Prétexte éditeur
Revue
Edition

Présentation
La critique littéraire
Les traductions
Presse index
Catalogue prétexte
Les entretiens
Les bibliographies
Les liens
Plan du site

Les entretienseMail
 Les entretiens > Discu. théma. (Poésie) > Yves Di Manno

Entretien avec Yves Di Manno
Prétexte 8 & Hors-Serie 9


Lionel Destremau :
Depuis quelque temps, en fait, depuis la fin des mouvements ou écoles poétiques, on entend trop souvent ressasser l'idée d'une mort ou d'une disparition de la poésie. Vous parlez vous-même d'un enlisement dans une certaine rhétorique creuse (mallarméenne). Dernièrement, vous avez fait paraître deux livres : Partitions1, qui regroupe votre production poétique des dix dernières années et La tribu perdue2, un essai sur Ezra Pound. Dans cet essai, vous définissez une voie, à partir de l'expérience de Pound, qui cherche à clarifier quelques-uns des points du débat actuel concernant la poésie. Cette voie consiste en partie dans la réconciliation entre tradition et modernité poétique. La parution de Partitions participe-t-elle de cette appréciation théorique, en est-elle le prolongement ou l'illustration ?

Yves di Manno : Les circonstances ont voulu que ces deux livres paraissent simultanément, ce qui n'avait rien de prémédité. Comme vous l'avez remarqué, pour une bonne part de son contenu, Partitions est un livre déjà assez ancien. La plupart des textes ont été écrits dans la seconde moitié des années 80, tandis que l'essai sur Pound est, lui, relativement récent. On pourra donc si l'on y tient relever un certain écart entre les positions soutenues dans l'essai et les poèmes eux-mêmes, qui jouent de toute façon sur un autre registre : on se trouve, faut-il le rappeler, devant des formes d'écriture profondément différentes. Je ne crois donc pas que l'on puisse tout à fait confondre les deux projets. Néanmoins, certains voudront peut-être y voir une relative contradiction... En effet, si l'un de mes livres se trouve vaguement "en harmonie" avec les positions que j'ai tenté d'illustrer dans mon petit essai sur Pound, ce n'est pas Partitions mais Kambuja 3 où j'ai abordé les choses de manière tout à fait différente, puisque je travaillais à partir d'un matériau préexistant (l'épigraphie du Cambodge), que je me contentais de mettre en vers sans intervenir autrement. Il y a donc plus de parenté, peut-être, entre Kambuja et La tribu perdue, qu'avec Partitions qui est, si j'ose dire, un livre plus "privé". De surcroît, dans un essai où l'on doit soutenir des positions qui ne sont pas exactement partagées par un grand nombre de gens, on est obligé de schématiser, de se montrer un peu polémique en quelque sorte, en tout cas au niveau de la formulation. En fait, je perçois moi-même les choses de manière plus nuancée. C'est vrai qu'à la lecture de l'essai on peut avoir l'impression que dans mon esprit les choses sont très tranchées, ce qui n'est absolument pas le cas...


L.D. : Ceci est observable d'une autre manière dans Partitions. Si le livre reprend une dizaine d'années de production poétique, il n'est cependant pas présenté d'une manière chronologique. Pourquoi ce choix de présentation ?

Y.D.M : C'est un problème de genèse. A l'exception d'une section composée récemment ("Orphéon"), l'ouvrage constituait au départ, dans mon esprit, le troisième et ultime volume de Champs 4, bouclant en quelque sorte une entreprise poétique étalée sur quinze ans. Mais lorsque les choses ont été plus ou moins achevées, vers 1990, j'étais en train de modifier mon approche, notamment depuis l'écriture de Kambuja, mais aussi à travers les réflexions que je commençais à publier, dans Action Poétique ou ailleurs. Peut-être est-ce pour cela que je n'ai pas cherché à livrer ces textes à l'époque, une fois leur écriture terminée, comme s'il avait fallu à un moment donné tourner la page et les abandonner à leur sort, ou derrière soi. Et puis, avec le recul du temps, les choses ont fini par m'apparaître autrement : j'ai compris qu'ils avaient cessé de m'appartenir, puisque je n'y distinguais plus mes traits, et qu'ils pouvaient dès lors affronter le regard d'autrui.


L.D. :
Le résultat est assez diversifié, certains passages reprennent en partie l'écriture de Champs, d'autres sont de facture plus ou moins objectiviste (notamment la section "appareillage", dédiée à Oppen), sur un ton assez neutre, impersonnel disons, et puis à côté de cela, on trouve toute une partie lyrique, ou élégiaque, qui reprend un ton assez personnel.

