Entretien avec Jean-Louis Giovanni Prétexte Ultimum |
Paris, le 19 avril 1999 Arnaud Bertina : En 1991, Pas japonais (ces «pierres plates disposées sur le sol, bien ancrées et à distance régulière (de la longueur d'un pas)») qui délimite un espace fini de concentration, de retenue ? notamment au niveau de l'énonciation. Pourtant, dès ce livre, l'équilibre du monde absenté par les mots, cet équilibre est perturbé par l'annonce de L'Invention de l'espace (1992). «Les mots des autres comme un espace qui manquerait sans cesse à ta venue. // Peut-être que la voix de l'autre nous appelle essentiellement à l'intérieur de nous-mêmes ?». De fait, apparaissent dans L'Invention de l'espace différentes voix imbriquées les unes dans les autres. Mais rien de dialogique là-dedans : l'ironie, évidente, entraîne toutes les voix dans une valse des certitudes ; les discours sont réversibles et partant l'adresse à un interlocuteur, son identité comme celle de celui qui parle, sont incertaines. L'ironie pousse donc le lecteur et le poème hors d'eux-mêmes dans cet espace incertain où l'auteur se trouve déjà qui s'est absenté («Tu parles, tu écris pour que les choses / ne coïncident plus avec elles-mêmes», «L'absence des choses dans leur nom est une des formes de l'espace»). Cette façon de forcer l'assise du poème, de l'ouvrir à «l'ébranlement de l'immense dehors» (Blanchot) inaugure un nouveau moment de votre démarche poétique et préfigure l'originalité de L'Élection (1994)Ö Paris, le 27 avril 1999
Jean-Louis Giovannoni : Vous ne pouvez pas savoir combien je suis absenté, voire même totalement dispensé de mes textes. J'ai à peine écrit une ligne ? disons pour faire plus large ? une séquence, que tout se solidifie. Je n'ai pas intérêt à lambiner, c'est du ciment rapide. Aussitôt coulé, aussitôt sec. Pourquoi croyez-vous que je m'acharne à lire mes textes à haute voix ? tout simplement pour les réhumecter un peu et les recouler en bouche. C'est fou comme c'est crayeux une fois écrit. Si les autres ne mettaient pas leurs langues dans la mienne, je ne pourrais jamais retrouver mes textes. Le reste du temps, au repos ou avec agitation, je n'en tire pas une goutte. Expulsés, aucun retour n'est possible : ils se ferment sur eux-mêmes. La nécessité que j'ai d'écrire vite vient de là. L'écriture n'existe chez moi en continuum que non écrite, sous la forme d'un flux improvisé, un flux interne. Tant que je garde l'affaire en tête ? ça peut durer plusieurs années ? la fluidité, l'élasticité, la vie du tissu est maintenue. Dès que ça touche terre, tout est instantanément lyophilisé, compacté sous silence et hermétiquement égaré.Tout cela ne me rend pas malheureux, au contraire. Plus je ferme derrière moi, mieux je me porte. J'obtiens même un certain silence, grâce à ce genre d'exercice. Imaginez le type de bonheur ? quasiment palpable ? que l'on peut ressentir après avoir cessé de se frapper la tête contre un mur. Quel espace soudain ouvert sensible Paris, le 10 mai 1999
Arnaud Bertina :L'ironie c'est une peau retournée : redire les mots des autres mais en les plaçant au bord du précipice, sur le tranchant du caillou, là où ça fait mal. C'est un combat : quelque chose est à gagner sur l'insidieuse violence qui est faite à ceux qui tentent de s'excéder. Mais une peau retournée c'est un intérieur dévoilé ; l'ironie empiète sur la sagesse de L'Immobile est un geste, elle l'agace et elle l'emporte à partir de L'Élection qui est le premier de vos livres à enregistrer ? sur la page ainsi qu'au niveau de l'énonciation ? la conséquence de cette attention portée à la violence du discours des autres, leurs injonctions («Allez, laissez-vous faire !»). Sur la page d'abord : si l'économie de la première section est encore mesurée, le débit n'est plus le même dès la deuxième section, qui se rapproche déjà par endroits du débit