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 La critique littéraire > Notes de lecture: fr > Eric Chevillard

Eric Chevillard
Au plafond
Minuit, 1997
(Prétexte 17)


    oilà huit romans qu'Éric Chevillard dessine un univers romanesque constellé de doux dingues et de contestataires en tout genre. «Puisque le monde ne répond pas à nos besoins les plus élémentaires et contrarie nos rêves les plus légitimes, révisons-le», suggérait l'auteur par la voix de Furne, dans Le Caoutchouc Décidément (1991). Au Plafond opère cette révision sur le mode du renversement des valeurs. Alors que le narrateur est un petit garçon déjà insatisfait de son sort, désireux de se recroqueviller, de décroître plutôt que de pousser droit, un médecin lui prescrit le port d'une chaise sur la tête en guise d'exercice pour le forcer à se redresser. Mais loin de corriger l'enfant, le docteur conforte ce dernier dans sa déviance : il gardera ce curieux couvre-chef jusqu'à l'âge adulte, et ne s'en défera qu'après avoir pris refuge... au plafond d'un appartement ­ figuration littérale du topos du monde renversé, et ultime pied de nez aux lois qui régissent l'espèce humaine, au premier plan desquelles celle de la gravité. Le personnage inscrit sa surprenante manière d'agir dans une chaîne logique de causalité : «Quand les historiens des siècles à venir se pencheront sur notre époque, tout leur apparaîtra avec évidence ... comme on pouvait s'y attendre, à ce moment-là, parut un homme qui portait une chaise retournée sur la tête». Le point historique d'évolution du monde conduit à son indispensable renversement. Sur le chantier abandonné de ce qui devait être une très grande bibliothèque de sept hectares (les livres étant désormais mesurés au mètre d'occupation) les autorités ont décidé d'effectuer un retour parodique à l'oralité en bâtissant un «village africain traditionnel» où «des familles de comédiens noirs rejoueront pour le public scolaire et tous les curieux d'ethnologie les scènes de la vie quotidienne d'une peuplade de la brousse ... avec le secret espoir que les familles se prendront au jeu et retrouveront au fond de leur mémoire génétique les coutumes et les gestes de leurs ancêtres». Quand le rêve d'urbanisation planétaire d'une civilisation «tourne en colique au coin d'un terrain vague», quand l'absurde social joue à rebrousse-temps, quoi de plus normal que d'aspirer à remonter plus loin encore : à l'âge d'avant la chute ? Renverser la chaise sur laquelle on cloue l'enfant dès son plus jeune âge pour l'y maintenir toute sa vie durant (la chaise de bureau étant l'instrument suprême de l'esclavage), ce n'est pas seulement entrer en dissidence, pratiquer une forme nouvelle de désobéissance civile : c'est passer outre les bases fossilisées de la société pour de nouveau dialoguer directement avec les dieux, avoir «table ouverte dans le ciel». Les pieds de la chaise s'élevant vers les nuages figurent les racines divines de l'homme. Le plafond sera son nouvel Éden. Le transfert au plafond n'est d'abord qu'un recours pragmatique. Expulsée du chantier où elle avait établi ses quartiers, la petite bande constituée par le narrateur et ses compagnons de rencontre ­ Topoura lÕartiste-grutier, «capable de vous retirer une poussière dans l'Šil avec les mâchoires de sa benne» ; la protéenne madame Stempf, dont la lente agilité est semblable à celle du paresseux, autre créature renversée ; Kolski, le premier «frère de chaise», le premier aussi à aller au bout du processus de retournement puisqu'il a coutume de se suspendre par les pieds à un crochet à viande afin d'instruire «le bŠuf en lui» ; Malton et Lanson qui ont vaincu l'immobilisme de la chaise, en y adjoignant des roues ; le disciple Egger, agité de tant de tics nerveux qu'il semble porter en lui «une foule de m'as-tu-vu» ­, tout ce petit monde d'absurdité, donc, trouve refuge chez les parents de Méline, l'amie du narrateur. Mais la place vient à manquer au sol de l'appartement, et la solution s'impose : au-dessus des têtes s'étend un espace inviolé, une terre vierge où il sera possible de recréer la vie (le narrateur s'imagine concevant avec Méline le premier enfant de ce continent libre), une page blanche où réécrire une histoire émancipée de l'ordre naturel. «Dites-moi au moins comment vous faites pour ne pas tomber» implore le très terre-à-terre M. Raffin, se trompant de question ­ le «pourquoi» du renversement vertical importe davantage que le «comment». Le passage à une réalité inversée a une fonction éminemment subversive. Le regard du narrateur devient vite sans pitié pour le monde dÕen bas : «Plus on se perche haut ... plus également nous semblent futiles les affaires humaines, à tel point que le désintérêt de Dieu pour elles constitue peut-être bien la preuve de son existence, au plus haut des Cieux.» Le couple Raffin, flattant de la paume les coussins d'un canapé en pur cuir «comme si la vachette était assez lucide encore pour apprécier leurs caresses», est peint avec une ironie féroce. Chevillard laisse pourtant entendre à demi-mot qu'il ne faut pas idéaliser son «nouveau monde» : les hommes ne conçurent-ils pas dans l'histoire d'autres parades à un environnement hostile, bâtissant par exemple, pour échapper aux difficultés premières de la nature, des villes où l'existence s'est avérée plus insupportable encore ? Toute réponse est nécessairement déterminée par le problème posé, et dès lors imparfaite. Le plafond n'offre qu'une illusion de transcendance. Si le cloisonnement horizontal n'a plus lieu d'être (il était justifié au sol où chaque pièce était affectée à un usage particulier), le narrateur se prend en revanche à rêver d'une frontière verticale : elle l'empêcherait avec ses compagnons de subir la chaleur, la lumière, la musique et la conversation des voisins d'en bas, qui continuent de se comporter comme s'ils étaient seuls. De plus, quand la population entière, comme il l'est envisagé, se sera convertie à la vie à l'envers, l'en haut ne finira-t-il pas par être un simple reflet de ce qu'était l'en bas ­ autre manifestation peut-être, pour citer la dernière phrase (la chute) du roman, de cette «force de la pesanteur contre laquelle on ne peut rien» ? Reste cette autre forme de suspension ­ de la perception rationnelle au profit de l'imagination et de l'incertitude ­ à laquelle invite la fantaisie romanesque. À quoi bon peindre un coquelicot en rouge, souligne Kolski, on arrive de toute façon trop tard : «le travail a été fait, c'est écraser à coups de poing le nez du clown.» Le changement de perspective qu'autorise la fable redonne une jeunesse au monde, ses nuances à un gris devenu dans les villes «la plus mince manifestation du visible» mais dont la «sobre élégance» comprendra qu'il est en réalité «plus subtilement rouge que le rouge ... plus nettement bleu que le bleu ... plus profondément vert que le vert». Rempailleuse aux mains habiles, pareilles à une araignée sur la toile, madame Stempf tisse métaphoriquement la trame du récit. Elle est une conteuse, et s'adresse autant aux enfants qu'elle porte en elle (assimilant l'obstétrique à une procédure d'expulsion, elle a décidé d'élever sa progéniture dans son ventre) qu'à celui que chacun cache en soi. Quoi de plus humain pour ce dernier que d'avoir, comme le narrateur, envie de «grandir en rond»...

    Philippe Sizaire



    Eric Chevillard cf.notice de l'auteur

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