Y.D.M. : Ces variations de formes, le choix de tonalités ou de registres différents ont longtemps été pour moi, à travers Champs, une façon de marquer le retrait de l'auteur, je veux dire de réfuter sa supposée maîtrise sur le sens inné ou latent du texte. Je n'ai jamais opté à l'avance pour des formes prédéfinies. Il se produisait plutôt, pour chaque texte, au moment de l'écriture, une sorte d'incarnation dans une forme nouvelle. Cette polyphonie des formes, on la retrouve effectivement à l'arrivée, c'est-à-dire qu'il y a des textes de tonalité et de résonance très diverses. C'était un peu le parti-pris du livre. Le seul texte qui joue véritablement sur un registre biographique, c'est "élégie sans". J'ai beaucoup hésité à publier ce poème, en raison justement de son caractère intime. Non pas à cause de la contradiction que cela pouvait induire en regard de ce que j'écris par ailleurs, mais simplement parce que cela me gênait un peu de m'exposer de la sorte. Mais enfin... je ne crois pas qu'il faille opposer ce qui relève d'une réflexion critique à un livre comme Partitions. Je suis très rarement intervenu dans le domaine "théorique" de manière abstraite, désincarnée ou absolue. La plupart du temps, il s'agit d'interventions autour d'oeuvres qui me paraissent importantes, ou tout simplement mal lues, mal perçues. J'essaie de dire pourquoi ces Ïuvres sont à mes yeux nécessaires, quelles avancées elles me semblent marquer, etc... L'écriture du poème se situe sur un autre plan, elle ne saurait se ramener à un programme, aussi séduisant soit-il, elle relève toujours plus de l'expérience concrète que de la stricte "réflexion".


L.D. :
Vous jouez beaucoup sur la musique du vers, rimes et rythmes, sonorités (homophonies, homonymies, assonances...), sur des formes classiques revisitées (le sonnet, entre autres). Toutefois un balancement entre l'élégie et ce que vous nommez "l'élégie sans" s'observe dans Partitions. Il y a à la fois l'existence d'un je élégiaque (v. la section Le mur l'azur par exemple) et une forme de dépersonnalisation, d'abstraction du sujet.

Y.D.M : Oui, j'ai essentiellement travaillé sur les formes, techniquement parlant. Je ne me suis jamais vraiment soucié du sens dans l'écriture (c'est une banalité de le dire, mais je n'ai jamais eu l'impression d'en avoir beaucoup à transmettre). Par contre, dans la foulée ou dans le prolongement de certaines Ïuvres qui m'ont précédé, cette réflexion sur les formes me semblait extrêmement importante. Parce qu'il y avait nécessité, du moins au moment où j'ai commencé d'écrire, de repenser cette question de l'exigence, de la rigueur des formes poétiques, à travers certains modèles, qu'ils soient locaux ou étrangers. Je continue d'ailleurs de le faire, parce qu'on n'invente pas des formes nouvelles tous les quarts d'heure, ni même toutes les décennies. Les formes anciennes peuvent encore servir, à condition qu'elles soient travaillées de manière active, critique, perturbatrice.


L.D. :
J'y reviens, mais il me semble que quoi que vous fassiez pour changer les formes, vous revenez toujours à une certaine veine lyrique qui reste sous-jacente à votre oeuvre.

Y.D.M. : Je ne sais pas si je dois prendre cela comme un compliment... Ce qui est clair, c'est que je n'ai jamais été un anti-lyrique, dans le sens où, comme vous le savez, toute une modernité (qui est aussi la mienne bien sûr) s'est justement construite sur le rejet de ce qu'on appelle le lyrisme. Il faudrait d'ailleurs redéfinir ce terme, ou le repenser dans toute sa richesse et ses contradictions. Quand j'ai débuté, j'étais résolument hostile à cette position négative, qui se voulait avant-gardiste. A cette époque (au début des années 70), on nous rabattait les oreilles avec la mort de la poésie, la mort du roman, la mort de tout... J'ai toujours pensé au contraire que la poésie avait essentiellement à voir avec la vie, avec le réel au sens le plus large du terme. Je n'avais donc pas d'états d'âme particuliers quant au lyrisme, qui est pour moi la voix du monde dans le chant, dans la matière d'une langue, et non l'expression d'un "moi" quelconque, d'un individu isolé.


L.D. :
Ce que je voulais dire, c'est qu'à l'heure où l'essentiel de la poésie est caractérisée par un vers libre, non rimé, voire un langage de plus en plus neutre, sans sonorité, avec le moins de musique possible, cela semble l'inverse chez vous, avec tout un travail sur les assonances, un retour à la rime, même si vous vous posez en contradiction avec le néo-lyrisme actuel.

