F.A.U.S.T., Les Défenseurs, Tonnerre Lointain, Fleuve Noir, 259 p., 369 p., 237 p., 69 frs chaque volume.
En offrant à un auteur maison un espace éditorial individualisé, le Fleuve Noir a clairement manifesté son intention. En toute logique, la publication d'un cycle en grand format est apparue aux yeux de nombres de commentateurs, et de nombre de lecteurs, comme l'un des symptômes les plus visibles de la créativité des auteurs français. Le risque était la condition d'une reconnaissance à la fois publique et critique, il était toutefois modéré par la signature choisie. Depuis longtemps déjà, on attribuait à Serge Lehman - qui par ailleurs a signé, en 1997, le numéro 2000 de la collection poche avec Wonderland - un remarquable talent de conteur et de styliste. F.A.U.S.T. a comblé toutes les attentes. Cette ample fiction alliant, selon les termes de la quatrième de couverture, «le thriller géopolitique à l'histoire du futur», s'articule autour du destin de Chan Coray. Ce jeune homme de dix-huit ans mû par la volonté de venger son père assassiné quitte le Veld, zone pauvre et anarchique, pour rejoindre la Fédération européenne, laquelle, par l'intermédiaire du Square, lutte physiquement contre l'Instance, «une assemblée ambivalente (à la fois exécutive et législative) dont l'influence s'étend à la quasi-totalité de la surface terrestre». Il s'agit d'un récit initiatique avec les avatars qui lui sont propres - annulation de la cellule familiale du héros, quête de l'identité, événements hors du commun, rencontres, amours impossibles, révélations, etc. Selon une logique éprouvée, l'intrigue progresse en faveur du personnage principal : le premier volet, F.A.U.S.T. est la mise en place minutieuse d'un cadre général déterminant pour Coray, le second, Les Défenseurs, opère un resserrement sensible sur son évolution, le troisième, Tonnerre Lointain, lui est plus sensiblement dévolu. Schéma que la lecture nuance, bien sûr ; le choix narratif invite à se passionner tout autant pour les tensions, les questionnements inhérents à la formation de Coray que pour les événements qui, tout autour, agitent la planète. Il serait à cet égard réducteur de ne considérer la mécanique politico-économique élaborée ici que comme une toile de fond. Il y a chez l'auteur une volonté manifeste de systématiser une histoire du futur, et en l'occurrence d'un futur proche (F.A.U.S.T. situe son action à la fin du XXème siècle). Si l'on s'en réfère à un entretien paru récemment (in La Sidération, un remarquable recueil de nouvelles paru chez Encrage, coll. «Lettres SF»), l'avenir de nos démocraties - partant, de la place du citoyen - constitue l'une des ses préoccupations majeures. Aussi, dans F.A.U.S.T., l'Instance représente-t-elle une forme concrète du Pouvoir qui, dans l'absolu, peut «entrer en dictature pour continuer d'exister» ; l'Instance, ici, cherche tout simplement à dominer le monde. Le Square, quant à lui, incarne «l'utopie sociale de la Résistance», adoptant des tactiques guerrières. L'idéal démocratique, nécessairement, s'assortit de compromis et de contradictions que Coray, par le prisme de son expérience, cristallise : comment, en effet, «peut-on être un Défenseur», autrement dit un «chien de guerre», et «rester un être humain» ?
Serge Lehman se défie de toute position tranchée, fasciné qu'il est par les ambiguïtés et de la quasi-impossibilité à les résoudre. Ne serait-ce qu'entre les puissants - les empires industriels - et les opprimés - les habitants du Veld -, les frontières qui les séparent sont minces, matérialisées par des territoires en friches de quelques kilomètres ; s'il apparaît que l'organisation de ces deux mondes représente une menace pour chacun, rien ne permet d'affirmer laquelle des deux est la meilleure : l'une fait naître des dictatures, l'autre est au bord du chaos. La fiction chez Serge Lehman opère un savant dosage entre la spéculation et le travail narratif, entre le destin collectif et le destin individuel. L'alternance des points de vue est un ressort efficace qu'illustrent magistralement F.A.U.S.T. et Les Défenseurs. Fondée sur un tempo binaire - alternance, mais également division des deux parties à l'exacte moitié du texte -, la structure narrative impose une rigueur de métronome au lecteur, dont l'attente n'en sera que mieux trompée. Cette dynamique, qui consiste à mieux habiller ce qu'on nomme communément la thèse de l'auteur, n'occulte pas pour autant la réflexion profonde qui sous-tend le texte. Celle-ci resurgit nettement dans le cadre d'un appendice et d'un lexique en fin de volume - artifice heureux, borgésien serait-on tenté de dire, qui amplifie l'effet de réel et qui, plus qu'il n'élucide, donne la mesure du projet : «Quelles sont les motivations de l'Instance ? Il n'existe pas de réponse simple à cette question. À sa manière, cette coalition d'intérêts privés dessine, presque malgré elle, les contours d'une étrange utopie apolitique dont le seul credo semble être un darwinisme étendu à l'ensemble des activité humaines. /.../ L'Instance ne cherche pas à détruire ses adversaires. Au contraire : elle leur laisse la possibilité d'exprimer leur désaccord, voire d'élaborer des stratégies de riposte - le Second Square en est une. Ce n'est pas le trait le moins surprenant de cette période : qu'un groupement d'intérêts économiques se soit légalement approprié /.../ le pouvoir politique et la capacité de parler pour l'humanité entière avec, comme unique principe organisateur, la certitude que l'Histoire a déjà tranché en sa faveur...» (F.A.U.S.T., p. 245-246). Serge Lehman considère que les orientations actuelles de la SF française se synthétisent en trois ¦uvres emblématiques : Les Guerriers du silence (Pierre Bordage), Les Racines du mal (Maurice Dantec) et Chronique du pays des mères (Élisabeth Vonarburg). Liste convaincante mais lacunaire : il lui manque F.A.U.S.T., une des ¦uvres les plus inventives de notre génération. Et c'est à juste titre qu'on annonce d'ores et déjà L'Age de Chrome, quatrième volume dont la parution est prévue pour le printemps 98, comme un événement éditorial.
Jean-Christophe Millois
Serge Lehman cf.notice de l'auteur