Lionel Ray | Syllabes de sable Gallimard, 1998 (Prétexte 16) |
L'ordre du sable
Si toute poésie n'est peut-être, au fond, qu'une élégie, un adieu sans cesse renouvelé à la beauté du monde, Lionel Ray est, sans conteste, l'un de nos plus purs poètes. Après Une sorte de ciel (1990) puis Comme un château défait (1993), Syllabes de sable poursuit avec la même obstination cette exploration de l'irréparable - de ce congé à la vie en quoi se résume finalement toute existence vouée au temps et à la mort. Dans ces trois livres qui, à plus d'un égard, forment une trilogie, la poésie de Lionel Ray tire sa force et son intensité d'une contradiction qui est au fondement de tout lyrisme : édifier sur ce qui se délite, faire durer l'éphémère, faire briller ce qui s'obscurcit : «Peut-être le chant avant toute / humaine parole est-il cette lueur / qui soudain glisse / sur un fil d'ombre». Autrement dit : réunir, rassembler, pour leur donner consistance, des syllabes labiles comme du sable, dans la rigueur formelle du poème (le sonnet) et l'architecture du livre (dix parties de quatorze textes). Certes, le poète sait bien, en modeste Sisyphe qu'il est, que tout est promis à la disparition et au néant, mais il s'obstine. Parce qu'il sait aussi que ce combat sans espoir contre l'universelle entropie est l'essence même de la vie. Ce qui nous vaut ces cent-quarante sonnets où, à une rhétorique de la fragilité et de l'angoisse («herbe pauvre», «géographie frêle», «ciel craintif», «oiseaux faibles» et «temps étroit»), répond, dans l'espace volontairement limité et ouvert du poème (deux quatrains, deux tercets en vers libres), cette entrevision ou «entr'écoute» de quelque chose qui, malgré tout, demeure et fait signe : «Nous sommes là, dans le perdu / et l'irrépressible, tramant des chemins / pour un ailleurs sans retour / où scintille un appel». Dans la dramaturgie immobile et muette de l'irréparable, ce qui finit par retenir le lecteur, c'est cet appel et son scintillement qui, venu de «cette voix de l'intérieur du bleu» (titre de la sixième section, charnière et, à mon sens, point nodal du livre), plus que celle de la perte et de la déréliction, est celle de l'inconnu. De ce qui, malgré tout ce qui tombe, fait le perpétuel commencement du poème : «Le matin est / un arbre jeune / l'éternité tient / dans un mouchoir.» En effet, plus que celle des êtres chers disparus (ce qu'elle peut être aussi) cette voix est, avant tout, celle d'une invisible présence en son inaccessible plénitude : «Rien ne manque au regard devenu silence / sinon, si près de toi, une présence / sans ombre, la dame / sans visage penchée au bord du temps». D'où, en dépit de tout, cette force secrète, insistante qui, trouvant sa source dans une absence primordiale, ne cesse de la combler, de l'aviver de son intensité même : «Soudain tout / est frappé de silence / quelqu'un s'approche / qu'on ne reconnaît pas.» C'est vers ce tu invoqué tel un horizon toujours fuyant que tend l'écriture. Vers cette altérité levée sur les ruines du moi, se construisant et n'existant que dans l'espace de la parole («toi qui n'es d'aucun lieu / sinon celui que dit le poème»), qui éveille l'autre en chacun - cet inconnu sans visage qu'il devient dans le présent recommencé du monde, lorsque le touche la voix du poème : «Avec toi, / mère du présent perpétuel / j'habite le monde». Jacques Ancet Lionel Ray cf.notice de l'auteur
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