Elizabeth Vonarburg | Chroniques du pays des mères Le Livre de Poche, 1996 (Prétexte 17) |
ne catastrophe - une guerre, probablement nucléaire et biologique - a fini par mettre un terme à l'Humanité telle que nous la connaissons. La Terre a subi une révolution géologique sans précédent, les pôles ont fondu, nombre de continents ont été engloutis, et seules restent quelques parcelles de terre à la surface de la planète. Voilà posée l'origine assez lointaine, confuse, sans datation stable, et dont on a perdu tout ou partie du langage, de l'univers dans lequel notre lecture va évoluer. Qu'est devenue la société des Hommes ? Il y a eu quelques survivants, des poignées d'êtres humains disséminées un peu partout, peu d'hommes et nombre de femmes. Quelques siècles se sont écoulés, une nouvelle hiérarchie est née, une nouvelle organisation de la vie. D'abord sous une forme archaïque, le Temps des Harems, où quelques hommes tiennent leur pouvoir de leur force, contraignent les femmes sous leur joug. Mais la génétique a été bouleversée, la fertilité des femmes, mais, plus encore, celles des hommes a été modifiée. Peu à peu les hommes se retrouvent en plus petit nombre et les femmes finissent par se révolter. Le Temps des Ruches commençe alors, inversant le processus, réduisant l'homme à ses capacités de géniteur, organisant l'espace social autour d'une forme de matriarcat. Une figure tutélaire, Garde, à l'origine de la révolte des femmes, est devenue une sorte de Jésus conduisant ses apôtres : un mythe, une légende (qui, comme chacun sait, contient cependant une part de vérité, bien qu'on ne sache pas exactement l'identifier) à partir desquels une nouvelle croyance s'est formée. La croyance en Elli, un dieu (où «elle» et «lui» - Elli - sont un) qui a tissé ce que l'on nomme «La Tapisserie» de l'Univers, l'origine et le devenir de toute chose vivante. Lorsque débute notre histoire, le Temps des Ruches est déjà passé, l'espace habitable s'est organisé à nouveau, il apparaît sous sa forme actuelle du Pays des Mères - un ensemble de cités relativement indépendantes les unes des autres, avec leurs coutumes locales, leurs productions, leurs modes de vie, et souvent leurs climats -, mais fédérées autour de La Parole d'Elli. Bien qu'impossible à résumer (la matière de ces quelque 600 pages étant plus qu'abondante !), ces chroniques du Pays des Mères tournent autour d'une petite fille, Lisbeï, et de sa sÏur Tula, que nous allons suivre depuis la garderie où nous les découvrons jusqu'à leur mort. Cloîtrée dans cette garderie pour enfants, la petite Lisbeï rêve déjà de sa vie future, du jour où elle verra l'extérieur, et pense : «Comme il y avait un avant et un après, il y avait un ici et un ailleurs. Et d'une certaine façon /.../ c'était la même chose ! En devenant grande, on ne bougeait pas seulement dans le temps, mais dans l'espace. Il y avait un autre espace, bien sûr, de l'autre côté du mur». Paradigme peut-être de tout roman de science-fiction, ce jeu sur le temps et l'espace est à la fois le thème du livre - le Temps du Déclin, des Harems, des Ruches puis du Pays des Mères et l'espace, les îlots terrestres redevenus viables, habitables, tandis qu'une grande partie est soit engloutie sous les eaux, soit (on les nomme les Mauterres) trop irradiée et soumise à de multiples mutations génétiques - et sa construction narrative, d'une complexité savamment dosée. L'ensemble du texte pourrait en effet être assimilé à un roman de montage, dans sa plus pure expression : on y retrouve les alternances de caractères italiques et romains pour définir des voix, des temps ou des lieux différents d'expression, tout comme il y a multiplication des formes narratives que sont le récit - direct ou indirect -, la correspondance, le journal, des extraits de «La Parole d'Elli» (chanson-poème assimilable aux versets d'un texte sacré), des citations de textes anciens fictifs ou réels (avec un jeu de référence notamment sur les contes pour enfants, ou lorsque, par exemple, Lisbeï fait la découverte d'un musée enseveli datant d'avant le Déclin et de rayonnages de livres, de romans tels que La Princesse de Clèves), etc... On est bien loin ici d'un classique récit linéaire et assez plat, mais on n'est pas non plus dans un espace de contraintes ou de purs jeux structurels qui auraient un effet de «modernité». C'est là probablement toute la réussite du genre, et celle en particulier d'Elizabeth Vonarburg : parvenir à une telle maîtrise des instruments narratifs les plus divers que ces derniers se fondent dans la matière littéraire qu'ils fécondent, et laissent le champ ouvert au plus simple plaisir de lecture, à l'imagination, à la Fiction. La première curiosité passée, celle de débuter un récit de Science-Fiction qui «parle» à travers les yeux et la sensibilité d'une enfant (avec ses naïvetés, ses questions sans réponse, ses découvertes sombres ou émerveillées), l'univers que parvient à mettre en place Elizabeth Vonarburg est d'une richesse incroyable, tant imaginative (une pléïade de personnages, toute une société avec ses rites et ses codes...), que poétique (elle a su maintenir vivante une émotion profonde que la technicité de la fiction scientifique a tendance à réduire trop souvent à des topoï) ou philosophique. En effet, au-delà des seules aventures de Lisbeï, qui va bousculer bien des certitudes au Pays des Mères, c'est à la fois l'ensemble des rapports homme/femme qui est ici remis en perspective, l'utilisation du langage et ses modulations possibles avec d'autres postulats originels, autant qu'une vision du monde - à l'opposé du nôtre - qui ne serait plus basé sur les seuls pouvoirs de l'économie et des armes. Idéal ? Utopie ? Peut-être... Cependant, comment ne pas se laisser prendre, aussi complexe et parfois contradictoire soit cet idéal dans le monde du Pays des Mères, par le plaisir d'une utopie aussi tentante ? Au sortir de cette lecture, on n'aura pas seulement été entraîné «ailleurs» (jugement réducteur et malheureusement répandu sur la science-fiction) mais, comme Lisbéï, on aura commencé à penser à «l'autre côté du mur», à un futur possible et, de fait, à poser un nouveau regard sur notre présent, ici et maintenant. Lionel Destremau
Elizabeth Vonarburg cf.notice de l'auteur
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