Entretien avec Jean-Claude Pinson Prétexte Hors-Serie 9 |
Lionel Destremau : En regard des constats catastrophistes que l'on a pu entendre ici ou là et qui ressassent la mort de la poésie, vous dites qu'il «n'est pas interdit de penser que ce sombre diagnostic va trop vite en besogne, et c'est sans trop de difficulté qu'on pourrait lui opposer quelques raisons majeures qui justifient qu'on tienne "la" poésie contemporaine /.../ pour un objet tout à fait digne d'être pensé». Comment expliquez-vous la naissance et la prolifération de ce discours ? Est-ce que les avant-gardes n'ont pas eu tendance, dans les années soixante, à faire s'éloigner le lecteur de poésie qui avait fini par perdre tous ses repères ? En d'autres termes, n'est-il pas d'une certaine façon nécessaire de réapprendre à lire la poésie contemporaine ?
Jean-Claude Pinson : Lorsqu'ils émanent de ceux qui ne s'intéressent à la poésie que pour s'apitoyer très épisodiquement sur son sort, faut-il vraiment s'alarmer de ces «constats catastrophistes» ? Quel peut être leur crédit, s'ils procèdent d'une adhésion irréfléchie aux valeurs d'une culture bruyante et spectaculaire pour laquelle la poésie est forcément intempestive ? On ne peut guère, avec de telles lunettes, vraiment percevoir et comprendre ce qui «bouge» dans le «paysage» de la poésie la plus contemporaine. Il n'empêche, pour s'en tenir à cette approche toute extérieure, que la poésie est aujourd'hui réduite à la portion congrue dans l'édition et la critique. Faut-il craindre qu'elle ne soit plus bientôt audible que dans quelques «réserves d'Indiens» : ghettos universitaires, réseaux de l'auto-édition (plus ou moins camouflée), cénacles de la poésie «militante»... ? Je n'ai pas compétence pour pousser plus loin l'analyse sur ce terrain, qui est d'abord celui d'une sociologie de la culture. Pour autant, il ne s'agit pas de dédaigner l'éclairage que peut apporter une approche de ce type. Il serait trop facile en effet de camper sur les hauteurs, comme y incite l'idéalisme poétique, pour refuser toute réflexion inquiète sur les rapports de la poésie et de la société. Par ailleurs, la question de la place faite aujourd'hui à la première par la seconde en recouvre une autre, à mes yeux plus essentielle : celle de la place faite par la poésie à la société.
En des termes autres qu'étroitement sociologiques, une théorie esthétique de la réception pourrait sans doute aider à mieux comprendre cet éloignement du lectorat que vous évoquez. On constaterait d'abord combien l'attente de nombreux lecteurs, façonnée par la sacralisation romantique (et surréaliste) de la poésie, est en porte-à-faux avec une modernité qui, par bien des côtés, a le sens de cette «perte d'auréole» dont parle déjà Baudelaire. Passé le moment de divorce radical né de la volonté iconoclaste de rendre la poésie «inadmissible», c'est, me semble-t-il, ce décalage qui continue, en grande partie, de se manifester. D'où un discours de la déploration qui, par-delà le procès fait aux avant-gardes (celles qui viennent dans le sillage de Ponge), refuse en réalité d'accepter que la poésie puisse être «sécularisée». Je n'adhère pas à ce discours «élégiaque». D'une part, son inspiration m'est assez étrangère : le matérialisme «négatif» et la philosophie «pragmatiste» de l'existence vers lesquels je penche m'incitent plutôt à suspecter toute idéalisation emphatique de la poésie. D'autre part, je ne vois nulle «catastrophe» dans le fait qu'on ait voulu cautériser au fer rouge les stigmates de cette religion de la poésie crucifiée par la modernité. Au contraire : je ne conçois pas qu'on puisse jamais faire l'économie d'un moment constitutif de «haine de la poésie». Elle est cet aiguillon qui nous aide à demeurer vigilants à l'égard de ce qu'il peut y avoir de mensonger dans la fascination exaltée des lointains, de frelaté dans certains appels grandiloquents aux prestiges du silence, de mystification dans l'orgie des symboles et l'ivresse verbeuse des images. Il faut bien pourtant constater qu'après la fraîcheur et l'élan des premiers moments, le «textualisme», en essaimant, n'a guère fait que susciter sa propre «vieillerie poétique». A quelques exceptions près, on a vu alors (c'était dans les années soixant-dix) proliférer toutes sortes de copies insipides d'une novlangue poétique devenue dominante. Que le lecteur n'ait pas eu d'appétit pour de semblables «paroles gelées» n'est ni surprenant ni choquant. Cela n'a pourtant pas empêché, dans les interstices d'un modèle qui déconsidérait d'avance tout ce qui semblait en quelque façon rappeler le «lyrisme» et le «réalisme», des voix de persister dans la recherche d'une langue fraîche et réaccordée. D'autres se sont, entre temps, révélées. Et le lecteur qui veut bien prendre la peine aujourd'hui de se pencher ? par-delà les Ïuvres déjà consacrées d'Yves Bonnefoy, de Philippe Jaccottet, de Jacques Dupin, d'André du Bouchet, de Michel Deguy, de