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 La critique littéraire > Notes de lecture: fr > Olivier Rolin

Olivier Rolin
Méroé
Seuil, 1998
(Prétexte 20)


     «J'écris ces lignes pour survivre, de quelque façon. J'imagine qu'il n'y a pas d'autre raison pour écrire. Je dis, j'écris cela, et je n'en sais rien : que sait-on ?» Extraites du chapitre liminaire de Port-Soudan, le précédent roman d'Olivier Rolin, ces phrases continuent de commander, malgré d'évidentes différences de fable et de style, la poétique d'inquiète incertitude dont Méroé radicalise les tensions en les portant à une extrêmité fiévreuse. Retranché dans sa «chambre de l'hôtel des Solitaires, à Khartoum», le je dont le «soliloque» occupe tout le volume de ce dernier roman consacre à l'écriture une sorte de survie désoeuvrée dans laquelle il attend «la police ou /il/ ne sai/t/ quoi, la fin du monde peut-être». S'avançant d'entrée de jeu comme l'introspection d'un sujet ravagé par quelque inavouable culpabilité, Méroé sera, selon un narrateur dont le nom comme le prénom demeurent inconnus, «le récit des raisons qui m'ont poussé, moi, à /.../ devenir un étranger radical». Ces raisons peuvent brutalement se résumer à la douloureuse épreuve d'un deuil amoureux vécu comme une expérience extrême. La perte d'Alfa aura rendu le sujet définitivement étranger aux autres et à lui-même. «That's all» : la fureur d'un amour impossible est le dernier mot de cette ģhistoireī pour rien. Assumant le ridicule comme le tragique de cette situation, le grotesque «discoureur» dont la confession fait la matière de ce roman baroque insiste significativement sur le fait que ce que, et sur plus de deux cent pages, ressasse son bavardage se trouve condensé dans, obsessionnellement répété, un vers de la Ballade de la geôle de Reading : for each man kills the thing he loves. En amour pas d'autre alternative, ici, que de tuer l'autre ou d'être tué par lui. Roman d'une incurable inconsolation, Méroé s'avère être composé comme des mémoires d'outre-amour par un sujet conscient de ce que «le noeud amoureux de /s/a vie, le point où toutes /s/es facultés d'aimer s'étaient, une fois pour toutes rassemblées, se trouvaient derrière /lui/».
     Cédant à l'attraction du vide creusé dans sa vie par le départ d'Alfa, l'amoureux abandonné ressuscite par son récit la figure de deux frères en désastre : d'une part, le général Gordon, assiégé dans Karthoum en 1884 et, d'autre part, l'archéologue Heinrich Vollender devenu, un siècle plus tard, le spécialiste des antiquités médiévales et chrétiennes du Soudan. Les hypothèses que formule notre «fantôme  volontaire» sur la personnalité et le comportement de ces deux anti-héros constituent autant de fragments permettant, sinon de reconstituer, du moins de compléter le puzzle de son identité éclatée (ce «peu de chose tremblant, titubant, que j'essayais de rassembler et de farder du nom de "moi'"»). En dernière analyse une commune attirance pour «l'idée même de la défaite» réunit le reclus de Khartoum et ses deux doubles. «Don Quichotte christique, graphomane et porté sur le brandy», le général victorien Gordon incarne la part «cyclotymique» d'un narrateur qui n'a pas de mal à s'identifier à ce «maniaco-dépressif» dont, sans cesse, il relit le journal-testament rédigé pendant sa «mission suicide». Tenu par ses supérieurs de Londres pour «un demi-fou», Gordon ne peut que susciter la compassion du «clown diplomatico-culturel» dont Méroé donne autant à lire qu'à entendre cette intarissable "causerie" qui, seule, le délivre de «la routine abrutissante de /s/a vie». «Vieux gamin tragique /.../ mais comique aussi», Gordon se révèle, pendant tout le siège, étrangement «absent» tant à son histoire qu'à l'Histoire dont, à Londres, des «pantins considérables» s'imaginent être les maîtres. «Anxieux et désabusé, déplacé», Gordon rumine durant le siège cette philosophie d'une Histoire privée de raison : «I think the game is up.» Conscience incarnée de «l'inéluctable», le général dont la tête sera morbidement coupée par les Ansars fait insister dans ce roman sur le côté foutu des choses. L'ultime chapitre de Méroé souligne sans ambiguïté que "l'assiègé" touche précisément le narrateur «par cette façon de pressentir qu'il s'est placé lui-même, pour quelque raison très obscure et enfouie, dans la situation d'être pris et décapité».
