Entretien avec Pierre Rivas domaine portugais - Prétexte 18/19 |
Revue Prétexte : En tant que spécialiste de littérature comparée entre le Portugal, le Brésil et la France, vous devez avoir une idée assez précise de l'impact de la littérature portugaise en France, et savoir quels sont les auteurs portugais connus et appréciés du public français. Mais outre des auteurs comme Pessoa, Torga, Saramago ou Antunes par exemple, qui ont une large audience, n'avez-vous pas l'impression que c'est une littérature sous-représentée en France, au regard des autres littératures, qu'elles soient européennes ou non ?
Pierre Rivas : La réception d'un écrivain ou d'une littérature étrangère rappelerait assez bien ce que Pessoa, l'inévitable, a dit de la gloire d'un homme, pareille à son ombre, toujours plus grande ou toujours plus petite que sa taille, mais jamais identique. La fortune de Poe en France, celle de Corbière ou de Laforgue dans les pays anglo-saxons en sont de suffisants exemples. Dans le cas d'une langue longtemps ignorée comme le portugais, le sort, les stratégies, l'horizon d'attente ont été longtemps propres à infléchir l'adéquation entre réception et situation interne. Les rares écrivains connus étaient Ferreira de Castro, l'auteur de Forêt Vierge traduit comme on sait par Cendrars, écrivain probe dont on commémore cette année le centenaire, ou Fernando Namora : une littérature réaliste et humaniste à l'ère salazariste. Puis Torga a retenu l'intérêt, surtout son journal (En franchise intérieure), écrivain de l'exigence éthique et du sursaut rebelle dans la France formaliste du nouveau roman, sorte de relais ou de nostalgie des figures morales, Camus par exemple. Pessoa, le poète, restait le signe de ralliement d'une sorte de societé secrète. Telle est, me semble t-il, la préhistoire de la réception portugaise en France. Insularité aussi marginale que son histoire, sa géographie, et l'exil dans une langue " rare ".
Le portugal démocratique et européen a eu beaucoup d'écrivains traduits en peu de temps. D'où une certaine confusion des valeurs et je dirais volontiers ce qu'écrivent vos collaborateurs dans votre excellent numéro consacré à l'Italie ; je ne sais pas s'il y a eu une mode portugaise, mais peut-être a t-on trop traduit, prose et poésie mêlées, et peut-être le lecteur a-t-il quelque peine à suivre et à séparer le bon grain et l'ivraie. Si bien que je ne sais pas si elle est sous-reprensentée en France au regard des autres littératures, ou si la critique française a su hiérarchiser les mérites et rendre justice aux meilleurs.
R.P. : Pourtant, la littérature portugaise ne peut soutenir la comparaison avec les littératures italienne, espagnole, allemande par exemple, en terme de publication annuelle en France. Faut-il en rechercher les causes du côté de la création et de la production portugaise, ou bien cela relève t-il d'une carence en traduction, ou alors cela correspond-il à la politique des éditeurs français, qui ne voient pas là un marché très porteur ?
P.R. : A mon sens, ce n'est ni la création ni la production portugaise qui sont en cause. Nul doute que la littérature portugaise d'aujourd'hui soit active, brillante et vivante. Je ne pense pas non plus que l'édition française l'ait ignorée. Mais le lectorat ? On traduit cette littérature, mais la lit-on ? Le plus grand succès serait paraît-il les Lettres à la fiancée de Pessoa, et puis l'Intranquillité, son livre, au demeurant, le plus " français " chez un écrivain notoirement francophobe, comme Borges, pareillement anglophiles tous deux et les deux rares écrivains du " sud " à avoir une présence en France. Le problème est l'absence de critique compétente sur ce thème. Ainsi le Figaro littéraire, dans une chronique sur Lisbonne, reprend-il textuellement un long passage de la présentation du numéro d'Europe sur la littérature du portugal (N°660, avril 84) ; il n'y manque que les guillemets.
Cela dit, faut-il " encadrer " les traductions portugaises dans des collections spécifiques, au risque de les " ghettoïser " ou les publier à côté des autres littératures traduites ? Et le critique peut-il alerter l'opinion sur la fortune comparée des écrivains ? Agustina Bessa Luís ne mérite t-elle pas un meilleur sort ? Jorge de Sena ne devrait-il pas être mieux reconnu, Signes de Feu étant à n'en pas douter un de nos grands romans du XXème siècle... Vergilio Ferreira est tenu par certains de ses compatriotes comme le dernier écrivain véritable sans connaître chez nous le sort qui lui reviendrait.