Jacques Réda, de Jacques Roubaud ou de Jude Stéfan ? sur celles, par exemple, de James Sacré, d'Emmanuel Hocquard, de William Cliff, de Dominique Fourcade, de Renaud Camus, de Guy Goffette, de Jean-Michel Maulpoix, de Christian Prigent.... prendra alors conscience de la réelle fécondité de la poésie la plus contemporaine. Mieux : il verra sans doute que le meilleur de la poésie d'aujourd'hui est en mesure, non seulement de lui donner à penser, mais encore de l'aider à se tenir en éveil dans l'existence, à «mieux» habiter (jusque dans le désaccord d'un séjour), à graver plus profondément le sillon de sa vie, à en rendre plus sensibles et sensées les arêtes. Plus largement, il me semble que le relatif affaissement dont ont été l'objet, dans la dernière décennie, les deux paradigmes que j'ai définis comme «romantique» et «textualiste», a libéré un mouvement foisonnant qui fait ce que je crois être la grande richesse de la poésie contemporaine. Il faudrait sans doute aussi tenir compte, pour comprendre ce regain d'effervescence de la poésie française la plus récente, de l'impact du travail accompli pour faire connaître ici non seulement des Ïuvres étrangères mais aussi les problématiques propres à tel ou tel paysage poétique étranger. J'ai pour ma part beaucoup appris en lisant un Luciano Erba ou un Nuno Jùdice, comme en prenant connaissance, grâce au travail de Bernard Simeone, des enjeux propres à la poésie italienne contemporaine. Mais lire «au large», ce n'est pas seulement lire les poètes étrangers. C'est aussi, dans notre langue, lire ailleurs qu'à l'ombre des courants dominants et des grands noms. Car nous avons nos «lointains intérieurs» comme l'atteste l'expérience assez dépaysante qui consiste à fréquenter la poésie, par exemple, d'un Georges-L. Godeau ou d'un François de Cornière. C'est encore être attentif à ce qui émerge de plus neuf à l'horizon : par exemple au Bayart de Pascalle Monnier ou aux premiers livres, eux aussi très convaincants, d'Yves Leclair ou de Jacques Lèbre. C'est enfin porter un regard curieux sur ce qui se passe aux frontières de la poésie (Jean-Loup Trassard, Eugène Savitzkaya...). Dans toutes ces directions, il me semble qu'on trouve des écritures qui sortent des sentiers battus en même temps qu'elles sont très «efficaces» ? c'est-à-dire tout sauf ennuyeuses pour le lecteur. Ce nouveau «paysage» exige-t-il qu'on réapprenne à lire la poésie contemporaine, comme vous le suggérez ? Je crois qu'il faut d'abord apprendre à la voir en sa diversité et pour cela se défaire, par exemple, de ces attentes trop «puristes» pour lesquelles toute prise en compte de la contingence du monde ordinaire n'est que vil «reportage». Le paradoxe étant qu'à la limite ce serait presque la poésie la plus «lisible» qui nécessiterait un tel «réapprentissage» de la lecture (du moins de notre part à «nous», les happy few de poésie). «Nous» sommes tellement attachés en effet aux prestiges de l'obscurité (oraculaire ou «littéraliste») que «nous» avons du mal à admettre qu'une poésie un tant soit peu «accessible» puisse être autre chose que simple platitude. Certes, la limpidité n'est pas davantage un bien en soi que l'obscurité est un mal en soi; mais il n'empêche qu'on fait plus crédit à la seconde, y compris quand elle n'est que pose ténébreuse plutôt qu'évidence du clair-obscur. Je ne renonce pas, quant à moi, à chercher une parole poétique qui, en même temps qu'elle s'adresse au destinataire inconnu (et non à un lectorat prédéterminé), puisse être entendue au-delà du seul cercle des poètes et des «hyperlettrés». Hors saison, je continue à rêver d'une poésie qui puisse à la fois faire entendre un son neuf et être «démocratique» ? mot que j'aimerais pouvoir prononcer à la manière de Whitman, sans rien céder à cette tentation populiste et néo-classique dont l'oeuvre d'Aragon n'est pas exempte. Adorno, à propos de Berg, évoquait la possibilité d'une musique capable de «réconcilier la construction avec le mouvement de l'écoute spontanée». Cette exigence demeure au centre des questions posées à ce qu'on appelle la musique contemporaine. Je la fais d'autant plus mienne qu'elle équivaut, analogiquement, à cette préoccupation d'unir le littéral et le lyrique qui est au cÏur de mon essai. En plaçant le «paysage» poétique sous un nouveau jour, je tâche en effet de faire en sorte qu'on voie mieux que la fécondité poétique n'est pas seulement une affaire de contraintes et de construction formelles, mais également de posture «existentielle» ? et tant pis si ce dernier terme n'a pas aujourd'hui la cote ! Une Ïuvre forte est celle dont sonne «juste», à même la forme, la proposition d'habitation «poéthique» de la langue et du monde qu'elle dessine. Ce que résume bien cette formule de Philippe Jaccottet: «Juste de vie, juste de voix». En d'autres termes, ne valent vraiment, à mes yeux, que les poèmes où, pour paraphraser Hugo, la forme est le fond venu à la surface.
