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Entretien avec Pierre Michon
Prétexte 9


Revue Prétexte :
Vous avez, en diverses occasions, insisté sur le rôle fondateur qu'a eu la lecture de Absalon, Absalon ! sur votre propre écriture. Selon vous, dans ce livre de Faulkner, «c'est l'inconcevable bouche de la littérature qui parle, en personne». Est-il d'autres textes qui exercent la même fascination sur vous ?

Pierre Michon : Absalon, Absalon ! est en effet un de ces textes où la compétence technique et affective d'un auteur est à ce point miraculeuse qu'elle semble évacuer ces contingences que sont l'auteur, son temps, la voix propre d'untel ou de tel groupe : le texte est alors comme une profération du vide ó s'il est concevable que le vide ait de bouleversantes harmoniques. On y entend parler une sorte de bouche d'ombre supra-individuelle, qui est peut-être le maître absolu, la mort, ou ce que l'antiquité juive appelait le Nom : et cela seul, en littérature, fait trembler. La théologie a un mot, justement, pour parler de ces textes-là, ceux qui procèdent de la bouche de l'Éternel : ce sont les textes inerrants, ceux qui ne sauraient errer ; dans cette même terminologie, tous les autres textes sacrés, procéderaient-ils de la bouche de Moïse ou de saint Augustin, sont dévalués sous le terme d'exégèse. Eh bien certains textes, à certains moments de ma vie, ont eu sur moi cet effet foudroyant d'inerrance. La première fois, je crois bien que ce fut à l'école primaire, dans la Creuse, quand le maître a écrit au tableau les premières strophes de Booz endormi. C'étaient les tables de la loi : abrupt, incompréhensible, brutalement rythmé, d'un autre monde qui était pourtant ce monde-ci. Depuis il y en a eu d'autres, bien sûr, et qui ont varié avec l'âge. Je peux citer Une saison en enfer ou Moby Dick, ou le Lenz de Büchner, Un coeur simple, le Van Gogh d'Artaud, Absalon Absalon! évidemment, le Panégyrique de Debord, le petit corpus de La Fontaine, et sans doute une dizaine d'autres. Mais il y a pour moi irrémédiablement une différence de nature, un gouffre, entre ces textes-ci, qui sont comme l'étoile des rois mages après quoi on court, et tous les autres qui, si agréables soient-ils, sont profanes, reposants, divertissants, journalistiques comme aurait dit Mallarmé.


R.P. :
Dans un entretien avec Tristan Hordé, vous dites de Rimbaud qu'«il est un pion dans votre lignée directe». D'autre part, dans Rimbaud le fils, vous écrivez ces mots terribles : «Il appelle cela Arthur Rimbaud. Il l'invente : c'est la féérie que lui-même n'est pas». Pouvez-vous nous expliquer ce «tourniquet identificatoire» avec le jeune Rimbaud ?

P.M. : Je n'y vois pas très clair dans cette histoire Rimbaud, et ça m'ennuie un peu de toujours devoir y répondre : je l'ai si souvent fait que je ne sais plus pour moi-même où est la vérité.
 Il se trouve que quand J.B. Pontalis m'a proposé d'écrire un texte pour sa collection, d'en choisir le héros, je lui ai proposé en vrac Fausto Copi, Joe Di Maggio (le champion de base-ball, mari épisodique de Marilyn Monroe, dont il existe une photo très belle où on le voit en larmes à l'enterrement de sa belle infidèle), et Arthur Rimbaud. J.B. Pontalis a préféré Rimbaud : dans l'écriture de ce texte donc, Pontalis a joué le rôle déterminant du hasard. Mais je crois qu'il n'est pas indifférent que ce nom me soit venu en même temps que ceux de figures plébéiennes mythiques, sportives en l'occurrence ó et ç'aurait pu aussi bien être un rocker, Elvis Presley ou Vince Taylor. Rimbaud est le rare cas où la surévaluation populaire, populiste même, est très incongrûment liée à la haute littérature. Il y a là quelque chose de ridicule, d'exaspérant, de très émouvant, qui interroge la vérité des lettres ó qui a interrogé tous les écrivains de ce siècle : nous sommes tous des pions dans la lignée directe de ce petit casseur.