Y.D.M. : Peut-être ai-je été confronté à ce dilemme, de longues années durant, sans rechercher pour autant une quelconque voie médiane. Il est vrai que j'étais hostile au rejet ou au refus du lyrisme, à cette fuite en avant vers une espèce d'extrémisme qui tendait au mutisme, à l'abstraction. Mais j'ai été tout aussi outré par la régression qu'on a pu observer dans les années 80, le retour à la prosodie la plus scolaire, à des thématiques mièvres, religieuses, provinciales, pour ne pas dire ouvertement ringardes... Ceci dit, en ce qui concerne la musicalité, vous n'avez pas tort. La dimension sonore, mélodique du poème a toujours été pour moi très importante. Il y en a quand même certains exemples chez les contemporains. Prenez quelqu'un comme Jude Stéfan : il est à la fois extrêmement "moderne" et véhicule une musique qui se place dans une réelle continuité historique. Le travail de poésie s'inscrit forcément dans une longue, une très vieille histoire. C'est-à-dire qu'on ne peut pas écrire en occultant huit siècles de littérature française. On écrit en trimballant ça sur son dos, comme un boulet en quelque sorte, en poursuivant ce grand poème collectif, toujours inachevé, ou virtuellement infini.


L.D. :
Je suis assez d'accord avec vous là-dessus, néanmoins vous dites qu'il faut trouver une façon de «réinventer la loi contemporaine du poème, dans son rapport à un environnement de moins en moins naturel, de plus en plus urbanisé, où le contrat social paraît pour l'essentiel brisé» ? Outre l'apport de Pound, vous aviez déjà développé, dans un article d'Action poétique à propos des Objectivistes américains et notamment George Oppen, cette idée d'une "réinscription du poème dans l'orbe de la cité". «Il est bien certain toutefois, écrivez-vous, que cette léthargie ambiante (je ne parle même pas des régressions récentes, prosodies éculées, lyrisme niais et retour des curés) tient à un plus vaste désarroi, et autrement préoccupant, touchant à la décomposition croissante de nos sociétés». Ce point implique, dites-vous, «une redéfinition de la finalité du poème, et de son inévitable illisibilité». Pensez-vous vraiment que la musicalité, le caractère "chantant" de la poésie, soit le plus à même de répondre au désarroi, à la décomposition des sociétés contemporaines et de la place de l'homme en elles. Ne serait-ce pas plutôt l'inverse, c'est-à-dire à travers une brisure, un non-chant ?

Y.D.M. : Les choses ne sont peut-être pas aussi simples -  ou bien faites-vous semblant de vous leurrer ? Il y a effectivement dans Partitions des textes qui peuvent être perçus comme musicaux ou "harmonieux" (même si dans mon esprit, le titre est à prendre au sens de départs, de séparations). A contrario, les poèmes de la section "Orphéon" ont beau opter pour la forme du sonnet, le texte en est démantelé, concassé, les phrases parfois inachevées... Et puis le travail sur le vers tend à briser, ou du moins à perturber, cette fatalité "classique" : je veux dire qu'il ne s'agit pas - en tout cas je l'espère ! - d'une simple reproduction du modèle. D'un point de vue plus général, tout cela se ramène à la vieille opposition de la forme et du fond. Ce qui relève du rapport de la poésie au réel, par-delà l'ambiguité ou l'absurdité du terme, est en fait un problème de fond, de contenu. Je trouve que depuis une trentaine d'années, il y a eu trop de tentatives, aussi rigoureuses soient-elles, qui se sont petit à petit coupées du monde réel et du principe d'échange qui fonde tout de même ce travail d'écriture. On s'est engagé dans des voies de plus en plus fermées, étroites, où chacun travaillait sur l'absence, le mutisme, le silence, dans une forme d'autarcie. Alors qu'à mon avis, si l'on veut qu'une communication, l'espoir d'une lecture ou d'une résonance restent possibles dans un texte, il est indispensable que l'écriture garde ce lien avec le réel. Cela ne veut pas dire qu'il faille forcément inscrire sur la page des choses triviales, concrètes, qu'il faille parler de la réalité du siècle en terme de reportage, et moins encore d'engagement, sur fond d'usines ou de clochers. Mais peut-être faut-il retrouver la dimension matérielle du poème. Or cela passe aussi par la musique. J'ai toujours perçu le langage, dans le moment même de l'écriture, comme une matière charnelle, organique. Les mots, la syntaxe, la ponctuation même, la façon d'organiser les phrases et de les mettre en vers, ont pour moi quelque chose de tangible, d'éminemment concret.