de la prose ? dont plus grand chose ne semble alors vous séparer, n'était «la respiration» ? : trois lignes pleines et dures puis un mot, un seul. Cette arythmie, ces à-coups brisent la mesure de la page, ouvrent des espaces. Au niveau de l'énonciation maintenant : oser la voix des autres, laisser les autres «mettre leur langue dans la [vôtre]» et oser se la coltiner, c'est offrir à la sienne propre un espace où s'ébattre. Dans Journal d'un veau (1996), dans Chambre intérieure (1996), quelqu'un parle à la première personne. Il y a le pronom de la communauté («Nous avons un sens inné du logement en toute occasion»), le pronom de la communauté dont s'exclue le locuteur, un "nous" dans lequel il faut deviner une grimace («Pendant que vous vous serez entamé, gangrené du dedans, nous nous passerons au large, marchant en dehors de nos pieds. C'est qu'on ne veut pas vous priver des joies et des douleurs de l'incarnationÖ») mais l'ébranlement qui suit cette reprise des mots des autres, c'est un "je", un "je"qui n'est pas un "moi", un "je"qui initie une prise de risque nouvelle chez vousÖ Paris, le 4 juin 1999
Jean-Louis Giovannoni :On est élu par la voix des autres. Il ne faut pas oublier : le rôle d'un délégué est de faire remonter les revendications telles qu'elles ont été énoncées à la base. Sa propre opinion ne compte pas dans ce genre de situation. Au contraire les changement de lignes sont fréquents et obligent le délégué du personnel à des postures insoupçonnées. La délégation n'est donc pas un pouvoir absolu. Je dois rendre compte, à tout moment, de mon mandat. Dieu sait si les demandes peuvent être contradictoires. Les choses les plus horribles côtoient les pires fantaisies. L'obligation m'est faite de tout dire, de ne rien omettre. À la moindre incartade, je perds mon siège, et c'est le trou, la relégation. Je vous assure, il est préférable de filer doux. Quant au rythme, la coupe : ils sont imposés sur le champ, par les forces qui vous investissent. Sans demander votre avis. Je ne vous cache pas le côté insupportable de certaines voix. Mais que faire ? On est là pour satisfaire la demande de la multitude et non pour créer son propre mouvement. De toute façon, le courant est bien trop fort. Les effets personnels ne pourraient résister à cet enfournement corporel. Je compte donc sur votre discrétion pour ne pas donner mon nom. J'ai tellement eu de mal à le négocier que je risque de perdre sa place. Et comme les places sont chères Ö j'habite à côté de chez moi. C'est plus prudent. L'important est que vous sachiez où me joindre. Paris, le 5 juin 1999
Arnaud Bertina :Alors voilà, précisément, vous «joindre» : vous parlez du «mouvement» personnel qui compte pour rien par rapport à «la demande de la multitude» quand je cherche moi à distinguer deux périodes dans celles de vos oeuvres qui ont été publiées à ce jour : l'une qui serait tout entière dans le retrait au niveau de l'énonciation et une seconde ? qui court de Pas japonais (1991) à Greffe (1998) ? où une multitude de voix se retrouveraient, prenant la parole et contribuant à donner l'impression qu'un sujet s'est avancé. Multiple, dispersé, blessé mais un sujet quoiqu'il en soit, qui s'exprimerait depuis ce qui le fissure. Ce n'est qu'en comprenant les contradictions de tous ces discours entre eux que j'ai perçu à quel point l'ironie rendait peut-être vaine cette séparation entre les deux périodes ; dans aucun de vos recueils ? pas plus aujourd'hui qu'hier ? on ne sait où vous «joindre» à tout coup. Dans un cas on ne sait trop d'où cette voix se fait entendre. Dans l'autre quelqu'un parle certes, il est situé dans un corps, mais confronté à d'autres il est aussitôt contesté par eux. L'originalité n'est peut-être donc pas à trouver ici puisqu'il semble que ce soit toujours une manière de non-lieu dans vos textes. Pas de