R.P. :
«Vies minuscules accomplit ce qui était impossible en représentant l'impossibilité de l'accomplissement». Avez-vous le sentiment que cette impossibilité dont parle Pierre Bergounioux, qui est à l'origine de votre premier livre et qui fournit matière aux suivants soit une expérience inédite dans la littérature ?

P.M. : Sans doute pas le moins du monde. Des oeuvres capitales (La Recherche du temps perdu, évidemment, mais aussi la totalité de Kafka, et combien d'autres) procèdent du même empêchement imaginaire, de la même censure intérieure qui a été levée par un redoublement mimé de la censure. Et je suppose qu'un nombre infini d'oeuvres infimes, inconnues, voire impubliées, viennent de là aussi. Peut-être même tout ce qui est écrit vient-il de là : représenter ce qui est représentable, accomplir ce dont l'accomplissement semble dû, mettre en forme la possibilité du possible, tout cela ne concerne pas le très bizarre désir d'écrire. «Je laisse le possible à ceux qui l'aiment», disait Bataille avec emphase. Eh bien la littérature, dans son écart emphatique d'avec les pratiques du monde, dit quelque chose comme : je laisse le possible à ceux qui l'aiment.


R.P. :
Vous affectionnez «le beau morceau d'écriture». Or, de temps à autres, parmi les rythmes et les sonorités très étudiés, jaillit la marque de l'oral ó un mot familier, un juron, etc. Y a-t-il chez vous qui travaillez «le beau style» la nostalgie, ou le rêve, d'une «langue estropiée», comme celle qu'utilise le narrateur du Roi du bois pour chanter en secret ?

P.M. : Ce n'est pas le beau morceau d'écriture en soi, pour lui-même, que j'aime. Je ne suis pas un styliste. Ce que je veux, c'est que la justesse de l'euphorie énonciatrice se reflète d'un seul jet et sans travail superflu dans un énoncé comme nécessaire. Il se trouve, par hasard peut-être, que cet énoncé a pris chez moi la forme d'une langue pseudo classique, dix-septièmiste, comme minée par l'argot, par une certaine dérision violente, surtout sans doute par un je incongru qui bousille de l'intérieur la belle langue universaliste du grand siècle. Et cela, cette forme à laquelle je suis lié maintenant, il m'arrive de déplorer la limitation qu'elle m'impose (et c'est peu dire). J'ai la nostalgie de bien d'autres styles, de tous les styles peut-être. Et de bien d'autres langues. Surtout, j'ai été élevé à la campagne, principalement par mes grands-parents, qui étaient paysans ó leur langue habituelle était un patois, cette langue estropiée que vous dites. Cette langue désuète travaille en secret mon texte, certaines sonorités, des ellipses, des constructions balourdes, en sont directement issues. Et quand j'écris, je me parle souvent à moi-même, je me commente, je me moque de moi, je m'approuve ou me désapprouve, en patois. Ce sont ces deux vieux paysans morts qui, en moi, se défendent opiniâtrement contre le non-être.


R.P. :
Vous constatez à la fin des Vies minuscules que «les choses du passé sont vertigineuses comme l'espace». D'autre part, vous dites avoir «beaucoup de goût pour l'illusion historique». En effet, vos personnages, majoritairement, appartiennent au souvenir, à l'Histoire. Pensez-vous que la vie présente, la condition contemporaine, s'éclairent plus facilement à la lumière du passé ?

