Eugène Savitzkaya | En vie Minuit, 1994 (Prétexte 10) |
es romans d'Eugène Savitzkaya se conçoivent depuis 1978 selon une intention similaire : s'interdire les transitions, privilégier les métaphores, les thèmes obsédants au détriment de l'intrigue et fonder la trame sur la musique de la langue. Les personnages de ces fictions doivent de ce fait leur existence moins au déterminisme de la narration qu'au hasard de l'imaginaire, des réminiscences et des fantasmes. Or, si la force poétique de Savitzkaya retient l'attention de son lecteur, la liberté qu'il défend dans sa conduite du récit confine parfois à une certaine complaisance. Cela dit, il ne s'agit pas de minimiser l'importance d'un écrivain dont le dernier écrit a le pouvoir particulier d'atténuer cette gêne technique et esthétique qu'on peut éprouver à l'égard des fragments. Par rapport à certains romans précédents, il me semble qu'il y ait en effet dans En vie une réelle adéquation de la forme et des thèmes explorés (Marin mon coeur, publié en 1992, est également admirable). Le quotidien intime, infime, familial et domestique est ici restitué dans des séquences formant une curieuse accumulation de bibelots sonores, de prises de vue inspirées par les rythmes biologiques, climatiques, ou encore une sorte de journal de bord dont les dates auraient été abolies par la répétition compulsive des mêmes gestes ("Tout épluchage devient une manière d'être, une façon de peser le pour et le contre, de se comporter par rapport aux objets, de rechercher sous la pelure la lumière de la chair", p. 60). Le fragment est en l'occurrence le moyen de restituer les choses et les êtres dans le mouvement de leurs apparitions, d'accorder le mode d'existence de l'auteur avec le mode d'expression qu'il s'approprie, et de produire une écriture qui fasse corps avec le monde. Car celle-ci appartient à la vie domestique comme tout autre activité ; liée sans les supplanter aux pratiques du quotidien, elle n'est pas la prérogative de l'écrivain-démiurge fort d'un savoir et d'une technique prévalant contre les actions ordinaires, mais seulement l'occupation calme que l'homme s'octroie entre deux digestions ou deux nettoyages ("/.../ je prends une feuille, et advienne que pourra dans le laps de temps que je me suis accordé). Le regard scrupuleux de Savitzkaya est concomitant de brèves interrogations sur l'utilité de l'être au monde, sur le bien-fondé de ses démarches, de sa persévérance à vivre ("Je respire, je marche, je donne des baisers et j'en reçois. /.../ Quel est mon viatique ? Devrais-je amasser mon poids de haricots blancs ? Quelle est ma valeur dans ce monde ? Combien devra payer à mes enfants le virus qui me mangera le foie ou le propriétaire de l'arbre dont la poire m'aura fracassé le crâne ?, p. 45). Et fatalement, l'appréhension de la finitude infléchit la voix pure qui chante depuis la chambre ou le jardin, le jour, la nuit ; ses accents trahissent la hantise de voir le vivant, dans sa logique implacable, pourrir, s'user, offrir sans retenue tous les symptômes de sa précarité. Le rêve, par bonheur, et les fables ("le dragon est mon contemporain"), l'amour des siens, l'écriture certainement, parviennent à tempérer la crainte sourde que ces pages révèlent. C'est pourquoi cette description du quotidien, en conjurant la mort qui rôde entre les murs, se fait célébration de la vie, des objets simples, des petits êtres qui bougent, et de sa propre mécanique intérieure. Jean-Christophe Millois
Eugène Savitzkaya cf.notice de l'auteur
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