L.D. :
A nouveau, ce discours m'apparaît parfois un peu en contradiction avec votre écriture, même si ce n'est pas le cas dans tous vos poèmes. Au sortir de la lecture de Partitions, par exemple, ce qui s'en dégageait le plus, en tous cas pour moi lecteur, c'était plutôt la part lyrique et métaphorique, le vocabulaire recherché ou disons assez imagé et envolé de certains passages, plutôt que "la brouette rouge" de Williams ou, pour remonter plus loin la "Tour Eiffel" d'Apollinaire... C'est-à-dire qu'il n'y a quasiment pas inscription d'un vocabulaire, d'une écriture en somme, qui entrerait en résonance avec le réel qui vous est contemporain. En ce sens, vous semblez rejoin-dre la tradition plutôt que la modernité.

Y.D.M. : Les deux sont nécessaires. L'une ne va pas sans l'autre. Croyez-vous du reste qu'une «brouette» était particulièrement moderne, à l'aube des années 20 ? Quoi qu'il en soit, on n'est plus au début du siècle, ni à l'époque où, dans l'enlisement prosodique ambiant, il était devenu indispensable de briser la machine poétique. Il fallait le faire, comme en peinture il a fallu passer à l'abstraction à un moment donné. Il y avait une logique implacable qui conduisait à ça. D'assez nombreuses décennies se sont tout de même écoulées depuis lors, et il n'y a plus grand chose à détruire. Ce que je veux dire, c'est que la machine était déjà en miettes lorsque les gens de ma génération ont débuté. Je crois qu'on ne peut plus penser les choses selon un axe strictement "moderne", qui poursuivrait sa route, imperturbablement, vers un extrémisme de plus en plus grand, en continuant à faire fi de la tradition. Et on ne peut pas davantage faire machine arrière. On se trouve actuellement dans une période un peu confuse, mais finalement assez dynamique sur ce plan. Vous me dites qu'il y a contradiction et j'en suis le premier conscient. J'espère d'ailleurs que c'est le cas, préférant le doute et l'interrogation aux certitudes aveugles, aux conformismes ou aux anti-conformismes béats. Je n'ai pas une chose à défendre en particulier, aucun de mes poèmes ne se veut démonstratif, ni destiné à illustrer une théorie quelconque. J'écris ce qui m'advient, c'est un peu idiot à dire, mais c'est ainsi que les choses se passent. Je ne tiens pas spécialement à faire de la provocation, mais je suis très bêtement ce qu'on appelle un poète inspiré. J'attends que le texte m'arrive, et à partir de là, une fois le premier jet noté, je travaille longuement, laborieusement, parce qu'en général tout cela est assez informe au départ.


L.D. :
Ce qui me semble intéressant, dans votre position théorique, c'est d'une part, cette idée d'éviter ce retour à un lyrisme trop engoncé dans ses formes et métaphores, dans ses images éthérées, etc., dans lequel le lecteur ne se reconnaît plus ; et d'autre part, d'éviter une neutralisation ou une conception par trop mallarméenne qui finit, dans l'extension d'un formalisme questionnant le langage jusqu'à perdre le rapport au sens, par devenir complètement hermétique pour le lecteur actuel. Il me semble que là où un lecteur contemporain pourrait se retrouver, ce serait plutôt dans cette forme en demi-teinte qui à la fois accepterait les apports du formalisme et éviterait une forme élégiaque et lyrique n'ayant plus rien à voir avec son quotidien. Dans sa vie de tous les jours, il se retrouve en phase avec des matières brutes, des rapports de communication avortés ou détournés, et un vocabulaire qui a complètement changé. On retrouve la question de l'illisible ou du lisible, à savoir : comment un lecteur actuel peut-il lire la poésie contemporaine ?

Y.D.M. : Je pense (mais vous allez encore me dire que c'est contradictoire...) que toute la poésie, au sens fort du terme, est par essence illisible. A fortiori quand elle est contemporaine, mais il en va au fond de même avec les Ïuvres du passé. Entendons-nous : "illisible" dans le sens où pour la partager, il faut un attrait initial, un élan personnel, qui s'accroît ensuite avec la diversité, la multiplication des lectures. Mais cet élan est nécessaire et je crois que très peu de gens l'ont. Or il ne s'acquiert pas, il ne peut pas être inculqué de force. C'est très bien de participer à la diffusion ou d'essayer d'élargir l'audience de la poésie, mais il ne faut pas rêver pour autant. Ce noyau réel de lecteurs, pour chaque génération, a toujours été et restera donc extrêmement limité. On ne l'élargira jamais beaucoup, sauf bien sûr -  et c'est tout le problème de l'éducation - au niveau de sa base sociale.


