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 La critique littéraire > Notes de lecture: fr > Bernard Noël

Bernard Noël
La Langue d'Anna
P.O.L, 1999
(Prétexte 20)


    près La Maladie de la chair (1993) et Le Syndrome de Gramsci (1995), Bernard Noël publie, avec La Langue d'Anna, le troisième volume de ce que l'on pourrait nommer ses monologues pronominaux. Ces textes naissent du croisement de deux contraintes consistant, d'une part, à commencer chaque phrase par un même pronom et, d'autre part, à référer la totalité du récit à un sujet fictif qui, par convention, s'exprime sur le ton de l'autobiographie. Rares et dispersées, quelques indications chronologiques et historiques indiquent sans insistance que la contemporaine de Pasolini et Fellini censée prendre ici la parole est l'ancienne femme de Roberto Rossellini, l'actrice Anna Magnani. Écrite d'une seule coulée, cette centaine de pages ne livre pas le secret de son énigmatique puissance d'envoûtement en étant ainsi resituée dans un contexte culturel déterminé (le néo-réalisme du cinéma italien). Loin de relever d'un quelconque documentaire sur le destin et le style de telle comédienne, ce monologue ne produit paradoxalement son effet de réel qu'en fabriquant de toutes pièces les petits faits vrais qui parsèment une narration éclatée. Engendrées par la logique de ce récit en je, les scènes de la vie conjugale (avec Rossellini) comme les conversations de tournage (avec Fellini ou Pasolini) ne relèvent d'aucun autre ordre que celui de la véridicité produite artificiellement par le monologue d'une voix humaine dans tous ses états. Plutôt que de prétendre à des révélations sur la personnalité de cette prodigieuse actrice, La Langue d'Anna s'installe délibérément dans l'incertitude radicale où se trouve la narratrice quand à sa véritable identité. Articulée depuis la conscience d'une mort imminente (cancer), pareille confession paraît tout entière consister dans l'impossibilité du sujet à répondre à cette question obsessionnellement répétée : qui suis-je ? Convoquant ses "doubles" - toutes ces "figures" auxquelles son "talent" aura donné corps...-, la comédienne conclut qu'elle n'aura sans doute été qu'une "machine" à rôles. Une "chair" pour les "fantômes". "J'ai voulu être la Diva et je tremble à présent à la pensée de n'être plus qu'elle." La double angoisse d'une enfance défigurée par la misère et d'une jeunesse salie par le fascisme alimentent chez Anna le désir de trouver refuge dans une "gloire" dont les figures de "saints" que lui montraient sa mère continuent de constituer le merveilleux modèle. C'est à la scène et aux caméras qu'elle demandera d'exalter cette part divine de la chair quand, soudain fasciné, le regard des autres enveloppe l'actrice dans un "nimbe". La seconde peau de la célébrité procure au sujet sans identité cette jouissance dont l'intensité dévoratrice n'existe qu'à se trouver sans cesse augmentée.
    Ainsi Rossellini conduit Anna pour la première fois "vers le plaisir" parce que, dans l'amour qu'il lui fait, l'aura du grand cinéaste se communique à celle qui, à tous les sens du mot, devient sa partenaire. Distinct d'un "sentiment", cet "état physique" révèle à la comédienne "une liberté qui /la/ délie de /s/on passé". Cette transfiguration consacre une inconsolable perte des origines : "Je crois qu'en se retirant de nous l'enfance nous laisse un corps meurtri qui ne comprendra jamais la raison du changement. Je sens que ce changement ne pouvait conduire qu'à la dévoration de mes entrailles."La pulsion à vivre dans une altérité factice qui fait le "talent" d'Anna vient boucher le trou d'un obscur commencement dont le sujet a perdu la mémoire. "J'en suis venue à penser que le seul bonheur est de s'aimer soi-même : il m'a été refusé par quelque complexion formée dans mon enfance."
    Devenue cette "vedette" riche et célèbre, "Madame Volcan" ne retrouve plus le contact avec la gamine qui partageait la misère du prolétariat italien qu'en décidant "d'aller chez l'épicier et d'acheter du riz et des pâtes' pour se cuisiner - comme autrefois ? - "un plat de spaghettis au basilic". Incapable de "s'aimer soi-même", Anna va donc choisir de vivre par procuration en prêtant sa voix à ce je qui n'existe que dans le jeu - comédie, tragédie, qu'importe ! - des comédiens. Exercice de la "possession", le théâtre permet en effet au sujet d'investir l'outrancière énergie dont déborde son corps (cette "viande assez lourde pour supporter le labour du délire"). "J'ai un tel appétit de vie, confesse cette Anna fictive, que je n'aurai jamais pu me suffire à moi-même." Chaque rôle alimentera cet insatiable désir d'incarnation en lui donnant à manger un nouveau corps de langue. "Excessive assez pour braver le bon goût", la comédienne n'a "jamais eu que le génie de /s/a rage et l'énergie de /s/a colère". Mue par "ce besoin d'outrepasser la nudité", elle "imagine qu'on traite chez /elle/ d'excès ce qui simplement fait défaut aux autres" : "l'appétit" ; la "révolte". Jouer déchaîne spectaculairement les énergies vitales dont le défoulement est strictement réprimé par le code castrateur d'une société qui censure le corps et le désir dont il est l'emblème furieux. Ayant "beaucoup parlé avec les mots des autres", Anna "jouissai/t/ de cette pénétration verbale parce qu'elle était en /elle/ bien plus vive que l'autre". Érotisation du langage, le jeu permet à l'actrice de sentir circuler le sens "comme on a des bouffées de chaleur" : "Je ne sais pas le texte : je sens chaque soir le filet de sa voix particulière devenir la sonorité de la mienne, et c'est un plaisir sans pareil que cette copulation vocale dont les mouvements sont aussi bien des pulsions de sens que des flux de vie." Mettant "à jour" ses "plis et replis organiques", la comédienne voudrait que (sur scène comme à l'écran) "on voie tout : les battements, les flux, les élans, les angoisses, et même les sucs, les humeurs, et comment ces sécrétions affectent les organes ou les excitent". Constituant une alternative à la perversion générale qui fait de nous la marchandise des apparences", la langue organique d'Anna propose cette archaïque dépense d'une sauvagerie qui s'offre spectaculairement en sacrifice - Théâtre : l'énergie libidinale de notre pensée mise en jeu par corps et voix.

    Yves Charnet


    Bernard Noël cf.notice de l'auteur

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