L.D. : Après A Noir, Poésie et Littéralité, Jean-Marie Gleize a fait paraître dernièrement Le Principe de nudité intégrale, sous-titré "manifestes". Vous-même écrivez dans Habiter en poète, «Quasiment un manifeste ?», soulignant le risque que votre ouvrage finisse par se muer «insensiblement en manifeste péremptoire édictant les Tables d'une nouvelle loi poétique». Pensez-vous que l'heure des manifestes poétiques soit de retour, après l'éclipse Telquellienne ?
J-C.P : Habiter en poète n'est que tendanciellement (quasi) un manifeste. Car j'ai d'abord voulu inventorier et rendre plus lisible le paysage poétique le plus contemporain ? ce pourquoi je fais jouer le sens maritime du mot «manifeste». Néanmoins le livre n'est pas une étude universitaire désengagée. Il procède en effet d'une logique d'«atelier» et vient en contrepoint théorique des deux livres de poésie que j'ai par ailleurs publiés. Le pur manifeste procède d'une volonté de rupture radicale, il énonce ses préceptes à partir d'une table rase. Il a un caractère programmatique. Je ne propose rien de tel parce que je ne crois pas (ni ne souhaite) qu'on puisse radicalement en finir avec le régime «spéculatif» du sens ou celui «moderniste» de la lettre. Je n'ai nullement eu, avec ce livre, l'ambition de donner des fondations théoriques à quelque école ou courant (par exemple «néo-lyrique») que ce soit ? et ce serait d'ailleurs de ma part naïvement surestimer les pouvoirs d'un tel essai que de penser qu'il puisse avoir un réel effet d'entraînement.
Mon «manifeste» est d'abord à usage interne : en précisant les termes d'un art poétique personnel, il s'agissait pour moi d'y voir en peu plus clair dans ma pratique de la poésie. Peut-être même le livre est-il, entre guillemets (ceux que font l'effigie qui illustre la couverture ? un tableau de Rosemarie Trockel ? et le poème qui vient à la fin), une façon d'«autoportrait» empruntant le biais de la théorie. Une sorte d'«auto-manifeste» en somme. Je ne tiens donc nullement à être un énième «orthopédiste» de la poésie. Il me suffit de fournir à mon laïus pédestre quelques raisons de «persévérer dans son être» poétique. Si d'autres, par surcroît, y trouvent un peu leur compte, tant mieux. Pour le reste, il n'est pas surprenant, quand les anciennes certitudes poétiques sont ébranlées (les deux paradigmes dont je fais l'analyse), que l'heure soit à la réflexion théorique.
L.D. : Vous écrivez : «La néo-avant-garde issue de Tel Quel, emportée par une ivresse iconoclaste à l'encontre de toute idéologie sacralisant la parole du poète /.../ n'a voulu connaître, un instant, que le "travail du signifiant", au risque de l'autisme. Au bout du compte, l'hypostase du texte, étouffant dans l'oeuf toute circulation du sens, conduisait, non à la joie pongienne, mais à l'ennui le plus pesant. Aujourd'hui, le modèle "textualiste" n'exerce plus ce magistère qui a pu être un temps le sien». Vous soulignez ainsi que les paradigmes - romantique et textualiste - ne règlent plus le jeu de la poésie contemporaine. Pourtant, tout en dénonçant l'opposition trop radicale lyrisme-littéralité, vous réinstaurez par ailleurs une double modalité de la poétique et de l'esthétique contemporaine, celle "spéculative" «préoccupée d'un "salut" par le sens», et celle «de la "lettre"». Le débat actuel entre littéralisme et néo-lyrisme n'est-il pas, d'une certaine manière, la résurgence ou la reformulation d'une confrontation de deux paradigmes déjà anciens ?