L.D. :
En aucun cas donc, la poésie "par tous et pour tous" ?

Y.D.M. : Sous cette formulation abrupte, sûrement pas. J'en reviens à ce que nous disions tout à l'heure : ma grande ennemie, en ce qui concerne l'écriture (et pas seulement poétique), c'est la pensée individualiste. C'est-à-dire que je retrouve cet individualisme de partout, chez les formalistes comme chez les néo-classiques. Pour l'essentiel, ils racontent leur vie. Ce n'est pas une critique en soi, nous le faisons tous plus ou moins, mais on perçoit trop rarement une volonté de dépasser cette conception strictement intimiste de la littérature. Je le répète, ce n'est pas l'ego des prétendus auteurs qui me semble qualifier le poème, mais la rumeur du monde dans le chant.


L.D. :
Cela rejoindrait l'optique de Williams qui insère dans son Paterson une correspondance personnelle et des éléments ou des points de vue entièrement privés ou autobiographique, dans le contexte d'une ville américaine, soulevant ainsi des questions sociales et politiques beaucoup plus universelles. Ou encore, les objectivistes qui, forcément, ont toujours un point de départ personnel, mais qui se bornent en définitive à une description du réel tel qu'il est.

Y.D.M. : Ce n'est pas exactement cela. Concernant Williams, vous n'avez pas tort, mais dans le cas d'Oppen, il y a vraiment un malentendu profond (je parle d'Oppen dans sa maturité, en laissant de côté son premier recueil des années 30). Ce n'est pas, à mes yeux, en intégrant des matériaux bruts, immédiats -  faits divers ou autres -  dans le poème, qu'on peut véritablement dépasser la conception individualiste contre laquelle je m'élevais. Il s'agirait plutôt, en plongeant à l'intérieur de soi, de creuser au moyen de l'écriture la matière du langage et d'essayer d'atteindre le lieu où elle cesse d'être de l'ordre du moi conscient, ou rationnel. C'est ainsi du moins que je le vis dans mon travail. Durant l'écriture, à un moment donné, je cesse d'exister -  c'est-à-dire que quelque chose d'autre à travers moi s'affirme, surgit, se crée. Il me semble qu'en explorant cela, encore et encore, il m'arrive d'atteindre une zone qui ne m'appartient pas en propre, qui n'est pas seulement de l'ordre de mon expérience ou de ma trajectoire individuelle. Dans un livre un peu maladroit que bien sûr personne n'a lu, Solstice d'été 5, j'avais essayé de réfléchir là-dessus. Je m'avançais évidemment sur un terrain douteux, mouvant, ce qui m'a peut-être amené à rebrousser chemin par la suite. Je suis comme tout le monde, je ne suis sûr de rien, je cherche, je tâtonne. L'idée reste néanmoins la même : que l'on porte plus en soi que sa mémoire privée, ses souvenirs personnels. Il en va de la mémoire exactement comme de la langue et ce n'est sans doute pas un hasard si l'on travaille avec elles, en elles, simultanément. On est plongé dans cette trame, dans ce matériau séculaire de la langue, de la même façon qu'on porte au plan de la mémoire une histoire immémoriale, un passé infini. Je ne sais pas vraiment comment qualifier cela, sinon de "mémoire collective", bien que je ne sois pas particulièrement jungien. Les deux choses vont probablement de pair. En travaillant ce matériau de la langue dans son épaisseur et ses strates historiques, on fait le même travail qu'à travers les sédiments de la mémoire commune que l'on porte au fond de soi. La ou les premières strates, qui sont d'ordre individuel, ne m'intéressent pas. Je peux -  il m'est arrivé de le faire, y compris dans Partitions -  composer des textes qui relèvent de ce registre, simplement parce que cela s'impose à un moment donné et que je ne vais tout de même pas le censurer sous prétexte que cela contrecarre ma pseudo-théorie... Mais ce qui me paraît central, c'est l'instant où l'on bascule, où l'on est véritablement happé, submergé par le langage. Évidemment, on traite toujours ces matériaux avec un peu d'effroi. Même quand on est dans un registre intime, on essaie de trouver la distance nécessaire, à travers une prosodie par exemple. A contrario, dans "Orphéon", le poème est né d'une sorte d'exaspération devant ce matériau insaisissable que j'ai tenté d'explorer pendant un certain nombre d'années. J'ai choisi de briser, de brader ces images parce qu'à un moment donné, je me suis dit : "Je me trompe peut-être, je rationalise quelque chose d'indicible, qu'aucun vers fixe ou libre ne saurait rapporter". J'ai donc affronté ce matériau qui remontait une fois de plus, et qui finissait à la longue par me mettre hors de moi -  depuis vingt ans que cela dure, j'en ai parfois jusque-là de voir ressurgir les mêmes images... -  et j'ai exécuté tout ça, à vive allure. Pourquoi à travers la forme du sonnet ? Au fond, je n'en sais rien -  et cette ignorance pour être franc m'indiffère.