R.P. : Urbano Tavares Rodrigues, cité par R. Bréchon dans La littérature portugaise (éd. Chandeigne) qualifie les oeuvres nées après la révolution de " déconcertantes ", car soumises à un style et une syntaxe très personnels qu'il nomme la " langue d'auteur " et qui serait inspirée des oeuvres anglo-saxones notamment, comme si elles obéissaient à un effet de mode. Qu'est-ce qui d'après vous caractérise la littérature portugaise de ces vingt dernières années, et en quoi se démarque t-elle de la littérature française ?
P.R. : Urbano Tavaro Rodrigues, citoyen courageux, a été, comme toute sa génération, en lutte contre le salazarisme, proche du néo-réalisme, variante locale du réalisme socialiste, ou du moins d'une littérature généreusement engagée. La fin de la dictature, la démocratie et l'entrée dans l'Europe, la faillite des grandes utopies révolutionnaires ont " normalisé " la société portugaise et l'ont dépris de l'urgence politique et sociale longtemps hégémonique au point d'occulter la riche et souterraine et tardive explosion surréaliste. La littérature portugaise s'est mise à l'heure de l'Europe et du monde. Effet de mode ? C'est une accusation traditionnelle au Portugal contre les écrivains cosmopolites, accusés longtemps de trop regarder vers la France. Mode anglo-saxonne ? Modèles, ou références, non plus français mais effectivement anglo-saxons dans la poésie d'aujourd'hui. " Langue d'auteur " ? Idiolecte, certes, et non plus le sociolecte néo-réaliste, mais n'est-ce pas la définition même de l'écrivain ? ; " déconcertantes " ? N'est-ce pas la fonction de la littérature ? Peut-être un certain " terrorisme littéraire " ou une certaine " terreur dans les Lettres " a t-elle pu sévir un temps, dans l'ivresse d'une liberté retrouvée.
Une littérature qui se démarque cependant de la littérature française, non pas seulement parce que ses paradigmes culturels sont autres, plus diversifiés, mais parce qu'elle est foncièrement idiosyncrasique malgré la diversité des styles. A une littérature formaliste, puis intimiste et aujourd'hui minimaliste, narcissique ou expérimentale, comme me paraît être la littérature française, s'il est possible de la résumer ainsi, la littérature portugaise, jusque dans les méandres métaphysiciens d'un Vergilio Ferreira ou l'égotisme exacerbé d'un Antunes, travaille l'Identité Nationale, l'énigme portugaise, ce " labyrinthe de la nostalgie ". Non point qu'elle doute d'une identité immémoriale, mais parce que son " ex-centricité ", géographique et historique, chez un peuple si mesuré (ou précisément à cause de cela ?) lui font quêter sa place : periphérique, marginale, dérivant sur un " radeau de pierre ", ou impériale, tiers-mondiste, ou assumant une européanité longtemps désirée et parfois aujourd'hui redoutée ; reprenant les mythes nationaux : les Découvertes, Sébastien, l'Inquisition, Pessoa ou les guerres coloniales pour les réecrire, à partir du présent. Peut-on citer une grande oeuvre française sur la Guerre d'Algérie ? ou sur Jeanne d'Arc, ou sur les Guerres de Religion ? ou sur la Révolution (il y eut jadis Balzac et Hugo). La littérature portugaise est une interrogation, anxieuse, ironique ou sarcastique sur le destin portugais " Portugal, mon remords " disait O'Neil ; une littérature " Hamletienne " où l'interrogation hétéronymique pessoenne " qui suis-je " est inséparable d'un " qui sommes-nous " et les chemins portugais sont pluriels.
R.P. : Vous avez participé en 1994 à la traduction des Vingt et un poèmes pour un vingtième siècle portugais, et il semble que la poésie soit votre domaine de prédilection. A ce propos, est-il vrai que la poésie portugaise contemporaine porte les marques d'un désenchantement, plutôt étranger aux poètes de la " renaissance portugaise " qui gravitaient autour d'Orpheu et plus tard de Presença, et qui n'avaient pas encore été mortifiés par le salazarisme ?