J-C.P : J'ai surtout voulu, en fait, dissoudre l'opposition trop frontale qu'on peut être tenté de construire entre le «littéralisme» et le «néo-lyrisme». Il m'a semblé réducteur de ramener le paysage d'aujourd'hui à un hypothétique affrontement entre les animateurs de la Revue de Littérature Générale (intitulant ironiquement leur premier numéro «La mécanique lyrique») et Jean-Marie Gleize d'un côté, et certains poètes publiés par Gallimard de l'autre. Trop pratiques, de telles oppositions binaires risquent de masquer des traits du «paysage» plus discrets mais non moins intéressants. Où ranger alors un Jude Stéfan, un James Sacré ? Par ailleurs, je ne crois pas que ladite opposition du «littéralisme» et du «néo-lyrisme» puisse être comprise comme une simple résurgence de la polarité des deux anciens paradigmes. S'il est sensé de voir en un Jean-Marie Gleize l'héritier de Ponge et de Denis Roche, les choses me semblent plus compliquées en ce qui concerne le «néo-lyrisme». Outre que cette rubrique est un peu une auberge espagnole (elle recouvre aussi cette «régression lyrique» dont parle Yves di Manno), il me semble difficile de rapporter l'émergence d'un lyrisme en fait protéiforme à l'ancien paradigme d'une poétique spéculative préoccupée d'un «salut» par le sens. Cette dernière expression s'appliquerait plutôt à la poétique «sotériologique» et «anti-littéraliste» d'un Yves Bonnefoy, dont on ne peut guère faire un «néo-lyrique», même si la question de l'habitation poétique est essentielle à sa démarche. Je reprendrais ici volontiers la distinction qu'établit Jean-Marie Gleize entre un lyrisme «vertical» et un lyrisme «horizontal». Pour le premier ? et en cela il demeure solidaire d'un horizon «spéculatif» ?, il s'agit toujours, pour paraphraser René Char, d'habiter l'éclair qui ouvre sur l'éternel. Le second, jugeant que l'horizon ultime est celui de l'«éternullité», refuse tout ce qui pourrait s'apparenter à un «réenchantement» du monde, et cependant tente de retrouver quelque chose comme un chant. Radicalement athée quant au Sens, il est convaincu que la langue peut encore chanter au plus fort de son défaut, pourvu qu'elle ne perde pas le fil d'une poétique du sens (la minuscule s'impose) ? par quoi j'entends celle qui garde en vue le souci du «hors texte» comme celui de l'adresse au destinataire (fût-il inconnu).
L.D. : Si l'on parle beaucoup de littéralité et de néo-lyrisme, il me semble pourtant que nombre de poètes n'entrent dans aucune de ces pseudo-définitions. Outre ceux sans "étiquettes" possibles, on pourrait aussi parler d'une poésie philosophique, voire néo-mystique, qui possède un lectorat certain - je pense à des poètes comme Roberto Juarroz, ou Roger Munier par exemple. Ne pensez-vous pas qu'une frange de la poésie contemporaine a parfois tendance à entrer dans cette impasse de, pour reprendre vos termes, «la gravité empesée à laquelle l'a parfois conduit son consinage avec la philosophie», et que «l'âge philosophique de la poésie» n'a pas encore trouvé la fin que vous lui assignez dans votre essai ?
J-C.P : Toute oeuvre forte est bien sûr une contestation en acte des étiquettes à quoi on voudrait la réduire. Il faudrait donc pouvoir indéfiniment nuancer, ce qui n'est pas toujours compatible avec le souci de dégager des lignes de forces. Parmi celles-ci, j'ai cru pouvoir déceler, en effet, un certain affranchissement de la poésie contemporaine à l'égard de la philosophie ? du moins de son modèle «spéculatif» (celui qui va des Romantiques de Iéna à Heidegger). Mais je ne souscris nullement à la formule de Sollers déclarant : «Philosophie et poésie, vieille affaire allemande.» Je récuse au contraire toute idée d'une sortie radicale hors de l'âge philosophique : l'horizon «poésophique» demeure une contrainte probablement «indépassable» de la poésie contemporaine. Il ne fait aucun doute, comme le montrent les deux exemples que vous citez, que perdure une poésie philosophique et «spéculative». En elles-mêmes ces étiquettes, dans mon esprit, ne préjugent ni en faveur ni en défaveur des oeuvres qui peuvent se les voir attribuer. On ne peut en l'occurrence que juger sur pièces et non à partir de catégories a priori.
Il n'empêche qu'une proximité mal comprise à la philosophie «spéculative» a pu induire chez certains poètes en mal de cimes une affectation de profération oraculaire dont le pathos et la pesante rhétorique sont vite devenus insupportables. Il me semble qu'on a déjà, sous l'appellation de syndrome «Char-Heidegger», pointé ce travers de la poésie française. Un autre, assez voisin, est celui que Jean-Luc Nancy définit comme cette «surdétermination du silence (...) qui mène à l'effusion, à l'exaltation, et pour tout dire enfin au bavardage absolu (bavardant aussi sur le silence) avec lequel "poésie" a fini par sembler se confondre*».