position tenable semblez-vous dire en introduisant cette belle image d'un écrivain, d'un poète qui serait «délégué du personnel». Je crois comprendre maintenant que cette position signe la véritable originalité de votre évolution en regard de tout ce qui précède Pas japonais. Votre poésie, auparavant volontiers réflexive, traitant du sort des mots et de leur vie, de leurs parcours, en dialogue avec d'autres poètes (Juarroz, Munier) s'avère de plus en plus étrangère à ce que vous entreprenez depuis L'Invention de l'espace et L'Élection (1994). Étrangère au point de moquer Juarroz et Munier ou leurs épigones dans Traité de la toile cirée (1998) («Le lyrisme / En bas / avec son échelle de nouille plate (Ö) Glissant / Enfin / Sur l'horizon / gorgé de Juarrozine / Généreux / Tu pleuvines / Sur les pauvres terres sectaires / Tu Muniérises / sous l'élytre de l'être / Mais tires donc la chasse ! Enlève le tabouret / Partout, ils s'accrochent.»). Dès lors que la littérature devient un tic, ou dès que l'on muniérise, la liberté déplace son centre de gravité et c'est en malmenant la langue et les mots comme vous le faites dans le Traité et dans Greffe (1998) que l'on peut entrevoir une issue, quand bien même cette issue, «délégué du personnel», est un «siège éjectable», quand bien même celui qui écrit devient redevable aux yeux d'un public qu'il avait jusqu'à présent ignoré, de la langue dont il use. D'où le débit, tout à coup ce passage à la prose, comme si subitement il y avait quelque chose à dire qui serait foncièrement rétif à l'économie de l'épure, d'un poème à la parole mesuréeÖ Progressivement vous quittez le bord du poème pour vous aventurer au milieu du torrent. S'il y a donc une prise de risque et deux périodes c'est peut-être dans ce distinguo-ci qu'il faut les trouver, dans l'invention de quelqu'un avec qui entrer en dialogue. Où la poésie croirait à nouveau à une audience possibleÖ Paris, le 12 juillet 1999
Jean-Louis Giovannoni : En fait, personne ne doit écouter personne et encore moins l'entendre. Horreur ! Ceci n'est pas un jugement à l'emporte-pièce. Non, c'est une recommandation de pure hygiène. Une nécessité de premier ordre. Autant que respirer ou envahir son prochain. La non-écoute par pollution sonore volontaire est de loin la meilleure attitude à adopter pour survivre et s'épanouir dans l'espace survocalisé de notre époque. J'insiste. Produire un continuum sonore tue dans l'oeuf les voix internes et l'hégémonie furieuse des masses communicantes. Traiter le mal par le mal. Voilà la solution ! Je dois vous avouer que l'on ne m'a pas attendu pour trouver cette judicieuse parade. Quelle invention suprême le baladeur ! Qu'importe le choix de la musique, pourvu que le flot soit dru, fourré directement dans les oreilles. A quand l'implant ? Je vous assure, on ne s'entend plus, pas un filet ne passe. Et cette joie de tuer ses voix. Aucune voix n'a le temps de se composer, recomposer, s'articuler : elles sont évidées, élimées, pulvérisées. J'avais ? que de bêtises ne fait-on pas dans sa jeunesse ? trouvé un système pour entendre réellement ma voix interne ? la fameuse ? qui part des entrailles, du tréfonds de soi-même et monte gravement à la tête. Qui dit tréfonds dit profond hélas. Je m'étais donc mis un casque idiot sur les oreilles, branché directement à un magnétophone extérieur. Et lorsque je parlais, je me parlais dedans. Au début mon plaisir fut grand de me sentir habité ainsi par cette voix centrale et protectrice. Mais à force d'être à demeure, le moindre mot à moi adressé devint insupportable. Tout déposait. Au point de m'entartrer et de m'étouffer dans ma propre bande sonore. Les autres plongeaient «Mon Dieu quelle profondeur ! quelle sincérité !