Les sonnets à Jésus
Au cours des interviews, qui, pour moi, représentent la forme d'interrogatoire la plus effrayante qui soit du fait que l'on m'enfourne un magnétophone dans la bouche et que l'on m'ordonne d'avoir des idées et des opinions sur tout, toutes choses que je n'ai jamais eues, l'entretien finit toujours inévitablement par déraper vers la malencontreuse question : Quand avez-vous commencé à écrire ?
J'ai dû y donner au moins quelque 300 réponses différentes, de celles que je suppose intelligentes à celles qui me semblent ironiques, mais sans jamais avoir été sincère. En vérité, j'ai commencé à écrire à l'âge de 13 ans pour répondre à de douloureuses nécessités matérielles, de la même façon que j'aurais pu me consacrer à vendre des pansements adhésifs dans les cafés ou à exhiber des certificats de tuberculose aux feux rouges dans l'espoir d'attendrir la générosité d'autrui.
A l'époque, il m'a paru plus facile d'attendrir ma grand-mère. En premier lieu, par crainte que ma famille ne voie pas d'un bon Ïil le fils aîné circuler de table en table, dans les bistrots, pour proposer de quoi soulager les ongles incarnés, et en second lieu parce qu'il m'était difficile de tousser d'une façon convaincante sur du papier timbré demi-format garantissant que je crachais mes poumons au sanatorium de Lumiar. Le catarrhe, ça ne s'invente pas : ça se gagne, à force de plusieurs paquets de Portugues Suave par jour ; or moi, j'en étais à une Chesterfield occasionnelle, chipée à ma mère et sucée à la fenêtre de la salle de bains, épouvanté à l'idée que l'on pourrait me surprendre dans cet acte pecamineux qui se traduisait par des vertiges et des larmes dans les yeux, avec force dentifrice après pour chasser les odeurs.
C'est alors que m'est venue l'idée lumineuse des Sonnets à Jésus. Les Sonnets à Jésus m'ont sauvé de la misère. Je leur dois d'avoir eu de l'argent pour m'offrir du chewing-gum, des deuxièmes balcons à l'Eden, des petits crèmes à la Taverne dos Ossos, des gâteaux de riz entre deux cours au lycée et des livres d'occasion des éditions Minerva, avec d'abominables traductions de Maxime Gorki en qui je voyais un écrivain sublime et dont les paragraphes, mal imprimés, me collaient aux doigts et me racontaient des enfances pauvres et tristes, supportées avec un héroïque sentiment de rébellion autour d'un samovar. (J'ai cru pendant des siècles que le samovar était l'équivalent russe du cimetière de Salgari, dont je ne savais pas non plus ce que c'était, mais leur incompréhensible parenté me suffisait).
Les Sonnets à Jésus, composés à raison d'un par semestre en moyenne, traitaient, en deux quatrains et deux tercets rimés et réguliers, d'épisodes de la brève existence sur terre du Fils de Dieu. Dans les quatrains, j'étais quelque peu faiblard, mais, dans les tercets, je sortais mon contre-ut en y introduisant un bon nombre de méchants juifs et quelques Romains casqués toujours prêts à donner des coups de lance à droite et à gauche, et je finissais généralement par une agonie sur le calvaire, avec un larron de chaque côté pour soutenir le Seigneur comme les éléphants en ivoire soutenaient les livres reliés des troisièmes étages de l'avenue Visconde de Valmor.
Une fois ma tragédie composée, je la recopiais sur du papier à lettre rose avec des petits pigeons dans un coin, la glissais dans ma poche et allais sonner à la porte de ma grand-mère en prenant une mine déconfite faisant augurer une catastrophe imminente, et quand, inquiète, elle me faisait entrer dans sa chambre pour apprendre le malheur qui m'était arrivé (le malheur, c'était mon fort, et ma grand-mère passait une bonne partie de son temps à réparer mes bêtises), je m'adossais à l'oratoire, où la cour céleste était représentée en bois, en céramique, en bronze ou dans des matières moins nobles, extrayais le sonnet de ma poche et le déclamais de ma voix la plus caverneuse en levant les yeux au ciel tel un martyr. Convaincue que son petit-fils se préparait à une carrière d'archevêque, ma grand-mère ouvrait un coffret qui, je ne sais pour quelle raison, se trouvait toujours à côté des statuettes représentant les saints, et récompensait ma dévotion avec l'équivalent d'une place de côté au stade de Luz et d'une eau-de-vie clandestine à la Taverne dos Ossos, bue de façon virile au milieu d'étranglements et d'éternuements.
Je crois que ce que j'ai écrit par la suite, mais que je n'ai commencé à publier qu'après sa mort, s'adresse encore à elle. Et chaque fois qu'un éditeur me remet l'un des premiers exemplaires de mon nouveau roman, c'est à ma grand-mère que je pense. Je ne sais pas si elle aimerait mes livres, de même que je n'ai jamais su si elle appréciait mes Sonnets à Jésus, mais j'espère qu'elle m'en donnerait vingt escudos et, surtout, le baiser qui accompagnait le billet et que, depuis qu'elle s'en est allée, je n'ai plus jamais reçu.