P.R. : Il est vrai que je me suis hasardé à traduire la poésie. La poésie portugaise contemporaine a dû d'abord se " désencombrer " de Pessoa, qui était tout et son contraire. Pour répondre à votre question, Pessoa a fait un bout de chemin avec la " Renaissance portugaise " et Teixeira de Pascoaes, lequel était également le théoricien du " saudosismo ". Orpheu, Pessoa et Sá-Carneiro étaient donc à la fois " saudosistas " et futuristes, ce qui paraît parfaitement contradictoire en apparence, sauf à définir ce qu'est la " saudade ". Elle a deux visages, l'un tourné vers le passé et c'est l'incomplétude, et l'autre, qui est un principe actif, est la nostalgie du futur ; (donc entre mythe régressif et utopie dynamique, retour aux sources pour construire le futur). Tel était le programme. Mais le modernisme portugais ó et c'est la grande différence avec le modernisme brésilen son contemporain ó est essentiellement disphorique. Le désenchantement est au coeur d'Alvaro de Campos comme du Bernardo Soares de l'intranquillité, comme la tragédie au coeur de Sà Carneiro. Quant à " Presença ", c'est, dans la lignée de la NRF française, une manière de retour à l'ordre et au psychologisme, attentive à la spécificité littéraire et au " statut " du poète inspiré.
En ce sens, la poésie contemporaine, poésie de la traque, de l'errance, de la quotidienneté dans sa monotonie, est plus désenchantée, moins exaltée, plus désabusée. Sans même l'espoir d'une révolte dans un Portugal normalisé, ni le sentiment douloureux d'être en marge, dans un monde où tout est marge et centre à la fois. La poésie contemporaine est-elle plus désenchantée ? Elle est moins " groupale ", plus solitaire et moins " théoricienne ", me semble t-il, ce qui ne veut pas dire moins réfléchie ou moins concertée, mais rebelle aux écoles et aux programmes. Elle explore plus qu'elle n'innove, se refusant aux grandes imprécations comme aux grandes envolées métaphoriques ; c'est une poésie plus discursive, et, certainement, désenchantée ; Rui Belo ne pouvait décliner que quatre ou cinq mots négatifs pour le dire. A la mémoire d'Al Berto et de Luis Miguel Nava, redisons avec Pessoa " ils meurent jeunes, ceux qui sont aimés des dieux ", et avec Al Berto " écrire et regarder le monde, depuis l'abîme, humblement ", à quoi fait écho Nuno Júdice sur " la désolation terrible de nos vies inquiétantes ". Voilà pour le désenchantement, qu'accompagnent aussi ces tragédies.
Pour en revenir à la saudade, celle qui prévaut aujourd'hui, dans le désenchantement post-moderne, c'est celle qui est tournée non plus vers un avenir, puisque tout est désormais " advenu ", et difficilement vers un passé qui ne pourra plus jamais revenir mais vers un " ailleurs " ; non plus l'infini, mais l'indéfini (voyez la Lisbonne du cinéma). Comme il n'y a plus d'aventure, il ne peut y avoir de nostos, de " retour ". La saudade est une passion qui nourrit (nostalgie est énergie) ; elle fut, selon Abelio, " le mouvement secret de tout un peuple sans mouvement ". Le Portugal s'est mis en mouvement après avoir été longtemps " un peuple qui s'était désinteressé " (R. Vailland) Les conquistadores voyaient se lever des étoiles nouvelles ; Lisbonne commémorant voit-elle " surgir du fond des eaux le regret souriant ? "
R.P. : Vous vous intéressez de près à l'acte de traduire. Quel sens donnez-vous à ce mot, et quel est votre parti pris de traduction ?