Ö» et je perdais pied pendant qu'ils enfilaient têtes et bras pour m'extraire quelques bons mots à la va comme je te pousse. «- Dis, dis mon petit !» La seule défense à leur opposer, ridicule j'en conviens, consistait à rabâcher des airs de musique connus autoreverses. Mais à la longue, ça lasse, ça épuise et ça donne soif. Pendant que je produisais cet effort vain, je voyais mes congénères venir et passer avec des prothèses magiques et ergonomiques qui les rendaient joyeux et détendus. Allo ! c'est toi ? C'est moi T'es où ? Là. Où ? Là ! J'arrive ! L'essentiel quoi.Pas le temps de leur glisser un mot, vite les oreillettes se fichaient dans l'ouïe. J'essayais aussitôt. que le groupe est bon plus aucune agressivité Sauf ces agités devant moi. Toujours les mêmes sorte de film muet répété inlassablement et d'un drôle... maintenant la fraternité des terrasses des rues des métros Je n'entends même plus les pompiers le samu Touche à peine sol Un, parmi nous appelle : les autres sont appelés multivox. Je bascule à la carte sur un choral de portables vibrant du flux des voix susurrant les couchés et les levés dans un même instant Liens légers entre nous Touché partout de loin Où que tu sois Évaporé Par simple pression d'une touche. (Ö) Les voix des autres dont vous me parlez n'ont pas, à mon avis, le même tarif d'abonnement. Si on ne fait pas gaffe, ça passe direct dedans sans appareil de contrôle. Nous mourrons du trop plein de voix. Il suffit qu'une d'entre elles se coince dans le syphon et flop ! Dégagez-vous de la surprise ! Branchez votre répondeur. Bonjour, Bonsoir, je suis absent momentanément Ö vous pouvez laisser un message Ö je vous répondrai à mon retourÖmerciÖ Le tour est joué. Manifestement, vos mots gardent consistance dans le flot, aucune dilution possible. Vous insistez ! Vous n'êtes pas assez rapide. Je sens du ralenti dans vos accélérations, vous pesez trop dans vos mots. Je devine les attaques dans votre phrasé et surtout l'art (nuisible) de vous retourner sur vous-même, de faire balle dès que je prolonge la communication. Allez dans le sens de la coulée au lieu de siliconer vos inserts. Méfiez-vous de la voix des autres et surtout de la vôtre. C'est un conseil d'ami. Ne prenez plus les mots au pieds de la lettre. Arrêtez de les organiser corps et biens. Vous risquez, à court terme, de vous trouer. Glissez ! glissez ! Libre, vous en verrez du pays sans adhérence. Paris, le 22 juillet 1999
Arnaud Bertina :Je silicone mes propos, c'est sans doute vrai, je vous les sers à la fois empâtés et transparents. Mais c'est que je cherche une démarche, je cherche à construire, je cherche par où le flux s'est faufilé pour percer enfin la gangue d'un discours qui en était arrivé à ne plus croire à ce sérieux qu'il affichait, cette «profondeur». Par là je silicone mes propos d'accord ? mais la silicone dont il s'agit est celle qui, brûlante, se baladait comme une soupe d'énergie dans vos poèmes et qui, parvenant à «se reconduire à travers les signes» de votre vrai corps, a trouvé ? à partir de l'Élection ? le chemin des seins pour en faire dresser les tétins de manière orgueilleuse et provocante. Je me défends, je me défends... effectivement j'essaye que mes mots «gardent consistance dans le flot». J'essaye de me retrouver dans ce que vous écrivez avec mon propre parcours. Je traduis, j'essaye de rendre. C'est une affaire de tentacules, d'appropriation, de digestion. Pour autant je n'ai pas l'impression de m'essayer à vous faire dire quelque chose qui ne serait pas dans vos derniers textes ; avaler, digérer, les parois, tout cela est au coeur du Journal d'un veau, du Traité de la toile cirée, et de Chambre intérieure. J'essaye d'assimiler les livres et le travail de digestion, vous le savez, rend toujours pâteux. Ce qui me sauve : je m'intéresse dans ces textes à l'énergie, à la fureur érotique, à tout ce qui vous fait échapper aux chapelles, à tout ce qui vous fait vous moquer de l'affirmation d'une