L.D. :
Si l'on revient justement à vos textes, ce qui est assez étrange c'est que lorsque vous dites qu'il faut atteindre une sorte de je impersonnel à l'intérieur de son propre moi, ce qui devrait ressortir serait un je inscrit dans son histoire sociale et occidentale, puisque c'est quand même cela qui est le plus proche de vous et d'une mémoire collective ; tandis que ce qui ressort chez vous c'est tout un je oriental. De même, quand vous parlez, d'un point de vue théorique, d'une forme de replacement du poète dans le réel, dans son quotidien, son univers urbanisé, donc pour l'essentiel en Occident, ce qui apparaît en parallèle, c'est l'émergence d'un univers essentiellement oriental. Bien sûr, c'est évident dans Kambuja, mais aussi dans les deux volumes de Champs, ou dans Partitions. Il y a tout de même une prégnance du privé, de l'autobiographique malgré tout.

Y.D.M. : C'est vrai que j'ai vécu l'histoire du Cambodge de manière très proche ces vingt dernières années. Celle qui m'accompagne est cambodgienne, et pour moi, l'histoire de ce pays a été le drame, la tragédie de mon temps. Je l'ai vécu comme un désastre, un effondrement, un peu comme on a pu percevoir après la dernière guerre les images des camps... Mais je sens poindre une critique implicite dans votre remarque...


L.D. :
Ce que je voulais dire, c'est que ces poèmes, probablement très intéressants en soi, -  même si, étant néophyte en matière d'histoire et de culture khmères, il me manque probablement un certain nombre de références pour une meilleure compréhension du texte -  il m'est difficile de me retrouver en eux. Il n'y a pas à part égale la même inscription ou représentation de l'Occident que de l'Orient dans vos textes...

Y.D.M. : Vous avez sûrement raison, puisque vous êtes un lecteur extérieur, plus objectif, ou moins impliqué que moi. C'est une chose dont je n'ai pas tellement conscience. Il y a aussi tout un arrière-plan grenoblois dans ce que j'écris, mais je suis sans doute le seul à le percevoir.


L.D. :
Je pensais plutôt à une question d'ensemble, pas à un point de vue régionaliste...

Y.D.M. : D'une façon plus générale, au-delà de mon propre cas (parce que c'est un mouvement qui traverse quand même toute la poésie occidentale du XX° siècle), il y a la réfutation chez nombre d'auteurs de tout ce qui fait le mode de vie, la norme de pensée du présent. Moi, par exemple, je ne crois pas au temps linéaire, je ne crois pas que le temps existe dans son déroulement chronologique, tel que nous le percevons. Pour reprendre une fois encore la formule de Pound, s'il y a bien une chose que la poésie et l'art nous enseignent, c'est que "toutes les époques sont contemporaines". Ensuite, il y a la réfutation de l'individu, au sens courant du terme. Le poète moderne, contemporain disons, travaille selon moi contre ce double concept, individualiste et temporel. Il n'y a pas nécessairement besoin, pour remettre en cause ou dénoncer un certain nombre d'aberrations présentes, d'inscrire une sorte de réalité immédiate dans le poème. On peut le faire, évidemment, parler de l'extrême réel, des nouveaux pauvres ou de la misère contre laquelle nous butons tous les jours dans la rue. Mais ce n'est pas le seul critère de l'engagement d'un écrivain en regard de son temps. Je songe à Segalen, dont on a récemment publié les oeuvres complètes : on peut évidemment reprocher à Segalen d'avoir fui la société de son temps, comme Rimbaud l'avait fait avant lui. Mais enfin, que cherche-t-on à dénoncer au juste en affirmant cela ? Une dérive ? Un inadmissible écart ? Une authentique altérité ? Il est évident que chez nombre de poètes, notamment dans la première moitié du siècle -  songez ne serait-ce qu'aux surréalistes -  il y avait un rejet viscéral de la société dans laquelle ils vivaient, des valeurs qui les entouraient. Ce rejet initial, qui a pu prendre aussi bien dans la vie que dans la littérature des formes extrêmement diverses, est pour moi fondateur de l'écriture moderne. Depuis la fin du XIX°siècle, toutes les Ïuvres fortes, quasiment, s'édifient sur cette réfutation. Même Mallarmé, en faisant l'expérience du néant, s'inscrivait contre la conception positiviste et bourgeoise de son temps. D'une certaine façon, il se mettait lui aussi en retrait de la pensée dominante.


