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 La critique littéraire > Notes de lecture: fr > Nicolas Bouvier

Nicolas Bouvier
L'échappée belle
Métropolis éd., 1995
(Prétexte 13)


    our l'écrivain-voyageur, les étapes sont «comme des îlots de sédentarisme». L'Échappée belle est la nouvelle étape de Nicolas Bouvier sur le trajet de son écriture. Il s'y tient une réunion de famille qui n'enlève rien au caractère espagnol de l'auberge. Peut-être y croiserez-vous, vous aussi, un visage familier... L'écrivain s'est arrêté là, entre ces 160 pages, pour faire l'éloge de quelques pérégrins. Dressant tout d'abord un portrait de la Suisse nomade, il parcourt ensuite les sentiers qui bifurquent et relient les voyageurs-écrivains auxquels il rend visite. De Paracelse à Henri Michaux, en passant par Charles-Ferdinand Ramuz, Ella Raillart, Albert Cohen et d'autres, Nicolas Bouvier célèbre ses «amis» sans âge et de toujours, ses concitoyens de la «patrie nomade». Une carte est dressée de cette Internationale des pérégrins, un hommage chaleureux qui réaffirme l'éloge du nomadisme et de ses vertus. Car si l'ouvrage est une «échappée belle» en forme de promenade, il n'en est pas moins tenu par un projet fort cohérent : exposer ce qui fait la richesse primordiale du nomadisme et de son indispensable corollaire, l'écriture. Itinérante, la pensée ne s'égare pas, elle suit son fil : elle examine la mécanique alternative qui préside au voyage, analyse le double mouvement pendulaire qui le construit, explore les motifs et les desseins de ce que certains nomment une fuite - or c'est oublier, comme l'écrit Bouvier, «qu'il y a des choses devant lesquelles on ne peut que fuir» -.
    Ce qui se joue au cours du voyage se répète et s'accomplit dans ce qui le suit. Et l'écriture prolonge avec force et nécessité le voyage, parce que celui-ci «se gagne au retour», tant «le bonheur est rétrospectif». L'enjeu c'est à la fois la recherche de soi-même et la volonté de disparaître, de dissoudre le moi dans les flots de l'errance et du texte. Cette «inaptitude à saisir le présent que la vie nomade met en évidence», l'écriture la rattrape, sans la reconquérir certes, mais le «travail de greffier» auquel elle astreint permet de fixer le souvenir, d'arracher à l'oubli des images, qui sont «une autre façon de raconter». Ce travail pourrait sembler banal. Il est au contraire fondamental, car le partage fournit la base commune du voyage et de l'écriture. Il importe tout autant de recevoir que de donner, de s'abandonner. L'Autre est la condition sine qua non de ces deux entreprises, écrire et voyager. On comprend alors pourquoi, dans un premier temps, Nicolas Bouvier se livre à des visites chaleureuses et vagabondes, et pourquoi il lui importe de faire le compte de ses dettes : «Merci, lorsqu'il est chargé comme un canon, est un mot qui porte et guérit». Vient ensuite le moment du don, où l'on offre à l'Autre quoi ?, des mots, des images, soi-même. L'Autre est nécessairement au cÏur du projet, entre centre et absence, tapi derrière les douanes du silence que l'on côtoie au cours de l'effort qui consiste à gagner sur soi grâce à l'écriture, il est l'horizon du lecteur auquel on offre la joie de la lenteur, du temps retrouvé. On donne à voir à l'Autre, parce que, comme le remarque Michaux, «celui qui donne forme en lui, au fur et à mesure qu'il donne, une conception de plus en plus massive du bonheur. Ce qu'on possède et qui nous est devenu neutre, gris, s'il est donné à quelque personne qui en a besoin, sa valeur nous est restituée par l'expression de bonheur aperçue chez autrui. Or tout ce que vous possédez a une valeur de bonheur. Il suffit de trouver le pauvre, l'enfant, l'être qui l'y trouve. Amasser des spectacles de bonheur. Devenir une usine à bonheur » (Ecuador, p. 186). Nicolas Bouvier partage à l'évidence cette profession de foi, et son propre style lui rend un hommage constant. L'écriture est à cet égard généreuse, ancrée dans la matière concrète du monde («En chemin, la pensée est devenue plus concrète»). Que l'on en juge : des adjectifs «enfoncés avec le pouce dans la phrase comme pistache dans la brioche» ; un vocabulaire «sac de mots à casser comme des cailloux» ; des mots «arrachés à main nue comme anthracite au fond de la mine» ; ou bien des instants de vie qui «surgissent, chauds comme des lapins d'un gibus, verts comme le cresson». Il y a là un rapport charnel au langage, qui dessine une économie du verbe étrangère à celle que pratique ordinairement l'occident. Nicolas Bouvier entend ne pas être avare de ses mots. Et cela contribue grandement à notre bonheur.

    Yann Martin


    Nicolas Bouvier cf.notice de l'auteur

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