voix personnelle, ìintérieureî, portée à bout de bras par quantités de béquilles, cette énergie qui vous enlève au sentiment de la communauté aussi, ou du clan. Le propos n'est pas poétique. C'est un art de la guerre que vous écrivez n'est-ce pas ?, subtil comme Sun Tse : tout est dans l'évitement. Rien n'est dans l'interstice qui sépare deux corps rivaux, rien dans la profondeur physique et philosophique qui garantit cette interstice. Tout est dans le dehors et peut-être vos poèmes entrent-ils dans le dehors (pour redire la définition de Jacques Dupin), et peut-être y entrons nous avec eux ; avaler, digérer : qu'est-ce qui me traverse quand je m'accepte comme un lieu ouvert, un chemin ? littéralement ? sans issueÖLes coutures, les greffons, les implants, le don d'organes, le trafic d'organes : quel est ce corps étranger en mon pays même, qui rend si drôles, si vaines, les questions ìqui suis-je ?î, ìoù suis-je ?î, ìoù est-ce que je repose ?î... En se moquant de ces questions on entre véritablement dans le dehors, on découvre les corps étrangers, l'étranger tapi au sein de notre propre corps. Vous parlez donc de chirurgie, de biologie, du vrai, du faux, de tout ce qui informe, de tout ce qui travaille au corps le journal de vingt heuresÖ ìLe Cabanonî, 17-21 Août 1999
Jean-Louis Giovannoni : L'écriture a toujours été un art de la guerre, mais aussi un art particulier d'envisager l'économie. On est passé des retournements de champs bien délimités à une empoignade tout azimuts. En ce temps, plus on économisait, plus son trousseau poétique était riche et en vue. On se contentait d'une agriculture moïque. Une bête saine dans un corset ceint. Les produits de fermage occupaient le haut du panier. Les matériaux nobles venaient du trésfonds, et le bêchage de cette profondeur était la seule posture autorisée pour oeuvrer. On ne jugeait une voix qu'à sa teneur en protéïnes. Le contre-plaqué, l'agglo et l'alu existaient évidemment, mais on les débitait encore de façon artisanale. Seuls la pioche, le couteau à greffes, le rafia et l'irrigation en sillons, accompagnaient le poète dans ses montées de sève. On avait, ou pas, le germe ad hoc. Tout se commandait encore sur catalogue. Produits rares, riches en vitamines s'emballaient simplement dans le pur fil et le papier de moulin. Les comices agricoles (il n'en subsiste de nos jours qu'un seul exemplaire, place Saint-Sulpice) avaient pour le voyageur venu de loin, en quête de saveurs diversifiées, un air bonhomme et chaleureux. Ils permettaient un commerce de proximité non négligeable. Les troupeaux exposés rivalisaient de beautés et de natures fortes. On se battait facilement à main nues, à la loyale, entre clochers pour un tirage de tête ou l'introduction d'un objet insolite dans le paysage versicole. Tout cela allait de soi, pourvu que l'on vous reconnaisse dès le premier coup d'oeil comme une marque déposée. L'ancien réflexe de creuser soi-même une entrée dans l'espace littéraire était d'un bon rapport. La garantie d'authenticité fidélisait les connaisseurs en produits frais. Le ìCultivez votre jardinì assurait au moindre plan de carrière un label sécuritaire. Son avantage sautait aux yeux : on vous retrouvait à chaque page et l'auteur ainsi point ne se perdait. Malheureusement, les échanges actuels, sans frontières, ne permettent plus le ìfait mainî, à la sueur du front. La plus insignifiante puce scripturaire, sans élan, couvre plusieurs pays en un seul saut. Il faut désormais bouger vite, vite. Pensez à toutes ces parts de marché à conquérir, ça vaut le coût de changer d'indentifiant non ? Imaginez tout ce monde qui ne vous a pas encore bu. Fini les boissons locales. Ici on préfère la chose plus sucrée, couverte de chantilly ? qu'à cela ne tienne ! Plus suave, plus fondante sous la langue ? va pour les douceurs. Je dois me repositionner