L.D. :
On peut prendre d'autres exemples, ou contre-exemples : Apollinaire, Lautréamont et de nombreux poètes contemporains, complètement inscrits dans leur époque, leur société, leur monde. Cela donne aussi des Ïuvres fortes, voire très importantes. Ils ne rejettent pas leur société, c'est-à-dire qu'ils ne la mettent pas de côté, pour passer à autre chose ou entrer dans un autre univers : au contraire, ils sont en contradiction avec cette société parce qu'ils s'inscrivent justement de plain pied en elle et qu'ils la questionnent.

Y.D.M. : Oui, tout à fait. Seulement, il faut être clair sur ce point, surtout dans une époque où chacun a tendance à défendre des positions un peu "dogmatiques" : il n'y a pas une seule voie possible, tant au plan de la forme que du fond, dans cette affaire de projet poétique. Ce qui compte, ce qui fait la richesse d'une époque, c'est peut-être au contraire la diversité des approches, du travail de chacun, le fait que certains vont être dans une logique de l'enfermement -  je pense à Michaux ou, plus proche de nous, à Bénézet par exemple - , d'autres dans une optique d'ouverture par rapport à leur société ou à l'humanité dans son ensemble. Oppen, pour revenir à lui, était dans une logique de toute évidence altruiste. Et pourtant, dans son cas aussi il y a contradiction, puisque ce qu'il a écrit à la fin de sa vie est un retour vers l'intérieur, une plongée au fond de soi qui débouche sur une forme d'illisibilité : il ne pouvait plus maintenir cette densité de manière aussi "réaliste" qu'au début de son périple.


L.D. :
Ne vous en déplaise, cela revient tout de même à prendre cette place médiane entre deux rejets du monde. C'est-à-dire d'une part l'entrée dans un monde de lyrisme total, où l'imaginaire et l'envol ont cours et où la chute est tellement magnifiée qu'elle reste malgré tout une forme de l'envol ; et d'autre part, une neutralité extrême, une objectivation, un enfermement dans le langage. Une voie médiane pour retrouver, sous quelques formes ou énonciations que ce soit, la place du poète dans son temps et sa société.

Y.D.M. : Si ce principe d'une voie médiane me déplaît, cela tient à un point que je n'ai pas encore abordé mais qui est pour moi très important : la littérature n'a jamais été à mes yeux une fin en soi. C'est pour cela qu'au fond, je ne m'entends ni avec les formalistes, ni avec les néo-lyriques : les uns et les autres se placent dans une stricte logique de production littéraire. Je suis peut-être un des derniers dinosaures, mais je suis parti pour ma part d'un rejet, d'une profonde aversion (hérités du surréalisme) à l'endroit de la littérature prise comme une norme, une valeur indépendante. L'écriture a toujours été pour moi un moyen de connaissance, d'exploration -  et peut-être avant tout de perturbation. Je n'ai jamais eu, croyez-moi, l'ambition d'échouer dans les manuels scolaires, ni de produire une quelconque théorie littéraire. Ce qui m'importe, c'est la décomposition du monde présent, auquel je voue une hostilité ancestrale. Je pense, de manière peut-être illusoire, mais avec un certain nombre de gens depuis l'aube de ce siècle, que le travail de création participe avant tout à la transformation du réel. Transformation par le fait que l'on met en circulation, même si c'est auprès d'un public restreint, des objets subversifs (Nougé aurait dit : bouleversants) qui peuvent à leur échelle jouer un rôle et hâter cette indispensable mutation. Pour moi, c'est cela la finalité du projet. Je constate qu'effectivement je suis, sinon en opposition, du moins en désaccord avec x, y ou z, mais en même temps je n'ai nullement l'impression de me trouver au milieu, à la croisée des débats ambiants. Bien évidemment, je me sens tout de même plus proche des "formalistes" (avec les guillemets d'usage) que des autres, parce qu'au moins j'ai appris en les lisant un certain nombre de choses. Je pense notamment à tout ce qui a été accompli autour d'Action Poétique, au cercle qu'a su créer Henri Deluy, avec Jacques Roubaud, Paul Louis Rossi ... Le travail qui s'est effectué là a été très important et supposait notamment l'ouverture à l'étranger, la relecture de l'héritage passé, etc... Tous ceux de ma génération en ont plus ou moins bénéficié, car ce travail devait être fait. La récente anthologie de Pascal Boulanger le prouve, me semble-t-il, suffisamment. Cela a été dit et redit : le surréalisme avait occulté la question du vers, des formes poétiques, et il fallait remettre en cause à un moment donné cette rupture du fil, de la continuité historique. Ce que je déplore, simplement, c'est que cette exigence se soit un peu dissoute au fil des ans, oubliant le monde des hommes pour ne retenir, en matière d'écriture, que la surface d'un texte coupé de ses racines historiques. On est d'abord revenu, à mon avis de manière abusive, au modèle mallarméen et je crois que cela a eu des effets très néfastes pendant une certaine période. Cela explique en partie qu'il y ait eu un tel retour de flamme (ou de bâton) avec la régression lyrique des années 80. Puis on a sombré dans le spectre d'une littéralité pseudo-américaine, ou plutôt post-steinienne, tandis que les petits oiseaux se remettaient à gazouiller dans les campagnes françaises. Mais la question de la forme reste tout de même un épiphénomène, je veux dire que ce n'est au bout du compte qu'une affaire d'outils. Je me souviens avoir lu La vieillesse d'Alexandre de Roubaud quand le livre est paru, en 1978 : cela m'a obligé à me poser de vraies questions quant au "comment" (plus qu'au "pourquoi") de l'écriture poétique. Mais je lisais aussi Michelena, Savitzkaya, je veux dire que je n'ai jamais perdu de vue cette essentielle rébellion, fondatrice pour moi de tout projet poétique, ou de son sens - et excédant toute pétrification platement littéraire.