L.D. : En contrepoint des expériences littérales et de certains de ses excès, vous dites qu'une poésie du «poète-aède, pour qui importe avant tout la question lyrique de la voix, du rythme et du chant», s'est fait jour dans la dernière décennie. Pourrait-on résumer lÕantagonisme actuel en ces termes : opposer au silence et au moindre "bruit" de la langue recherchée dans une poésie "pensante" par nombre de littéralistes, le rythme et le chant retrouvés des néo-lyriques ? En d'autres termes, le néo-lyrisme est-il une façon d'éviter les avatars d'un subjectivisme mièvre («la possibilité d'une poésie lyrique impersonnelle» écrivez-vous) tout en permettant un "expressivisme" par l'intermédiaire du rythme ?
J-C.P : En le réduisant au repoussoir d'une poésie «sentimentale» de l'effusion subjective, on a en effet évacué à trop bon compte la question du lyrisme. J'ai notamment voulu, dans mon essai, en rétablir la complexité : l'idée d'un lyrisme «impersonnel», pensée à partir des catégories non de sujet et d'intériorité mais d'existence et de «tonalité affective», n'en est qu'une des composantes. Vous évoquez l'antagonisme qui opposerait actuellement les tenants d'une poétique minimaliste du silence à ceux qui préféreraient le rythme et le chant. Je distinguerais plutôt deux polarités du «littéral» dont l'une tend à privilégier la stase sur le mot et le jeu sur le blanc (ou le silence) qui le cerne, tandis que l'autre met l'accent sur le flux discursif et la dynamique d'un rythme porteur, sinon d'un chant, du moins de quelque chose comme un «récitatif». Il pourrait être intéressant d'examiner l'appréhension du temps propre à chacune de ces deux poétiques, l'une, peut-être, privilégiant l'instant comme lieu d'une possible extase (et rejoignant alors une esthétique du «sublime»); l'autre mettant plutôt l'accent sur la diachronie horizontale que le discours articule selon des courants différenciés d'énergie et de vitesse. Mais, au-delà de leur opposition et de ses présupposés les plus lointains, ce qui m'intéresse, c'est d'abord la capacité de chacune à faire «bouger» la langue et à produire toujours, à partir de modalités adverses, un effet de «refiguration» du monde (pour employer une expression de Paul Ricoeur). J'ai illustré cette polarité à l'aide des deux démarches opposées qu'on trouve chez Antoine Emaz d'un côté et chez Emmanuel Moses de l'autre. Et si je crois que ce dernier peut sans trop de difficulté être défini comme «néo-lyrique», je ne pense pas par contre qu'on puisse stricto sensu rattacher le premier au «littéralisme», du moins si on désigne par là une poétique qui recherche la défection de la représentation et du sens. Par «expressivisme», on peut entendre d'abord la théorie naïve qui pense le lyrisme comme expression du sujet biographique qu'est le poète. Dès l'instant où l'on introduit l'idée de rythme, il est clair que la notion d'expression ne désigne plus tant cet hypothétique passage du moi réel de l'auteur dans le poème que l'élaboration d'une forme verbale écrite, dont le rythme est, dans la langue du poème, une composante essentielle. Sans doute est-ce à cet «expressivisme»-là que vous faites référence. En ce sens, le sujet lyrique est davantage le terminus ad quem du texte que son terminus a quo.
L.D. : Vous écrivez : la question du lyrisme aujourd'hui, « en même temps qu'elle est celle de la voix et du rythme, n'est autre que la question d'un certain séjour, d'une certaine façon "d'habiter" le monde». Est-ce à dire que, selon vous, les littéralistes tendent à "habiter" spatialement la page, le livre, mais se dégagent du monde, voire s'en isolent, contrairement à une démarche d'ouverture et d'inscription dans la société qui serait propre au lyrisme ?
J-C.P : Certains livres sont comme des châteaux-forts sans même de pont-levis. C'est encore cependant une façon d'être au monde ? mais en tournant le dos à sa réalité la plus contingente et la plus rugueuse. L'on ne peut exclure malgré tout que des lecteurs (à condition qu'ils aient pu y entrer) puisent dans de tels livres de quoi fortifier un type d'«habitation» qui tend à l'«inhabitation» ou à cette «excarnation» que conteste Yves Bonnefoy. Dans l'optique, lointainement mallarméenne, de certains héritiers du «textualisme», tout se résume dans le Livre, qu'ils hypostasient. Je préfère, à l'inverse, une poésie qui me fasse «lever les yeux d'entre ses lignes», parce que je la crois mieux à même d'être de ces «outils» qui nous aident à «habiter» avec intensité et justesse. La question de «l'habitation» du monde me semble ainsi toujours devoir être en ligne de mire de l'écriture du poème. Ce pourquoi, selon moi, la poésie n'a vraiment de sens qu'à être «poéthique». Mot où «-éthique» ne renvoie pas à l'idée d'une morale normative, mais davantage à celle d'un mode d'existence (d'habitation) que le poème propose, non d'abord comme expression d'un vécu personnel, mais comme ce que Deleuze nomme, à propos du style de l'écrivain, «invention d'une possibilité de vie». Vie dont il m'importe, quant à moi, qu'elle soit ainsi plus «juste» et plus «vraie».
