio Munoz Molina cf.notice de l'auteur

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