Ici plus que jamais aucun mot n'est à sa place, aucun mot ne se sent à sa place. Je laisse s'écrire mais je suis sceptique. /.../ Il y a toujours autre chose à raconter /.../ il faut passer outre cette sensation de dire presque toujours la même chose, surmonter la fatigue, parler, toujours et encore parler.
Il y aurait beaucoup d'autres phrases à relever dans ces courts récits qui composent l'ouvrage d'Élisabeth Joannès : Vieillevie. Des phrases dont le propos, plutôt désabusé, dépasse largement le fil narratif pour revenir, comme un leitmotiv, sur la question de l'écriture, sur ce qui pousse certains à aligner obstinément des signes, à se livrer à ce travail de l'écriture comme projeté par une inexplicable poussée. La narratrice n'est ici que passeuse de mots ou, plus exactement, d'images retranscrites. Dans le récit qui ouvre ce recueil, elle observe longuement un arbre depuis sa fenêtre et sort ensuite pour, depuis l'arbre, regarder la fenêtre. Comme enfermée dehors, captive de visions que la langue essaie de décrire dans ses bredouillements répétés. Vieillevie phraséifie ainsi l'insaisissable désordre de la vie. Plutôt que de piétiner dans l'impasse de la communication, Élisabeth Joannès affronte le mutisme en proposant une parole surabondante où aucun mot n'est de trop, même répété. L'écriture arrive à qui sait attendre. Il suffit de se laisser traverser par elle tandis que la main, détachée du corps, entre dans le récit en marche, un récit pluriel, fragmenté, changeant de titre comme pour tenter d'unifier une multitude de récits se relayant continuellement et recommençant, avec quelques nuances, la même histoire. Ce n'est sans doute pas un hasard si des citations de Maurice Blanchot et Bernard Noël apparaissent dans ce livre qui, sous couvert de la fiction, éclaire admirablement les profondeurs du langage, là où l'écriture interrompt le cours normal des choses pour s'engouffrer dans un monde imaginaire se substituant subrepticement au réel. Vieillevie : constat de l'antériorité de la vie à l'écriture, cette dernière n'étant qu'une des innombrables inventions de l'homme, une distraction abstraite pour déjouer l'ennui. Élisabeth Joannès livre ici un ouvrage majeur. Les phrases y sont imprimées en grands caractères, le texte justement aéré ne laissant échapper la moindre bribe à l'attention du lecteur.
Alain Helissen
Elizabeth Joannès cf.notice de l'auteur