L.D. : Lecteur de poésie, vous devez probablement lire nombre de recueils qui paraissent. Quel regard portez-vous sur les écritures de la dernière «génération» poétique ?
J-C. P. : Un des traits les plus saillants de líévolution la plus récente de la poésie est probablement líémergence, dans les pratiques díécriture, díun modèle emprunté aux «arts plastiques».
Les poètes de la nouvelle «génération» (nombre díentre eux du moins) ne visitent pas tant en effet une autre bibliothèque quíils vont voir dans díautres boîtes à outils : celles en usage dans les écoles des beaux-arts plutôt que celles naguère trouvées du côté de la philosophie et des sciences humaines.
Ut pictura poesis ? Vieille histoire où les peintres sont les «alliés substantiels» des poètes, comme disait René Char ? Pas vraiment, car les «arts plastiques» en question ne sont plus la peinture et encore moins la «peinture-peinture». Ils viennent après Duchamp, et líart dit «conceptuel» y occupe une place essentielle.
Le premier numéro de La revue de littérature générale, paru en 1995 sous le titre «La mécanique lyrique» témoigne bien de cette mutation. On y voit mis à plat les divers procédures, «gestes» et «concepts» qui conduisent à des objets poétiques «spécifiques» ayant aussi peu à voir avec ce quíon a líhabitude díappeler «poèmes» que des úuvres de Donald Judd ou des ready-made et autres installations ont de rapports avec des sculptures ou des tableaux.
On parle encore de poésie, mais il ne serait pas absurde, de même quíon parle aujourdíhui plus souvent díarts plastiques que de peinture et de sculpture, de parler ici díarts logiques (díarts du langage).
Evidemment, comme tout modèle, celui-ci risque de secréter très vite son propre académisme. Il y eut des épigones de Char, il y aura (il y a déjà sans doute), toutes proportions gardées, des épigones díEmmanuel Hocquard ou díOlivier Cadiot. Et líon a beau annoncer la bonne nouvelle de la nouveauté comme le fait, sur líair de «cíest nous les meilleurs», un récent numéro de la revue Java («Les treize auteurs de ce dossier travaillent au renouvellement des formes et ils le font dans líinconnu cíest-à-dire dans le risque, loin des néo-conformismes chics ou des carcasses pourrissantes de quelques nouvelle avant-garde»), il y a, dans les diverses «installations» de mots et autres exercices de cut-up, collages et mixages quíon nous propose, beaucoup de déjà-vu et trop peu de ce beat, comme on dit dans le rap, qui fait líénergie díune langue. Si bien quíau bout du compte (et à la fin du numéro de ladite revue), le commentaire critique (en líoccurrence celui, lucide, de Christian Prigent) se révèle être plus stimulant que la plupart des productions quíil est censé commenter.
Quelques auteurs néanmoins, plus singuliers peut-être, ou plus solitaires, retiennent davantage líattention.
Parmi eux, faisons díabord une place à Philippe Beck. Quoique ne partageant pas son parti-pris díune obscurité redoublée (se retourne-t-elle vraiment en une «autre clarté» ?), je reconnais une indéniable consistance à sa prose conductrice díun sens archi-segmenté. Une respiration (celle díune imagination serpentine, syncopée, contournée, chantournée), une pulsion énonciative venue díon ne sait où, confèrent à ses deux livres aux titres énigmatiques (Garde-manche hypocrite, Chambre à roman fusible) un réelle force de fascination, même síil arrive souvent au lecteur que je suis de décrocher. Míintéresse aussi, là où tant díautres se contentent díinsipides bricolages, la persistance, dans sa façon díhabiter la langue, díune «profondeur» méditative qui montre que pour lui le fantôme de la philosophie continue de hanter celui de la poésie.
La dernière «génération» ne se réduit évidemment pas au courant patronné par Christian Prigent ou Jean-Marie Gleize, même si, adepte des photos de groupe, leur mouvance a su acquérir plus de visibilité que díautres. Dans la très grande variété des «écritures» ou des «voix» qui síessaient aujourdíhui, les plus singulières et nouvelles ne sont pas nécessairement très visibles, et il faut plonger au plus profond des revues pour trouver du «nouveau». Il arrive ainsi quíon fasse, au hasard de quelques revues étrangères à la mouvance évoquée (Po&sie, Théodore Balmoral, Scherzo, LíAnimal, Le Nouveau Recueil...), la rencontre revigorante de textes díauteurs qui sont comme des aérolithes venus de nulle part (Luc Boltanski, Yaël Pachet, Isabelle Rossignol, F. Cælebs...).