P.R. : Il est vain de se citer, mais puisque vous m'interrogez sur la traduction, permettez-moi de vous renvoyer à l'entretien avec Armand Guibert qui figure dans Fernando Pessoa : visage avec masques, réédité récemment aux éditions Méréal. Je ne suis pas toujours assuré de mon portugais, il m'arrive de trébucher. La traduction est pour moi un substitut de la création poétique ; elle est, comme le dit très bien J.B. Para dans votre numéro sur l'Italie " un devoir d'offrande "... L'exaltation qui m'habite à la lecture d'un poème me pousse à le traduire, attentif à son rythme et à sa musicalité, avant même son sens. Ce n'est pas la meilleure façon de traduire et la ferveur commande d'abord la rigueur. Je suis plus circonspect. Je regrette aussi que les traductions ne soient pas bilingues : j'ai " appris " le portugais en lisant les poèmes de Alvaro de Campos traduits par Guibert. Et je rends hommage à celui qui fut un " passeur considérable ". Comme moi, il n'avait jamais appris le portugais, et peut-être ses traductions ne sont pas toujours exactes, mais il avait un sens exceptionnel de la langue française et de la langue poétique. C'est dire que, pour moi, qui ai trébuché sans doute plus que lui encore, c'est l'équivalent poétique qui est le critère d'une traduction, sachant bien cependant, comme le dit R. Frost, que le poésie est ce qui se perd dans la traduction, car elle est le " dicible de l'indicible " (Goethe). Je crois donc, avec Larbaud, aux " droits du traducteur ". Je ne crois pas que la traduction soit une science, qu'une équipe de traducteurs puisse parvenir à donner un équivalent exact ou homologue, d'un poème. L'impossibilité de la traduction prouve précisément qu'elle est un art. Comme dit W. Benjamin, la traduction est une manière de se mesurer à ce qui rend les langues étrangères l'une à l'autre, un état précaire qui ne renonce pas, cependant, à viser un stade ultime et sans doute utopique vers lequel il fait signe, indiquant le royaume promis et interdit où les langues se réconcilieront et s'accompliront : la précarité de la traduction permet à chaque génération de reprendre la tâche ; le traducteur est un passeur, d'une langue à l'autre, mais aussi d'une génération à une autre, donnant chaque fois une nouvelle jeunesse à ces textes. Leçon de modestie mais où se dévoile aussi la puissance de la poésie qui nous contraint à nous mesurer à un défi que l'on sait périssable et vain, qui exalte et désespère à la fois.
R.P. : Est-il possible de dégager une caractéristique intrinsèque à la littérature portugaise en général, en tenant compte des siècles passés, qu'est-ce qui selon vous fait " l'âme " de cette littérature, et par qui est-elle incarnée ?
P.R. : La situation excentrée du Portugal et la marginalisation historique qu'a connu ce pays que Sá-Carneiro définissait comme " le recoin amer et oublié de l'Europe " l'ont longtemps tenu à l'écart de sa modernité. Mais inséparablement, une tradition cosmopolite, " estrangeirada " s'est toujours montrée ouverte aux dernières lumières d'Occident. Diastole et systole entre enracinement et cosmopolitisme, finisterre de l'Europe, mais d'où on peut mieux prendre la mesure de l'Europe. Tension entre énergie et nostalgie ; entre une veine bucolique et élégiaque, le lyrisme amoureux dont la forme dégradée serait le fado, et un messianisme qui peut s'incarner dans une vision motrice : les Découvertes ou la fuite dans le messianisme, entre Camoes et Pessoa. Entre la mer et la montagne (Torga), l'exaltation épique et sa dérision (de Mendes Pinto à Saramago). Mais toujours une littérature qui travaille l'identité nationale, soit comme enracinement intérieur (de Camilo à Agustina Bessa Luís) soit comme ouverture cosmopolite et critique (de Eça de Queiroz à A. Faria). Un Portugal pluriel, une tension entre des polarités conflictuelles, l'interrogation anxieuse sur le destin national et l'ouverture sur la culture internationale, prosaïsme terrien et onirisme délirant. Pessoa naturellement incarnerait cette hétéronymie culturelle et littéraire.
R.P. : Quels sont pour vous les jeunes talents de cette fin de siècle, sur qui miseriez-vous ?
P.R. : Pour Pessoa, " le gros lot de la vie échoit à ceux qui ont acheté leur billet par hasard ". Je ne puis que dire avec Nietzsche, incapable de miser, " j'aime l'ignorance de l'avenir ". Pessoa encore : " Je vais vers l'avenir comme on va à un examen difficile " et ses derniers mots : " I know not what to-morrow will bring ". L'avenir lui a apporté la gloire. Un peu de sa gloire a rejailli sur cette littérature ; faisons le voeu qu'elle éclaire longtemps une littérature encore trop méconnue dans le monde.
Propos recueillis par Ingrid Pelletier. Pierre Rivas a répondu à cet entretien par écrit.