P.M. : Je ne tiens pas spécialement à éclairer la condition contemporaine : elle relève d'une illusion elle aussi, comme l'histoire. Mais j'aime en effet lire les textes des époques où nos illusions veulent qu'ait existé le fantasme appelé homme, et où ce fantasme ait trouvé son expression parfaite, c'est-à-dire chez nous en gros entre le seizième et le dix-neuvième siècle : alors bien sûr là-dedans il y a beaucoup de ces textes qu'on appelle historiques, dans lesquels le fantasme appelé homme, avec ses hiérarchies, ses codes, ses pointes d'épingles, a le premier rôle. Et rien n'est plus exaltant à lire. Rien ne m'est plus nécessaire, non plus, pour écrire, que d'avoir des croyances fortes, en l'homme, en Dieu ou en la littérature. Et la pente, la facilité, est de se reporter imaginairement dans les époques où il nous semble, vraisemblablement à tort, que ces croyances avaient cours. Mais peut-être que ce qui avait cours alors, c'était tout simplement le beau bluff, le drapé, le bien dire.
 Ce que je viens de vous répondre ne me satisfait pas : je me suis pris les pieds dans la pose pessimiste. Non, pour dire vrai, c'est bien l'homme contemporain que je rencontre dans les lectures historiques dont je me gave. «Boire le sang noir des morts», comme disait Michelet, c'est commercer avec d'anciens vivants. Suétone et Tacite parlent de l'hubris du politique d'aussi pure façon que les récits de Goulag. La Vie de Monsieur de Malherbe de Racan rend compte du mythe littéraire aussi joliment que le Rimbaud de Mallarmé. Ces textes archaïques sont les plus durs, les plus épurés, les plus impitoyables, les plus froids : ils sont inerrants eux aussi, ils parlent de nos invariants, et il est bon de se souvenir d'eux si on ne veut pas trop céder à la contingence, à l'exégèse. J'essaye de m'en souvenir quand j'écris : à propos des Vies minuscules, beaucoup de critiques m'ont accroché la casserole des Vies imaginaires, de Marcel Schwob, qui est un beau livre certes, mais que je n'avais alors pas lu ; voyez-y une boutabe si vous voulez, mais mon modèle, c'était plutôt les Vies des douze Césars.


R.P. :
Flaubert préconise l'élaboration minutieuse d'un plan avant le passage à l'écriture d'un livre ; Gracq, au contraire, avoue son incapacité à fabriquer préalablement une charpente, croyant plus à la force du work in progress pour réveiller des «harmoniques» et des «résonances». Vous-même, comment travaillez-vous ?

P.M. : Non, pas de plan, jamais, c'est une catastrophe, ce serait une sorte de travail, de contrat avec soi-même qu'il s'agirait d'honorer : toutes choses qui me semblent relever de la libre entreprise. Pour ma part, je refuse tout ce qui s'en approche, et non pas par choix moral, mais parce que tout ce qui s'en approche me fait tomber la plume des mains. Non, je n'entreprends pas librement mes textes : je veux croire aux Muses par exemple, à la Grâce, que sais-je, une de ces vieilleries qui me débarrassent de ma liberté au profit d'une liberté plus grande.


R.P. :
Le travail sur les peintres ou sur un poète comme Rimbaud, cache-t-il chez vous d'autres aspirations que la prose ? Ou bien est-elle la condition unique et définitive de votre création ?

P.M. : Unique et définitive ó mais par hasard, parce que j'ai pris ce rail-ci et qu'il est bien rare qu'on ait le loisir d'en prendre plus d'un dans la vie.


R.P. :
Aux grandes machines littéraires vous préférez le récit court. Pensez-vous qu'il y ait aujourd'hui quelque chose de vain dans le fait d'écrire des livres importants par leur nombre de pages ?

P.M. : Caylus disait de Watteau qu'aux grandes machines très pensées et fabriquées il préférait le petit et le rapide, «car il aimait en tout à l'avoir promptement. Le genre du petit y conduit à peu de frais. Un rien en produit ou en altère l'expression. On pourrait soupçonner le hasard d'y avoir le principal honneur». Eh bien voilà : Caylus a tout dit là de mon goût pour les choses courtes.
 

Propos recueillis par Jean-Christophe Millois. Pierre Michon a répondu à cet entretien par écrit.


Pierre Michon cf.notice de l'auteur

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