Bruno Grégoire | L'usure, l'étoile Obsidiane, 1999 (Prétexte 21/22) |
Dans la bouche morte (1993) s'ouvrait par cette question : «OÙ/risquer un pas plus lourd, un seul,/sans qu'un craquement d'os remonte les veines,/ enfle assaille les tempes,/ renverse le vertige ?». On pourrait aussi bien dire de L'Usure l'étoile, second volet d'une fresque de l'homme et du monde à travers les temps et les lieux du voyage (Agadez, Niger, cinq villes du Mzab), qu'il présente, intempestif, ce même questionnement. Mais c'est avec une intensité et dans une densité autres que ce nouveau livre le tente : quelque chose d'une maturité est venue ouvrir la langue à ses risques et à une sauvagerie toute en suavité. Ce qui, dans La bouche morte, restait quelque peu timide et replié sur lui-même, se défait ici ; le vers, alors concis, se déploie dans L'Usure l'étoile en des poèmes longs, sans cesse travaillés par la force de décalage de l'enjambement et des rejets et par un jeu de césures savamment pensé. On l'aura compris, L'Usure l'étoile est un livre à l'architecture serrée, mais non hermétique. Construit en sept parties, L'Usure l'étoile fait ainsi se chevaucher différents temps à l'intérieur d'une élaboration presque narrative du livre : aussi en 1986, nous sommes, par exemple, aussi bien dans le «bestiaire second» des poèmes d'Agadez, ressac, pas encore sur les rives de Niger, mais aussi à Paris, dans le temps des «six poèmes travestis» de Sodome désertée : Nous sommes ici et là, bras ballants mais toujours enveloppé dans des figures de lieux, des visages d'hommes, des terres et des temps qui ne s'empilent plus, n'appartiennent pas à une chronologie (comme superficiellement on peut d'abord le croire) mais à la façon dont le livre s'architecture, c'est-à-dire donne à voir : «Mais sous l'étoffe profonde où gîtent le leurre et la grâce/tu te fêles, futile porcelaine de Hong-Kong,/comme au point du jour, dans le bruit qui augmente/un taxi a disparu». Ce recours incessant aux figures d'une mémoire enfouie, et la façon dont Bruno Grégoire les entrelace à sa propre mémoire, des traversées de l'Afrique au continent blanc, fait la force des six parties suivantes : d'Agadez, ressac, Passage du paradis, Niger, L'État de secret, La Cinquième saison, à Éclipses de lune. Les traces que laisse alors Grégoire de ses voyages auront chacune leur propre typologie : les unes se liront comme autant d'instants soulevés et suspendus, véritables blocs de présents, les autres apparaîtront immémoriales, lointaines lueurs d'une éternité que l'Afrique sait reconnaître dans ses déserts, quand d'autres encore, presque mentales, brillent de nostalgies. Mais, quels que soient les entrelacements et les clivages de ces sensations, on entend davantage un grondement de vague derrière l'écriture de Grégoire. Pour témoin, il faut aller, notamment, écouter le poème Niger, composé en italique en plein milieux du livre, avec sa langue en devenir-fleuve, toute en litanie, secrète : «Le fleuve est bas Mariama, Egerew n'gerwan ;/exsangue la vallée où pèse le ciel/chauffé à blanc, s'agrippe l'ombre en loques, se ruent,/coriaces prières,/du plus loin de la terre aveugle», et plus loin encore «Le fleuve est bas Mariama, Djoliba Ñ/offrandes, menstrues, sueur forte des transes/sans bruit refluent». Mais aussi écouter l'histoire des peuples et des hommes que trame ce livre, entre oubli et mémoire : «On efface, on efface/(...) dans le vacarme ultime - l'illisible -/des ondes qui grésillent, mordues/par la poussière ». Être à l'affût, comme l'animal, de la langue des morts et de celle d'impalpables vivants dans Éclipses de lune : «Un miroir n'avait pas pris feu, ils l'ont laissé/dans la cendre avec les clous, les boucles de ceintures,/avec les dents vraies» et «Jamais nous ne reviendrons, chaque mot incarné/en toi révoque sa sépulture». Relever le quotidien est alors le geste qui définira ce livre. Mais un quotidien transformé par les ellipses successives de la langue de Grégoire, re-composé et comme élevé à la dimension de mythe. Parce qu'il n'y pas de mauvais sujets, de haut-lieux, ni de sacre. Toutefois, si Bruno Grégoire témoigne, par ce travail presque précieux sur la langue, des strates de l'Histoire des communautés, s'il se trouve être fortement marqué par une nostalgie vécue jusqu'à sa corde la plus rêche, à chaque fois nous y retrouvons une force de transport, rêveuse, intacte, nostalgique comme un bar sans âge dans un vieil hôtel sur les bords du lac Léman : cela donne, par exemple : «Or la secte triomphante fut dite en état de gloire ; la secte combattue, en état de résistance ; la secte persécutée, en état de dévouement. Et la secte réduite aux abois fut dite en état de secret». L'Usure l'étoile est l'un de ces livres rares qui mêle à sa langue le présent, le passé, et le futur. On pourra certes reprocher à cette écriture, par moment, sa préciosité et sa presque trop grande maîtrise, une volonté de faire de la forme trop volontaire. Parce qu'il faut, peut-être, attendre que cette voix fasse une place plus grande à une nonchalance qu'elle n'ignore pas tout à fait, afin que, et sur tous les plans, elle casse la forme en son centre, littéralise le poème. C'est ce que Bruno Grégoire a déjà fait de façon incomparable dans Poème du diable et de rien, rassemblé dans Éloge des poètes par le vin (Obsidiane, 1998), écrivant : «C'est l'heure, marins du diable et de rien - / (...) et tremble autour de nos yeux, les yeux/qui savent nous perdre dans le ciel ou une table de cuisine, les mêmes,/qui savent mêler leur perte aux mots les plus précis et rapaces,/agir aveuglément des livres, des poèmes/et plus tard respirer leurs traces autour de nos lits,/flairer la ronde nocturne d'un chacal, d'un fennec !». C'est aussi ce vers quoi tend déjà L'Usure l'étoile, dans sa tension, ce livre de l'éclat, des yeux, et du quartz logé dans le ventre des hommes. Emmanuel Laugier
Bruno Grégoire cf.notice de l'auteur
|