Marcel Moreau | Egobiographie in Incandescences Labo éd., 1984 (Prétexte 10) |
"Tout homme qui meurt guillotiné à l'heure où la meute qui a désiré sa mort et se vautre oniriquement dans sa propre ordure, cet homme est moins suppressible que ceux qui du haut de leur confort s'en remirent pour le vaincre au fonctionnement d'une machine d'Etat" (p. 102) Figure emblématique d'une littérature réfractaire, Marcel Moreau a, dès la parution de son premier roman (Quintes, 1962), fondé sa réputation sur la critique de tous les conformismes, il l'a confirmée avec des livres aux titres aussi éloquents que Bannière de bave, La terre infestée d'hommes, Julie ou la dissolution. Cette propension à la subversion serait peut-être restée muette s'il n'avait été animée simultanément par une volonté impérieuse, persistante, de créer un "climat poétique" capable de faire émerger la beauté qui se dérobe à la morosité sociale. Le double parti-pris de l'écrivain a produit des ouvrages inclassables qui, aujourd'hui encore, constituent "un témoignage exceptionnel sur la révolte et le désespoir wallons" (Marc Quaghebeur). Son autobiographie, "tordue" parce que livrée à la "mémoire informe", retrace l'évolution d'un caractère, les événements qui ont contribué à le constituer. Mais elle apparaît plus comme un manifeste, et un manifeste à usage personnel, qu'une confession savamment architecturée, soucieuse de totaliser une somme d'anecdotes. En effet, bien que Moreau nous livre les éléments pour appréhender les faits dans leur succession (l'enfance prolétaire mais tranquille, les débuts difficiles dans la vie sociale et professionnelle, les premiers émois érotiques, les lectures de Zola, Dostoievski, Nietzsche, la venue à Paris), c'est vite l'acheminement vers la parole écrite (la mort brutale du père, couvreur zélé "à la merci du ciel", étant à ce titre déterminante) et toute la révolte que suscite le monde extérieur qui deviennent l'objet véritable, nécessaire, de ce livre dévoué à la démesure, aux forces mythiques et à la "musique éruptive". Aussi l'envergure de cet écrivain se manifeste-t-elle dans une aptitude particulièrement remarquable à ne faire jamais prédominer la rage de la revendication sur celle de l'expression. Chaque mot traduit un rapport à la langue propre au poète, non au pamphlétaire - en d'autres circonstances, on aurait pu relever, à l'instar de Danielle Bajomée (je renvoie à la lecture éclairante qu'elle propose en fin de volume), ses tours stylistiques, les néologismes, les emboîtements, les témoins nombreux de sa virtuosité pour comprendre comment s'opère ici la "magie de lire", et s'élabore cet "immense suaire sonore". A quoi il convient d'ajouter : devant le "beau langage", Marcel Moreau se sent une "âme à la fois respectueuse et strangulatrice" ; cette ambiguïté, constitutive de sa force, explique son indifférence à l'égard de la versification qui, selon lui, "trahit les rythmes naturels, les soulèvements profonds de l'être" et reste exemplaire d'un état d'esprit. Son ardeur ne s'exerce donc pas aux détriments de la lucidité ; et ses pensées et ses actes traduisent un culte de l'écriture qui ne le fait jamais sombrer dans la dévotion aveugle (les hommages qu'il rend aux écrivains, particulièrement à Nietzsche, en sont d'autant plus appréciables). Tout en se défiant de la littérature, Moreau parvient à la défier ; il préserve ainsi jusqu'aux dernières lignes sa vocation, c'est-à-dire la liberté. Jean-Christophe Millois
Marcel Moreau cf.notice de l'auteur
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