     Cette «vie satanique» que Gordon «refuse de laisser éclore en lui», Vollender va lui donner corps avec une étrangeté beaucoup plus inquiétante. Dès leur première rencontre, à la salle à manger de l'hôtel des Solitaires, le récit de sa vocation scientifique que lui fait Vollender produit sur le narrateur un diabolique effet de fascination. Subjugué par la folie de son interlocuteur, sa propre expérience l'a rendu particulièrement apte à comprendre cette «mélancolie du ėėtrop tard''», cette «énigmatique puissance de l'échec», ce ģmalheurī dont le négatif hante comme une ombre tout le discours de l'archéologue. Cinq mois après ce premier entretien, selon la logique détraquée qui préside à leur relation, le narrateur n'accepte ainsi de l'assister dans ses fouilles sur le site de Méroé qu'au moment où, l'écoutant définir son métier comme une «autopsie du temps», il a la révélation que «Vollender était fou» : «Ce type se prend pour un maître, me dis-je : il est cinglé. Cette appréciation ne me dissuada nullement de le suivre, au contraire.» Justifiant la violence que, «en  dépit des règles», il met à exhumer sa dernière découverte (la cathédrale de Dotawo), l'archéologue fait, tournant vers le narrateur «son étrange regard désaccordé», cet aveu : «Vous me prenez pour un dingue, n'est-ce pas ? /.../ Ça ne fait rien. Les fous sont le sel de la terre.» Cherchant à tirer au clair le mystère d'une fascination dont il pense qu'elle a pu faire de lui le complice d'un meurtre, le narrateur se souvient, à la fin du roman, qu'à leur première rencontre il avait associé «le regard bicolore» de Vollender aux yeux du «diable coupeur de tête du Maître et Marguerite». Ce qu'en définitive le narrateur identifie chez son double, c'est son propre désir de meurtre. Chez l'un comme chez l'autre la pulsion de mort fait circuler une même énergie destructrice : «Parce que ma principale raison de croire que Vollender est un assassin, c'est la certitude que j'ai d'en être un, moi.»
     L'amour entretient une inquiétante proximité avec le crime. C'est à un «échassier» prénommé Harald - «Je l'aime bien parce qu'il est encore plus ridicule que moi.» - que le narrateur explique cette ressemblance entre «amour» et «terreur». Une même expérience, oui, de l'intensité  - «et qui a cette propriété bizarre /.../ de vous désintégrer mais aussi, et contradictoirement, de vous concentrer, quelques très courts instants, en un point d'intelligence et de sensibilité absolues». Sur cette «espèce de chaise électrique du sublime», le narrateur de Méroé se souvient d'être, sinon mort d'amour, du moins devenu fou. Ou bien - et la force de ce puissant roman est évidemment d'aiguiser ainsi les énigmes de notre condition - d'avoir assasiné l'objet même de son désir. Écrivain sans progéniture, le fils dont l'immaturité prend la parole dans Méroé n'aura su devenir que le père de «quelques livres, fragiles labyrinthes édifiés pour enfermer le monstre de l'angoisse» : «Et alors il fallait qu'il y eut, au coeur de ce dédale de lignes, un meurtre sacrificiel ? Une vierge violée et déchiquetée par le taureau affolé qui piétine en toi, dans ta sale caverne ? Alfa, par exemple, si elle ne t'avait pas fui ?» Éminemment romanesque, cette hypothèse constitue comme le coeur nocturne d'un livre qui tire son énergie de sans cesse récrire d'autres livres - au premier rang desquels Lord Jim  que, lors de sa première rencontre au Luxembourg avec Alfa, lisait le narrateur. Se souvenant du passage et de la phrase qu'il lisait lorsque la jeune femme «avait fait irruption dans le coin gauche de son champ visuel», le narrateur interprète à la fin du roman ce moment où «Marlowe évoque le Patusan, ce petit sultanat de Bornéo propre à ce qu'un homme y ensevelisse avec lui la mémoire d'un crime ou d'une transgression» : «Quel crime, quelles transgressions légendaires sont inscrits sur ma stèle noire, dont toute mon histoire serait l'expiation ?» - Ces ténèbres qui, en nous, constituent la matière de l'inconnu, la littérature les harcèle de questions sans réponse.

    Yves Charnet


    Olivier Rolin cf.notice de l'auteur

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