par rapport à la demande émergente ? aucun problème, ma doublure est réversible. Je suis prêt depuis longtemps. J'ai tout mon attirail de navigateur : gomme et chargeurs instantanés. Soyez multifaces ! C'est entendu. Vos volontés sont des ordres. Quand le marché change, la démarche aussi. Et hop !, de nouveaux produits porteurs naissent subito. Mon pied gauche ne doit plus être centralisé ? Au diable la souveraineté ! libéralisez tout cela, en l'installant en zone franche. Vous vous éviterez bien des écritures raisonneuses. Optez essentiellement pour du contractuel, à durée déterminée, il facilite les changements brusques de tendance. Pas question d'être dépassé ; créez l'événement à tout moment. Vous commencez à comprendre que l'emballage d'origine, le princeps, n'a plus son mot à dire ? Ici ou là, peu importe. Les missions devront se faire au pied levé. Aucune douleur n'apparaîtra dans le transfert du public au privé. Visez l'intime, tous sont concernés. Pourvu que vos mots ? encore eux ! ? ne revendiquent pas la propriété des moyens de production et le droit de se syndiquer en toute indépendance. Donnez leur plutôt l'esprit d'entreprise et des primes de rendement. Vivez avec eux la libre circulation en tout sens. Devenez conquérant. Courage, supprimez l'épargne populaire qui rend tout geste immobile et promulguez à sa place la flexibilité totale du temps. Quand on veut, où on veut. Votre entreprise ainsi débarrassée de ses charges et entraves inutiles naviguera au gré de l'investissement. Si vous sentez des réticences aux changements, faites des promotions internes exemplaires ! ìmeilleur de ligneî, ìbobineur principal du sensî, ìréférenceur chefî, ìlighter central de genreîÖ Les idées ne manquent pas pour qui veut obtenir un profil passe partout. Fini les grosses personnalités, elles gènent la production de masse. Revenez à l'assiette du commun. Les petites plateries détaxées encouragent, à peu de frais, tous les néophytes verbeurs à augmenter spontanément toutes les cadences. Transformez-les, par appât du gain et honneurs, en fauves, accros de conquête, en battants de la hausse. Avec de telles méthodes de restructuration vous verrez les blancs, courts sur mots, s'assainir pour rejoindre les échassiers lyriques dans une nouvelle multinationale. Pendant que les passeurs d'absolu blanchiront le fonds, sans lésiner sur les heures sup. Non seulement les poètes auront la gueule de l'emploi, mais ils prendront la tête du capital. L'actionnaire suivra, n'ayez crainte, il misera sur ces finaliseurs audacieux. Les échanges ont besoin d'apports nouveaux. Inventez des jeux, à lettres courtes, les moins astucieux feront leur beurre au grattage comme au tirage. Vous dites ne plus reconnaître ma marque ni où se trouve mon siège ? c'est normal, le jeu est devenu flottant. Depuis le traité d'Amsterdam j'ai perdu la verticalité de mes voix. En tant que délégué je n'ai plus mon mot à dire : les décisions sont prises ailleurs. Je suis délocalisé à tout instant, là où les coûts de production sont les plus faibles et protégés de toutes grèves et revendications. Moi qui pendant des années ai produit une écriture riche en pensée fraîches (au moins trois ? comme Lustucru ? par ligne), je suis désormais coupé à la farine. Une chose dûment inscrite, étatisée, n'a plus son lieu d'être ? Délocalisez-là ! Combien sommes-nous, en ce moment même, à nous positionner sur un site et déjà en train de cliqueter ailleurs ? Ne vous prenez plus la tête avec les logos en tout genre, la contrefaçon assure encore les marques auprès des défavorisés. Chacun trouvera sa part de bonheur, «parce que je le vaux bien !», fût-il à trois sous. Pourvu qu'ils aient, en fin de compte, l'ivresse.
Propos recueillis par Arnaud Bertina selon le procédé de l'échange de correspondances.
Jean-Louis Giovenni cf.notice de l'auteur |