L.D. :
Pour conclure, j'aimerais savoir comment vous percevez l'évolution de la poésie en France, ces dernières années : pensez-vous par exemple qu'un tournant soit perceptible dans la période actuelle, à travers l'émergence d'une nouvelle génération ? Et parmi les auteurs apparus récemment, certains vous semblent-ils faire écho à vos préoccupations ?

Y.D.M. : J'ai malheureusement atteint un âge qui m'interdit de considérer avec une objectivité suffisante la génération qui s'avance, recouvrant la mienne. Il s'agit là d'une loi naturelle, contre laquelle je ne m'élève pas : mais on ne porte pas le même regard sur ses cadets que sur ses ainés. J'observe évidemment ce qui se passe, c'est-à-dire que je lis des recueils, des manuscrits, des textes en revues, sans avoir d'ailleurs la certitude d'être le mieux placé pour les juger. Peut-être suis-je avant tout resté attaché aux bouleversements qui ont fondé ma propre génération, dans les années 60 -  à ce grand vent de révolte dont il m'est impossible trente ans plus tard de dissocier mon approche du travail poétique : il fallait tout changer, vous savez, et ma vie reste liée à cet étrange projet... Pour en revenir au présent, si je demeure sceptique à l'égard de certaines démarches -  mais j'ai des passions divergentes et ne suis l'homme d'aucun clan -  plusieurs Ïuvres m'ont touché, ces dernières années, par la façon dont elles liaient ce travail de subversion, fondateur à mes yeux de l'écriture moderne, à la prise en compte d'une exigence formelle qui est sans doute l'acquis majeur des dernières décennies. C'est ainsi que je perçois par exemple le chant brisé de Michel Crozatier, l'unanimisme détourné de Jean-Michel Espitallier ou le travail de Philippe Beck, qui m'évoque irrésistiblement l'oeuvre occultée de Matthieu Messagier. Il y a aujourd'hui suffisamment de livres potentiels, empreints d'une égale exigence, pour que la relève soit assurée. Je ne crois donc pas que le fil soit rompu, même si cette histoire naissante ne me concerne plus directement. Quant à savoir ce qui en sortira... rendez-vous dans un siècle -  ou si vous préférez : l'avenir le leur dira.

Propos recueillis par Lionel Destremau. Yves di Manno a répondu oralement à cet entretien, paru pour la première fois en janvier 1996 dans le numéro 8 de Prétexte, aujourd'hui épuisé. Cette nouvelle version corrigée et augmentée d'une nouvelle question a été publiée dans le Hors-série n°9 de la revue, lui-aussi aujourd'hui épuisé.

Notes

1 Partitions, Flammarion, 1995. 
2 La Tribu perdue, Pound vs Mallarmé, Java, 1995. 
3 Kambuja, stèles de l'empire khmer, Flammarion, 1992. 
4 v. Champs, Flammarion, 1984, et Champs II, Flammarion, 1987. 
5 Solstice d'été, Unes, 1989.


Yves Di Manno cf.notice de l'auteur

> Retour au sommaire : "Discussions thématiques (poésie)"
 
 ©