Emmanuel Laugier est de ces poètes qui ne craignent pas de faire bande à part. Avec Líåil bande, il tente díinventer une poésie toute en heurts et syncopes pour dire, au plus près de líimpact physique de la sensation, líúil en quelque sorte collé aux décibels qui en jaillissent, la brutalité tronçonnée de la réalité urbaine díaujourdíhui. En écho à une formule fameuse de Flaubert, on pourrait parler ici díun lyrisme de la compulsion érectile dans la langue díun lyrisme non pas effusif mais percussif . «Seule líintensité díune langue en acte míimporte», déclare líauteur. Cíest bien en effet díune énergie énonciative de la langue quíil y va avec líexigence lyrique. Que le livre soit ou non vraiment à la hauteur de son projet, je ne peux que saluer (et partager) líambition qui est sienne.
Ajoutons que la «nouveauté» poétique (autrement dit la manière dont un auteur parvient à marquer la langue díune empreinte inédite), de toutes façons, ignore les frontières, quíelles soient de «générations» ou de «genres». La dernière «génération díécriture», de ce point de vue, cíest aussi bien Le Sujet monotype, de Dominique Fourcade que La Ligne, de Pierre Bergounioux. Que ce dernier ne soit pas catalogué «poète» míimporte peu : les alentours des principautés poétiques sont souvent, du point de vue de la vraie singularité dans la langue, beaucoup plus intéressants à visiter que les citadelles des dites principautés. Il se pourrait bien en effet que quelques uns de nos grands poètes díaujourdíhui soient des poètes «hors les murs» (vous pouvez ajouter, au nom de Bergounioux, celui de Pierre Michon, bien sûr).
Il y aurait enfin beaucoup à dire, non seulement sur la croyance qui nous conduit, dans líappréciation díune úuvre, à hypostasier le critère de la «nouveauté», mais à la considérer à partir de présupposés étroitement «historicistes». Car elle ne se donne pas seulement à la fine pointe de líextrême contemporain. Elle se rencontre aussi dans líespace synchronique de la bibliothèque. Leopardi, par exemple, malgré la distance temporelle, est notre exact contemporain, et líon peut díautant mieux puiser du «nouveau» dans son úuvre que notre époque, comme líécrit Mario Luzi, est encore celle ouverte par «líépistémè léopardienne».
L.D. : Quelles observations portez-vous sur la poésie de ces dernières années : ses «avant-gardes», ses lieux díéchange et de manifestation, ses rapports avec les autres arts, et sur son évolution possible ?
J-C.P. : Outre le recul nécessaire à líhistorien, il faudrait ici un regard de sociologue pour démêler et décrire, à la manière dont Nathalie Heinich a pu le faire récemment pour les arts plastiques, la chaîne des médiations et mutations qui ont ces dernières années modifié la configuration du champ poétique.
Hypothèse de travail à vérifier : la montée en puissance díune mouvance (à la fois néo-dadaïste et néo-textualiste, sans parler díautres influences), dont Christian Prigent et Jean-Marie Gleize sont les figures de proue militantes. Non seulement elle aurait su gagner (à líéchelle bien modeste du petit monde de la poésie) un certain seuil de visibilité, mais elle serait parvenue à élargir son assise et son influence dans la «dernière génération». Au plan symbolique, elle aurait conquis, dans le champ poétique, une position suffisamment forte pour imposer, dans maints lieux et relais où les affaires de la poésie trouvent encore un écho, comme seules désormais légitimes les pratiques de la poésie qui travaillent à sa déconstruction radicale.
Au-delà, il faudrait être en mesure de resituer le champ poétique dans un contexte culturel plus large. Sans doute observerait-on alors des phénomènes contradictoires. Díun côté la place symbolique de la poésie dans líespace culturel public semble en recul. Mais en même temps, elle est concernée par la croissance considérable que connaissent, dans la société contemporaine, tant le secteur culturel que líuniversité. Développement «intensif» : travaux théoriques, essais savants et thèses analysant jusquíaux poètes les plus contemporains (et en retour, peut-être aussi, de plus en plus de poésie écrite pour ces destinaires très peu connus que sont les universitaires). Développement extensif : augmentation généralisée de la «production» poétique. Multiplication des ateliers díécriture, même si on est encore loin de ce qui se fait aux Etats-Unis; multiplication des «poètes du dimanche» publiant sur internet. Nouvelle version de la poésie «faite par tous» ? Primo Levi : «nombre de personnes, obscures ou illustres, éprouvent le besoin de síexprimer en vers, et y satisfont : elles sécrètent ainsi une matière poétique qui síadresse à elles-mêmes, à leur prochain ou à líunivers, matière vigoureuse ou exsangue, éternelle ou éphémère.»
