Le Livre
Les romans de Pierre Mertens, de L'Inde ou l'Amérique jusqu'à Les Bons offices et Les éblouissements, mêlent éléments biographiques (le questionnement, notamment, des blessures de l'enfance et leur répercussion dans la vie adulte) et éléments historiques (petits ou grands évènements de notre temps et personnages "réels"). Une paix royale s'inscrit de plain pied dans cet «entrelacement de l'autobiographique et du mondial, du quotidien et des apocalypses toujours fiancés» (in Pierre Mertens, l'arpenteur). Pierre Mertens y relate deux trames qui finissent par s'entremêler et se confondre : celle de la vie de Pierre Raymond, guide touristique et héros désabusé qui parcourt le monde en quête d'un refuge qu'il ne trouve pas et de réponses qui n'apportent jamais qu'une nouvelle question et celle de Léopold III, figure ambïgue de la famille royale de Belgique, qui régna de 1934 à 1951, capitula sans conditions devant Hitler en 1940, et finit par abdiquer en faveur de son fils Baudoin comme pour se débarrasser du fardeau d'une position royale qu'il n'avait peut-être jamais souhaité. Ainsi, «sans le savoir Léopold et Raymond se ressemblaient un peu. Vieil enfant attardé, dont personne jamais n'avait pris le temps de bercer les chagrins, chacun sur son chemin s'en allait rêvant. Le roi pour se consoler se racontait des histoires d'ailleurs et de terres lointaines. En secret il espérait le jour où il ne serait plus roi. Le guide... comme tous les enfants... rêvait de rois et de coureurs cyclistes»*.
Tout commence lorsque les vies de ses deux personnages se croisent lors d'un accident de vélo -- la voiture de Léopold III qui renverse le jeune cycliste qu'est alors Pierre Raymond. A partir ce fait, au demeurant anecdotique, l'existence de Pierre Raymond est bouleversée. Après de multiples errances à travers le monde -- des États-Unis, en passant par l'Égypte, et mille autres pays, fleuves, villes traversés --, après s'être intéressé à tous les sujets possibles et imaginables -- de la lecture des chef-d'oeuvres classiques de la littérature à l'élection de Miss Univers à Londres -- ce dernier finit par retourner sur les terres de Flandre pour se consacrer à deux sujets essentiels : le destin des champions cyclistes en retraite et les aléas historiques de la famille royale blege. Léopold III lui entame un parcours inverse, rejetté par son peuple pour sa lâcheté devant l'ennemi pendant la guerre, mettant à mal les conventions monarchiques en se remariant avec une roturière, il finit par s'exiler de sa Belgique natale après son abdiquation et se met à explorer le monde en pratiquant des recherches ethnologiques. Deux itinéraires opposés donc, mais comme le jumeau contraire l'un de l'autre, histoire et Histoire s'interpénétrant. Mertens reprend d'ailleurs ici un procédé qu'il a déjà utilisé dans la plupart de ses romans et qui consiste à faire vivre deux vies distinctes à ses personnages : l'une d'errances et de chutes, l'autre comme la tentative de rédemption de la première. Tous les symboles attachés à la Belgique sont ainsi mis en avant dans Une paix royale : la monarchie et ses scénettes bien sûr, mais aussi le sentiment d'exil intérieur de nombre d'intellectuels, la fuite à l'étranger, les figures emblématiques des courses cyclistes, le paysage des Flandres, etc... De fait, pour réunir tous ces matériaux, les agencer sans qu'ils s'entrechoquent, Pierre Mertens a choisi une structure très particulière pour son roman, jouant sur les coupures, les collages, les associations (qui sont, parfois, des associations d'idées, des jeux de mots et provoquent quelques sourires ironiques), des retours en arrière et autres inserts de correspondances ou de citations. Ainsi, tout en remettant en question et la forme du roman réaliste traditionnelle et les dérives du Nouveau Roman, Mertens parvient à créer un espace d'échanges et de mouvements qui redonne tout son poids à la fiction, à la fable, en évitant les égarements que peuvent provoquer certains romans de montage comme ceux de Danolo Kis par exemple. Mertens réussit à mêler enquête "objective", éléments autobiographiques et invention sans que certains effets pervers de cette alchimie viennent nuire à la construction romanesque et c'est peut-être là, au point de vue formel en tous cas, l'une des plus grandes réussites de ce roman.
La polémique
Voilà longtemps qu'un livre et son auteur n'avaient pas suscité un tel déchaînement de la presse (articles et contre-articles, colloque, pétitions, motion de soutien), pour finir dans un boxe de justice et être soumis à la censure. On sait donc qu'Une paix royale a connu deux versions, celle de la première parution qu'une partie de la famille royale de Belgique, la princesse Lilian en tête, a jugé et condamné, et celle remaniée après le procès, expurgée de quelques pages. La question s'est alors posée à moi lorsque j'ai rédigé cette note de lecture : est-il important de parler de "l'affaire Mertens" ou ne faut-il s'intéresser qu'au livre et à la démarche littéraire de son auteur ? Le battage médiatique, l'anecdotique, le scandale (si tant est que cela en soit un) qui ont accompagné le livre n'ont, en soi, pas beaucoup d'importance ; ils naissent et meurent dans une histoire immédiate et l'histoire littéraire n'en retiendra probablement qu'une ligne ou deux dans la biographie de Pierre Mertens. Cependant, il est un symptôme à ne pas négliger dans le comportement de lecture qu'induit un tel soulèvement contre une oeuvre littéraire. On se rappelle, parmi d'autres, d'un Baudelaire et ses Fleurs du Mal, ou d'un Bernard Noël et son Château de Cène, tous deux attaqués pour outrage aux bonnes moeurs et l'on s'étonne cette fois qu'un roman, oeuvre de fiction par excellence, aussi empreinte de biographique soit-elle, soit villipendé parce que, dit-on, il ne rend pas correctement compte de la "réalité" ! Comme le dit Pierre Mertens lui-même «Qu'arriverait-il si l'on pouvait attaquer Tolstoï pour Guerre et Paix ?». On assimile ainsi le narrateur à un personnage réel et non plus imaginaire et l'auteur au premier "paparazzi" venu. Plus grave encore, le lecteur qui découvre le livre après tout ce battage n'entre plus dans le roman de la même façon, qu'il le veuille ou non.
Pour en finir avec cette "affaire" peut-être suffirait-il de rappeler que la littérature est en elle-même matière et subversion du réel, et vouloir attaquer Une paix royale pour avoir puisé dans le réel et avoir détourné cette réalité revient à pratiquer une sorte de pléonasme à grande échelle. Probablement que cela dénote aussi un des travers d'une partie du roman contemporain si bien revenu au mode réaliste que le lectorat finit par lire une fiction comme une oeuvre documentaire, un extrait de vérité sociale ou historique. Mertens a pourtant réussi le tour de force inverse, mêler l'Histoire et l'histoire, faire réfléchir son lecteur sur cette frontière entre fiction et réalité avec subtilité et non sans un certain humour. Il serait donc dommageable de passer à côté d'un tel roman pour dÕautres considérations que la seule exigence littéraire qui l'a mis au monde.
Lionel Destremau
Note :
* Catherine Le Pan de Ligny, in "Pierre Mertens, Une paix royale", Le Nouveau Recueil, n°38, mars 1996, p. 158.
Pierre Mertens cf.notice de l'auteur