«Fiancés l'un de l'autre, voilà le seul poème : savoir ôter la peau et le noyau de ce cri propagé entre une mort et l'autre, et propre à maintenir en nous fatigue et veille jusqu'à l'heure de la rature qui viendra nous tailler /.../»
Auteur d'une poésie à l'inspiration initiale chrétienne, Pedro Tamen a ensuite évolué vers une recherche poétique qui travaille, comme dans Delphes opus 12, à partir de différentes mythologies. Ainsi d'un voyage qu'il fit à Delphes en 1985, il a tiré une série de poèmes qui revisitent le mythe de cette ville antique, des dieux et des oracles qui en ont constitué l'histoire. Cependant Tamen évite l'écueil de ce genre de tremplin métaphorique qui aurait pu consister en la reprise des interprétations multiples que ce site a pu engendrer dans l'imaginaire littéraire, et se résoudre en une sorte de lieu commun poétique. Ce qui importe ici est d'un tout autre ordre. Il s'agit pour Tamen de jouer sur les références ancestrales au sein d'un art poétique de l'alliance paradoxale : alliance, comme le souligne le préfacier, de «faits réels et d'allégories, de terreurs et d'utopies, d'émois et de méditations, de désarrois et d'affirmations, de naïveté et d'ironie, de mythe et de quotidienneté» selon la formule de l'auteur suivante : «transfigurer le chaos en petits grains de poussière où il puisse parfois et par chance devenir visible et captable...». Tamen s'attache en effet à ce qu'il nomme «la voix de la terre / qui ment la vérité», et éprouve dès lors le réel à l'intérieur du langage qui l'énonce et le compose plutôt qu'à partir de sa plus évidente mais non moins trompeuse concrêtude : «bien au-delà des mots de cette blessure, / moins dans le retour que dans un aller / entre toujours et maintenant». La légende d'Apollon qui draine avec elle les thèmes de l'accouplement, du désir, de la féminité tout autant que de la violence ou du sacrifice, sert l'inspiration du poète pour atteindre une question beaucoup plus vaste : notre relation au monde et à l'autre, dans l'infime et, à la fois, dans l'infini : «Sein, centre, nÏud : lieu / du lien, où le contraire / unit. Tel celui / qui se conquiert ici», «Mais c'est depuis les failles du futur / que les eaux nous contemplent, intelligentes, / horizontales, visibles, courantes, / qui de lointains, nous abreuvent et nous baignent». Jouant sur les temps avec une virtuosité proche des jeux surréalistes, sur une érudition de tradition toute baroque, et sur une liberté d'imagination qui oscille entre ludisme et emphase lyrique, Tamen parvient à créer une sorte de «prisme à l'envers où se rejoignent les rayons issus de tous les instants passés, présents et futurs» qui dépasse la référence originelle pour créer son propre mythe, «dans la non-rencontre / - tel un destin adjoint / à la solitude des os, qui se répète / toutes les fois que nous voyons», «pénombre solaire du monde / sans division possible». Conscient de la capacité d'invincibilité du silence, du poids incommensurable de l'absence, de l'évanescence des objets et des êtres, Tamen cherche un langage qui puisse être le plus étroitement possible lié à la vie, usant de tous les registres stylistiques et métaphoriques qu'il a en sa possession, dans l'espoir de parvenir à créer une présence, à fixer l'essence transitoire des choses, le poème devenant peut-être enfin cet «autel plus vaste sans mesure possible : un nom et un lieu».
Lionel Destremau