Ces évolutions ne sont évidemment pas sans affecter la représentation que nous pouvons nous faire des «fins» de la poésie. «Je ne crois pas au caractère sacré de líart», dit encore Primo Levi. Díune conception postromantique, où la poésie est censée, se substituant à la parole religieuse, dévoiler quelque vérité ultime et permettre un succédané de salut, nous sommes passés, pour une part, à une conception où elle est díabord une thérapie, un usage du langage susceptible díinventer une autre santé de líexistence. Michaux, déjà : jíai écrit «Mes propriétés» par hygiène, «pour ma santé. Sans doute níécrit-on pas pour autre chose». Et cíest «une opération à la portée de tout le monde». De la poésie comme leçon de ténèbres, comme élégie interminable, nous passerions ainsi à la poésie comme «névrose de la santé» (Nietzsche).
Bien entendu la conception postromantique perdure, notamment sous une forme néo-mystique héritée de Bataille. Car, aussi paradoxal que cela puisse sembler à première vue, les axiomes des théoriciens du «littéralisme», à y regarder de plus près, ressuscitent, à peine remixés, les vieux mythes de la conception «spéculative» de la poésie. Celui, par exemple, du poète «malédictin», chargé, comme disait déjà Sartre, de témoigner pour le ratage essentiel à notre condition de sujets parlants et séparés du monde. Ou celui, concomitant, díune poésie comme langue à part, «illisible», tournée héroïquement vers lí«impossible» et le Mal (majusculé), cherchant vainement un accès à la vérité «innommable» du réel. Métaphysique négative qui conduit un Christian Prigent à retrouver, explicitement, la thèse heideggerienne : «la poésie dit le lieu de líessence de líEtre en tant que ce lieu est un non-lieu, un trou, creusé par la langue, où síannonce la distance de líEtre au Monde et où síengouffre son désir.» (Une erreur de la nature, P.O.L., p. 80). Comme quoi la «vidange» généralisée de líidée traditionnelle de la poésie ne signifie pas toujours le renoncement à la «métaphysique» de la poésie.
Quant à líavenir, et pour en revenir aux questions plus proprement esthétiques, on peut faire líhypothèse quíapparaîtront sans doute assez vite les limites du modèle du bricolage «post-duchampien».
Jíai en tout cas quant à moi la conviction quíune poésie qui veut rester vivante doit maintenir ouvertes díautres alliances. Du côté de la philosophie, par exemple. Car ce níest pas parce quíon est désormais dans une période de salubre cure díamaigrissement ontologique et que semble épuisé le modèle heideggerien de la poésie que rien de neuf ne peut survenir, de ce côté-là, pour la poésie qui cherche à inventer autre chose. Il y aurait beaucoup à dire, par exemple à la lueur du «pragmatisme», díune poétique du sens (jíai cherché quelque chose de cet ordre dans mon Abrégé de philosophie morale).
De même líidée de lyrisme (cíest-à-dire le désir díatteindre, malgré tout, un état de la langue qui soit de líordre du chant) est loin de níêtre quíune vieillerie à proscrire absolument. Jíattends quant à moi des livres qui soient en mesure, par leur énergie énonciative, díouvrir líexistence à plus díintensité. Des livres dont la langue soit capable de communiquer quelque chose comme une vertu «habitante» (et aussi bien «déshabitante» quant à nos habitudes). Ce qui veut dire des livres qui à la fois níaient pas le souffle court, qui soient ouverts à ce qui manque (où líon sente passer, comme dit Bataille un «désir de prodige»), et cependant qui ne se dérobent pas au plus rugueux de la réalité, qui ne soient pas censure du vif de líexistence et de son cours «vidoyant» (le mot est de Tsvétaïeva).
Enfin, si líon veut vraiment des livres dont la force díébranlement soient à la hauteur de celle quíon peut trouver, par exemple, dans Vies minuscules de Pierre Michon ou Une fin díaprès-midi à Marrakech de James Sacré, alors il importe quíon y entende battre le pouls de líexpérience. Il ne síagit pas seulement díexpérimenter des formes impossibles. Il faut que le prodige et le néant de líexistence passent dans ces formes. Quíelles soient comme attachées au poteau de líexistence pour en dire le grand vent, comme Turner, pour tenter de peindre la tempête, síétait fait ligoter au mât du navire sur lequel il se trouvait embarqué.
Propos recueillis par Lionel Destremau. Jean-Claude Pinson a répondu par écrit à cet entretien, paru pour la première fois en avril 1996 dans le numéro 9 de Prétexte, aujourd'hui épuisé. Cette version a été légèrement corrigée et augmentée de deux nouvelles questions.
Note
* «Compter avec la poésie», in Revue de littérature générale, n° 1, p. 251.